Musicien visonnaire
Kip Hanrahan : éminence grise
Publié le 13/06/2022 à 14:11
- 6 min -
Modifié le 01/07/2022
par
Eric
Kip Hanrahan est une personnalité atypique du jazz. Percussionniste, créateur de label, producteur, compositeur visionnaire, explorateur et entremetteur musical, il a occupé à peu près toutes les fonctions possibles dans l’industrie musicale.
Dans les années 80 et 90 il était la coqueluche du milieu jazz mondialisé, adoré au Japon et en Europe. Il participait aux grands festivals de jazz mondial, cassant les règles et régissant depuis les coulisses une musique improvisée et originale. Personnage complexe, militant atypique et intègre, explorateur de nouveaux territoires, fédérateur de talents, râleur notoire voire tyrannique, Kip Hanrahan mérite un retour de reconnaissance.
Né à New York, il est issu d’une famille pauvre. Enfant il habite un quartier ou les cultures latines et Afro-Caribéennes cohabitent. Il joue un peu de guitare et de percussions. Puis il bénéficie très jeune d’une bourse d’étude. Il entame des études d’architecture et de sculpture. Il voyage, s’ouvre au monde. Change d’orientation et choisit de devenir cinéaste politique. Le déclic se fait lors de l’échec de la réalisation d’un film musical. “Pourquoi personne ne fait de disque comme on réalise un film, c’est-à-dire concevoir un album de la même façon qu’un film est conceptualisé et organisé“. Ou pour le dire autrement : pourquoi réaliser un film alors que l’on peut pour un dixième du prix produire un disque et garder le controle sur le produit fini.
Il décide donc de créer ce qui sera le support de ses expérimentations futures : le label American Clave. Derrière ce nom se cache sa passion pour les musiques rythmiques et les couleurs latino. Puisque la clave est un baton rythmique, chère aux musiques caribeennes.
Nous vous proposons de découvrir son univers à travers quatre albums.

Kip Hanrahan/ Coup de tête (1981)
Premier album de Kip Hanrahan, Coup de tête est un coup de maitre et un album de new yorkais. C’est-à-dire cosmopolite, frénétique, sophistiqué, et un brin interlope. Mais c’est aussi un album fiévreux, généreux, et une collection d’idées, singulières et émouvantes. Hanrahan compose peu, ne joue pas forcement sur ses disques, mais il a une vision de ce qu’il veut et le produit. C’est ainsi qu’il réalise cet album.
Coup de tête est aussi un pur album des années 80, cette période où le monde de la musique occidentale découvrait et intégrait ce qui s’appelait alors la World Music. Mélange intense de rythmes, de musique latino-américaine et africaine infusées de différents styles de jazz, Hanrahan combine ainsi les percussions et des lignes de basses épaisses. Et dans ce temps ou le monde du jazz commence à se répéter, il ouvre une porte nouvelle. Il intègre des musiciens de différents univers musicaux et le public jazz est conquis. Pourtant le risque est grand devant cette musique jouée comme un défi permanent aux catégorisations. Mais pour se faire et comme il le fera pour tous ses albums suivants. Il recrute des musiciens de haut rang (le plus souvent new yorkais), des interprètes capables d’avancer dans le brouillard des informations qu’il fournit et capable de se mettre au service de ses visions.
Troisième album du label American Clave, le disque Coup de tête lance la carrière atypique de Kip Hanrahan.

Conjure : Music for the texts of Ishmael Reed (1985)
Sous le nom de Conjure, Kip Hanrahan réalise trois albums. Comme le titre le laisse supposer, le but de celui-ci est de mettre en musique des textes d’Ishmael Reed, et en particulier l’ouvrage Mumbo Jumbo. Dans celui-ci Reed tente de réunir toutes les composantes des cultures afro americaines. Ishmael Reed est un romancier américain, poète, dramaturge, universitaire, journaliste et militant anti racisme.
Pour la musique, Hanrahan tente à nouveau de fusionner jazz d’avant-garde, soul, Blues et Rhythm and Blues. Soit les différentes composantes de la musique afro américaine. A nouveau il délègue la composition aux différents interprètes, dont Allen Toussaint, Taj Mahal, Lester Bowie, David Murray… Ce qui se traduit à l’écoute, comme une jam session, ou résonnent piano new Orleans, trompette free jazz et voix Soul. Mais tout est organisé et controlé. Résultat un album sous forte influence Blues et une apologie de la poésie d’Ishmael Reed.

Astor Piazzolla / Tango Zero Hour (1986)
Astor Piazzolla révolutionna le Tango. Né en Argentine il passa son enfance à New York. Dès les années 50’, Piazzolla ouvre sa musique à d’autres influences, emprunte au classique et au jazz, la rigueur au premier et l’audace au second, tout en gardant ses qualités de genre : mélancolique, lascive, émouvante. Ce sera le Nuevo Tango : une redéfinition du genre. Avec lui le tango devient une œuvre artistique, passant des cabarets aux scènes internationales. Il enregistre sur différents labels. Mais il n’est jamais entièrement satisfait des résultats. Après une rencontre avec Kip Hanrahan, il signe sur son label : American Clave. Astor Piazzolla se donne ainsi les moyens et la liberté de réaliser l’album dont il rêve. Mais ce sera aussi celui qui assoit sa renommée internationale. Piazzolla déclara d’ailleurs souvent que c’était son album préféré parmi la quarantaine réalisés. Composé d’œuvres anciennes réinterprétées et de compositions nouvelles, Tango Zero hour apparait comme l’album d’un musicien au sommet de son art. Il ose et expérimente. Et frôle quasiment la musique d’avant-garde. Un chef d’œuvre musical, crépusculaire et magnifique apparait.
Kip Hanrahan est crédité en tant que producteur. Mais comme souvent il est plus que cela. Et son apport est sans doute à chercher dans l’espace et la confiance donnés au bandonéoniste. D’ailleurs leur collaboration produira ensuite deux autres albums : La Camorra en 1989 et The Rough Dancer And The Cyclical Night en 1991. Tout aussi réussit. En tant que producteur Kip Hanrahan a toujours indiqué sa filiation avec Teo Macero le producteur de Miles Davis : “J’ai beaucoup appris sur la façon de travailler en studio grâce à Teo Macero“. Soulignant la rigueur et la passion de son modèle, et surtout la manière dont il laissait la place aux musiciens.

American Clave (1993)
Pour conclure cet album compile des musiques produites sur le label de Kip Hanrahan entre 1979 et 1992. Une sorte de carte de visite débordante de sons, d’ambiances, de musiques chaleureuses et visionnaires qui reprennent en partie les albums précédents. La liste des musiciens ayant collaboré est aussi impressionnante en termes de diversités et de qualités. C’est le choix parfait pour découvrir l’univers de Kip Hanrahan.
Poster un commentaire