Archéologie musicale
Habibi Funk : can you dig it ?
Un label à découvrir
Publié le 12/05/2021 à 13:42 - 8 min - Modifié le 05/11/2022 par La COGIP
Habibi Funk est un label allemand créé en 2012 par Jannis Stürz, et spécialisé dans la fusion des musiques d'Afrique du Nord (essentiellement) avec les déferlantes rock et funk venues des Etats-Unis et d'Europe dans les années 60, 70 et 80. Il met à l'honneur des artistes dont le succès n'a que trop rarement dépassé le territoire d'origine.
Et pour cela il faut fouiller, enquêter, être patient, connecté, et surtout garder les oreilles ouvertes tant à la musique qu’à la culture des pays visités.
Le digger : Jannis Stürtz
Celui qui creuse…
Le digger est ce mélomane obsessionnel, qui de magasin en magasin, de pays en pays, fouille les bacs à la recherche de la pépite. Ici de la pépite à dépoussiérer en vue de la rééditer.
A l’instar du collecteur / ethnomusicologue comme l’ont été Alan Lomax ou Hugh Tracey, le digger est un homme de terrain.
Lors d’un voyage au Maroc, pour s’y produire en tant que DJ, Jannis Stürtz, déjà fondateur du label Jakarta en 2005 (label de grooves en tous genres) fait les boutiques à la recherche de vinyles. Normal. Il est surpris de dénicher des albums arabes des années 70 et 80 aux sonorités occidentales. Un mélange enthousiasmant, et rare, qui mérite de s’y pencher de plus près… Et de créer une structure pour rendre disponible au plus grand nombre ces merveilles : Habibi Funk abritera cette musique de niche. Sa particularité est donc la fusion entre musique du monde arabe et influences occidentales (funk, rock jazz) ou autres tant que la magie du mélange opère. Vous l’aurez compris, le Habibi Funk n’est pas un genre musical (Habibi signifie chéri/chérie), mais simplement un concept maison dans lequel entrent les obsessions musicales de son créateur.
Sa première grande enquête, il l’a menée pour retrouver la trace du marocain Faddoul, dont la reprise du ‘Papa’s got a brand new bag’ de James Brown avait piqué son intérêt. Et à chaque projet de réédition son enquête, son aventure, toujours documentée avec force détails dans les livrets accompagnant les disques.
L’article de Pan-African-Music.com (par François Renoncourt publié le 19-09-2019) détaille les contours que prend parfois sa quête : une affaire de fouille autant que de sérendipité et d’heureux hasards. L’essentiel étant de se créer un réseau de confiance, dans chaque pays, notamment autour des musiciens locaux actifs à l’époque. C’est souvent par eux et sur la foi de leurs récits que naît l’envie de retrouver d’autres artistes. Jannis Stürtz essaie de se rendre au moins une fois par mois sur place, dans les pays accessibles en tous cas. Et ses recherches le mènent au Soudan, en Somalie, en Egypte, en Algérie, au Liban, au Maroc…
Etonnamment, le support cassette est aussi très recherché par notre digger, et ce pour plusieurs raisons :
D’une part le digger n’est plus une espèce isolée, et beaucoup des disques susceptibles de l’intéresser ont déjà été ‘récupérés’ par d’autres, ce qui rend statistiquement la cassette une source plus probable de re-découverte et de surprise, car c’est (parfois à tort) un support moins recherché.
D’autre part car pour beaucoup de groupes, la cassette était un moyen plus économique, démocratique et simple de sortir sa musique sans passer par la case label / pressage.
Par exemple, pendant la guerre au Liban dans les années 80, il y a eu un boum sur le marché noir des cassettes. Ces cassettes sortaient par éditions de 200 ou 300, car la plupart du temps, elles n’étaient distribuées que dans un quartier particulier qui avait été coupé du monde (JS cité dans l’article de Pan-African-Music)
Du mix au label, considérations éthiques.
