Girls wanna have sound

À la rencontre de Flore

DJ et productrice de musiques électroniques originaire de Lyon

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 22/10/2021 par Alfons Col

Dans le cadre de l’événement "A corps et à cris" proposé par le réseau de la Bibliothèque municipale de Lyon nous avons souhaité mettre à l’honneur les actrices du milieu musical lyonnais, avec une publication régulière de portraits durant toute la période de l’événement. Cette série d’interviews espère concourir à la visibilité de leur parcours, de leurs réalisations et donne à voir la multiplicité des métiers qu’elles occupent. Les femmes sont là, et nous leur avons donné la parole, en les questionnant notamment sur leur place dans ce milieu. Cette série de portraits est non exhaustive, mais nous aurions souhaité pouvoir toutes les interviewer.

Flore by MrHoho 1
Flore by MrHoho 1

Productrice de musiques électroniques depuis une vingtaine d’années, la Lyonnaise Flore s’illustre en 2010 avec son premier album Raw produit au Royaume Uni. Elle est l’une des premières à produire en  France de la Bass-music. Elle n’a de cesse de défricher toutes ses ramifications.

En 2014 elle crée son propre label POLAAR, fort actuellement de plus d’une vingtaine de productions. Parallèlement elle devient en juin 2016 la première française a être certifié par Abelton. Elle est depuis formatrice en production musicale à E.M.I.L. (European Music Industry Lectures).

 

Quel est votre parcours, comment vous a-t-il amenée jusqu’aux différents projets que vous menez aujourd’hui ?

J’ai suivi un cursus scolaire classique jusqu’au Bac. A mon adolescence, j’ai eu la chance d’être proche du milieu électronique sans trop comprendre le côté avant-garde de la chose. Mon frère travaillait dans un magasin de disques (Expérience) qui fut l’un des premiers à importer de la drum’n bass et de la techno à Lyon… Beaucoup de djs gravitaient autour de ce magasin, et à l’époque (on parle des années 1995/96) Couleur 3 s’était installée à Lyon. C’était l’époque ou le trip hop émergeait, je me rappelle en écouter lorsque je me préparais pour aller au lycée, Tricky, Portishead… J’étais déjà attirée par la musique, je pratiquais un peu de piano/guitare mais sans grand talent. Le premier choc a été ma découverte de « Human Behaviour » de Björk.

 

 

Ce morceau m’a hantée et j’ai couru acheter  Debut  en cassette quelques jours plus tard. Et le deuxième choc, celui qui a changé ma vie, c’est lorsque j’ai eu la chance d’aller la voir au Transbordeur (en 1997 je crois) : en première partie, il y avait Goldie. Ça a changé la trajectoire de ma vie.

J’ai instantanément voulu composer de la musique comme celle-ci, mais à l’époque, sans internet, les infos sur quel matériel utiliser, toute la partie technique, il n’y avait rien comme source d’infos. Le coup du sort a voulu que je rencontre quatre producteurs de House au magasin de mon frère, quelques mois après ce concert. Ils m’ont donné les premières pistes de recherche. Et quelques mois plus tard, je plaquais la fac (j’ai dû y aller un mois à peine) pour travailler et pouvoir m’acheter mes premières machines (Atari, sampleur Yamaha, expander Roland)

Le djing est arrivé un peu plus tard, un peu par hasard. Mon frère avait des platines et j’avais déjà eu la chance de l’accompagner dans ses soirées, mais je ne saisissais pas trop l’intérêt de la chose. C’est lors d’une après-midi chez lui, où je me suis essayée à caler des disques ou là, j’ai réalisé à quel point ce partage était exaltant. Quelques mois plus tard, avec un pote, on a commencé à investir dans du matos en commun, et c’était parti !

 

Vous êtes aujourd’hui une artiste reconnue dans le milieu de la scène électro : est-ce que vous avez rencontré des difficultés, en tant que femme,  à vous faire une place sur cette scène à vos débuts ?  Qui plus est en étant autodidacte ?

 

La chance que j’ai eue, c’est que mon frère était une personnalité lyonnaise connue à l’époque, donc j’ai eu peu de mauvaises expériences, les gens ne se le permettaient pas. J’ai eu droit au classique « c’est pas mal ce que tu fais pour une fille » ou à des remarques remettant en cause ma légitimité car donnant l’impression de bénéficier d’un passe-droit avec mon frère. Il y aussi eu la rumeur que ce n’était pas moi qui composais mes morceaux, que j’avais un ghost producer… Mais je m’en foutais: j’ai bossé comme une dingue pour avoir la technicité qui allait faire taire tous les rageux.

Ce qui est certain, c’est qu’on attendait plus de moi que de n’importe quel homme. Je n’avais pas le choix, il fallait que je sois excellente. En tant que femme, on te laissera moins une seconde chance à tes débuts. Je pense que c’est différent aujourd’hui.

                                Raw (2010)

 

En 2019, une étude montrait que seulement 13% des DJ programmés étaient des femmes. Quels freins identifiez-vous dans les parcours de femmes évoluant dans l’industrie musicale ? A titre personnel, avez-vous vécu ce type de situation ? Peut-on être optimiste pour le futur ?

 

Je suis totalement optimiste. En tant que formatrice, je croise beaucoup de musiciennes.iens et non seulement je vois clairement plus de femmes utiliser des ordinateurs et composer avec des machines, mais je constate aussi que la relation homme/femme dans la génération des 20/30 ans est totalement différente de celle dans laquelle j’ai grandi.