C’est en entendant à Berlin lors d’un mix, un morceau d’Elias Rahbani “Dance of Maria”, que va peu à peu se dessiner son goût pour pour les collusions exotiques, les mélanges savoureux entre musique arabe ou orientale, et occidentale. Il va commencer à mixer les disques qu’il achète lors de ses voyages au Maghreb, et à publier le résultat sur Soundcloud. La réponse est très positive. L’étape suivante est la création du label !
Outre les difficultés de l’enquête, le travail ne s’arrête pas une fois repéré un disque intéressant à rééditer. L’approche du label se veut la plus responsable possible en termes de droits d’auteur, de revenus générés, et plus largement de respect et d’éthique dans la communication notamment. Toutes les sorties sont accompagnées d’une mise en contexte historique, de photos de qualité, l’identité visuelle est sobre, et les titres sont également écrits dans la langue du pays.
On ne demande pas de copyright mais une licence pour un certain nombre d’années et surtout on partage les profits à 50/50 avec les artistes. Sans compter que tous les frais occasionnés par les voyages que je fais pour rechercher ces disques rares sont pris sur les 50 % qui me reviennent. Et entre ce qu’on dépense et le temps passé sur un projet Habibi Funk ne rapporte pas d’argent, mais c’est vraiment passionnant. Quand tu rencontres ces musiciens, tu te rends vite compte que beaucoup de labels spécialisés dans les rééditions n’ont pas ces précautions et abusent de leur méconnaissance en termes de contrats. (extrait de l’article Noisey/Vice par Patrick Thévenin intitulé “Aux sources du Habibi Funk”)
Voyages et (re) découvertes
On apprend dans l’article de Vinyl Factory (Tales from digging in North Africa, de 2017) que l’approche est très différente selon les pays.
Au Soudan
JS explique que la seule manière de se procurer des disques est de passer par une personne qui semble monopoliser l’ensemble du circuit ! Elle possède le label Munsphone, entre autres business. On attend des heures qu’il se décide (ou non) à nous laisser la possibilité d’acheter des disques. Deux sorties Habibi Funk d’artistes soudanais ont vu le jour :
- En 2020, Sherhabil Ahmed “The king of Sudanese jazz”.
Né en 1935, le chanteur et guitariste Sherhabil Ahmed est le père fondateur de la scène jazz soudanaise. Le genre prédominant jusqu’alors était la musique Haqiba, centrée sur les voix, avec un accompagnement au tambourin, et presque rien d’autre. Il commence en jouant du oud, et les références de sa génération venaient plutôt de l’extérieur que du Soudan, notamment à travers les films. Il a modernisé la musique soudanaise en y intégrant des instruments occidentaux, et notamment la guitare, et absorbé ses différentes influences : rythmes soudanais traditionnels, calypso, jazz, mais aussi rock, funk, musiques du congo et harmonies d’Afrique de l’Ouest. Ce mélange fait le jazz soudanais et sa couleur particulière.
The king of sudanese jazz [Disque compact] / Sharhabil Ahmed
- En 2018, Kamal Keila “Muslims and christians”, une chance que ce dernier ait gardé en sa possession des bandes magnétiques de ses enregistrements.
Jannis Stürtz est notamment parti à Karthoum retrouver le jazzman Kamal Keila, surnommé le Fela du Soudan, dont le seul album paru dans les années 60 a aujourd’hui disparu. Le musicien lui a confié une bande de cinq titres gravés lors d’une session pour la radio soudanaise. (extrait de cet article de Guillaume Schnee paru sur FIP.fr le 25/10/2017)
Les bandes sauvées étaient en très mauvais état, mais se sont avérées tout à fait exploitables une fois restaurées. On y entend clairement l’influence musicale de l’Ethiopie voisine, ainsi que des références à Fela Kuti et au funk et à la soul américaines. Ses paroles sont engagées et courageuses compte tenu du climat politique soudanais à l’époque. Sans le travail de fourmi d’Habibi Funk, ces bandes ne seraient peut-être jamais ré-apparues, et auraient fini par se dégrader au-delà de l’écoutable. Partant de ce constat, on ne peut que louer ce travail d’archéologie, quand on réalise la qualité des enregistrements, et par conséquent de ce qu’il doit rester de merveilles à sauver de l’oubli !
Muslims and Christians [Disque compact] / Kamal Keila
En Egypte
Il se fournit au Caire dans le quartier de Zamalek, où les disquaires sont essentiellement des femmes. La compilation du groupe Al Massrieen – Modern Music sort en 2017. C’est sur des K7 que le matériau source a été trouvé. Entre disco, rock psyché, jazz pop :
Modern music [Disque compact] / Al Massrieen
En Algérie
Il a retrouvé la trace d’Ahmed Malek, auquel Habibi Funk a consacré une compilation de ses musiques de film.
Tout a commencé en 2012, lorsque Stürtz se procure une copie du seul LP (un double, dont la cote est estimée désormais à 750 euros !) d’Ahmed Malek sobrement baptisé Musique originale de films. «L’idée d’en éditer une compilation est devenue une véritable obsession.» Quatre ans plus tard, ce sera chose faite, grâce à un travail d’enquête digne des meilleurs polars, qu’aurait pu illustrer l’Algerien qui se fit connaître dès la fin des années 40 comme accordéoniste, avant d’intégrer la décennie suivante les rangs de l’Opéra et d’être décoré par Youri Gagarine en personne ! (extrait d’un article de Jacques Denis pour Liberation, publié le 17/10/2016)
Dans les années 70 et 80, dans une Algérie libérée du joug français depuis 1962, pas une production cinématographique de grande ampleur ne se faisait, en effet, sans la musique d’Ahmed Malek, qui occupa longtemps le poste de Compositeur en chef de l’Algerian Television Orchestra, l’équivalent de l’ORTF en France. « Tu faisais la musique de ton film ? C’était Ahmed Malek, point. Ça se passait comme ça », affirme le célèbre réalisateur algérien Merzak Allouache (…) (extrait de l’article de Bastien Stisi pour Nova.fr intitulé “Ahmed Malek : le ‘Ennio Morricone algérien’ raconté par un documentaire” et paru le 18.01.2019)
Notre critique de Ahmed Malek – the electronic tapes
Musique originale de films [Disque compact] / Ahmed Malek
The electronic tapes [Disque compact] / Ahmed Malek & Flako
Au Liban :
L’auteur de ces lignes vous conseille chaudement l’écoute de :
Mouasalat ila jacad el ard [Disque compact] / Issam Hajali
La dernière sortie du label est d’ailleurs un album de Roger Fakhr, un des musiciens aux côtés d’Issam Hajali à Paris en 1977.
Sa guitare a aussi accompagné Fairuz ou Ziad Rahbani. Mais c’est la musique folk de Californie qui transpire sur son album“Fine anyway”, chanté en anglais, et qui n’a pas grand chose d’arabisant. Qu’importe, c’est un très beau disque par un artiste libanais qui mérite plus d’exposition.
Fine anyway [Disque compact] / Roger Fakhr
Au Maroc :
- L’irrésistible funk de Fadoul
Al zman saib [Disque compact] / Fadoul
- Et le groupe Attarazat Addahabia & Faradjallah
Mélange unique de sons gnawas, de funk, d’électronique, un tapis percussif dense, et des choeurs féminins. Le fondateur du groupe, Abdelakabir Faradjallah, est né en 1942. Beaucoup des instruments du groupe ont été construits par Abdelakabir lui-même, avec l’aide de son frère : une guitare espagnole, des percussions à base de tonneaux en bois et de peau de mouton. Ses influences de l’époque étaient les musiques de West Side Story et des films de la nouvelle vague en France. C’est en 1968 qu’il crée le groupe Attarazat Addahabia. Ils enregistrent en 1972 leur premier album (réédité par Habibi Funk, donc).
Al hadaoui [Disque compact] / Attarazat Addahabia & Faradjallah
Le blog Africa Rocks The Seventies passe en revue tous les titres de la première compilation du label avec moult détails tout aussi passionnants qu’écrits en anglais, mais heureusement accompagnés de photos inclusives.
Venez donc explorer chez nous les explorations d’Habibi Funk !
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