 

Selon moi, le manque de visibilité des femmes dj s’explique par de mauvaises habitudes qui datent de plusieurs dizaines d’années: aujourd’hui il y a BEAUCOUP de femmes dj de talent. Mais pour leur donner de la visibilité, il faudrait encore que les programmateurs (j’utilise bien le masculin, car dans les postes de programmation il y a aussi une majorité d’hommes) changent leurs habitudes de programmation. De façon purement statistique, il y a plus d’hommes dj, donc tu te retrouves facilement à toujours programmer des hommes. Et vu que les femmes ont souffert de manque de visibilité pendant longtemps, beaucoup n’ont pas atteint la notoriété leur permettant de devenir « bankable » aux yeux de ces mêmes programmateurs. C’est un cercle vicieux.

Ces dernières années certaines femmes ont vraiment explosé (je pense à the Blessed Madonna ou Peggy Gou) mais la perversion de la chose c’est qu’elles sont devenues la caution « femme » sur beaucoup de festivals.

Maintenant il est temps de laisser de la place aux femmes qui sont à un stade débutant et intermédiaire de leur carrière afin qu’elles deviennent les artistes majeures de demain.

 

En 2016 vous êtes la première française à être certifiée Ableton et la 7ème au monde. Avez-vous pris conscience à ce moment-là du déséquilibre homme/femme dans les musiques électroniques ?

 

C’est drôle, car lorsque je me suis inscrite à ce concours, je me doutais bien que j’allais être la seule femme. J’ai souvent été la seule femme dans ma carrière ! Mais c’est vraiment à l’issue de cet examen, lorsque j’ai eu mes résultats et qu’ils m’ont donné les chiffres, que j’ai réalisé.

Si aujourd’hui on voit beaucoup de femmes prendre les platines, elles sont encore trop peu à composer. En tant que formatrice, je constate souvent un frein psychologique sur la partie technique (« nan mais moi les ordinateurs j’y comprends rien ») comme si les hommes avaient dans leur chromosomes une aptitude innée à la technologie. Ce problème  est selon moi grandement lié à l’éducation et aux codes sociaux. Le syndrome de l’imposteur me parait plus grand chez mes stagiaires femmes que chez les hommes (ou alors elles le montrent plus).

 

Quelles sont les figures qui vous ont marquées dans votre parcours ? Auxquelles vous avez pu vous identifier, ou qui ont compté dans votre construction personnelle ?

 

C’est étrange car je n’ai pas trop de réponse à cette question… je crois que c’est surtout mon éducation qui a fait la différence : ma maman était plutôt féministe, chose qu’elle tenait elle même de sa maman, et j’ai grandi avec 2 (grands) frères. Petite, mes frères et moi nous étions logés à la même enseigne question tâches ménagères, choix d’éducation etc… J’ai toujours été très proche d’eux, et ils ont beaucoup compté dans ma carrière, par leur confiance et leur soutien. Idem pour mon amoureux. Du coup je ne me souviens pas m’être particulièrement référée à une artiste femme, parce qu’elle était femme, mais plutôt d’avoir eu un environnement où je savais pouvoir compter sur ma famille.

Si je devais en citer deux cependant, ce serait les djs Kemistry & Storm. C’est leur mix pour DJ Kicks qui m’a réellement révélé ce qu’était un dj mix. Mais dans mon souvenir, c’était surtout l’incroyable qualité du set qui m’a parlé, et pas le fait que ce soient deux femmes. Mais inconsciemment ça a probablement fait son effet, je ne sais pas…

 

Angel Karel, DJ lyonnaise, a monté un label 100% féminin. Vous sentez vous proche de ce combat-là ?

Oui. Je comprends totalement la démarche et le besoin.

Récemment je me suis prêté à un exercice que j’ai trouvé très enrichissant : j’ai commencé une série de mixes que j’ai intitulé « Sisterhood Collection ». L’idée était de ne mixer que des morceaux composés par des femmes, dans le registre de la Bass music. Cette envie est venue car je trouvais beaucoup d’articles ou de mixes en référence aux pionnières de la musique électronique ou les compositrices de house et de techno. Mais rien sur le registre des musiques « bass ».

Me prêter à cet exercice m’a permis de réaliser deux choses: premièrement, que malgré mes paroles, sans faire attention, il y avait très peu de femmes dans mes playlists;  et ensuite qu’après recherche, il y avait beaucoup plus de femmes productrices que ce que je pensais au départ. Ce fut une expérience très enrichissante, ça me donne envie de continuer à faire attention à mes sélections et ça m’a poussé à découvrir plein d’excellentes musiques.

Tout ça pour dire que même si on est sensible à ce sujet et qu’on en parle, il n’y a que dans les actes qu’on peut réaliser le vrai changement.

 

Quels conseils donneriez-vous à une femme qui aimerait se lancer dans le milieu musical ?

Ne pas attendre d’être prête, ne pas penser qu’elle est illégitime, regarder les autres et apprendre, et surtout travailler. Le génie n’existe pas.

               Rituals (2020)

 

 

Pour aller plus loin :

Flore raconte l’histoire des femmes dans la Bass music “Entre les fleuves” (Radio Nova)

 

=> Retrouvez l’intégralité des interviews ici

 

 

Cet article fait partie du dossier GIRLS WANNA HAVE SOUND !.

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