La musique bâillonnée
Censure un jour, censure toujours
Publié le 27/11/2024 à 10:00 - 25 min - Modifié le 28/11/2024 par B.Doinel
Logokrisía, sensuuri, geom-yeol, cinzura, alraqaba, sansor, censure…ce mot existe dans quasiment toutes les langues et pour cause, la censure est universelle. Le terme de « censure » revêt plusieurs acceptions. Pour certains il s’agit du seul cas où une autorité impose d’examiner une œuvre avant sa diffusion publique, et à l’issue de celle-ci l’interdit ou en restreint son contenu, voire sa cible. Pour d’autres, et cela sera notre angle d’approche dans cet article, la conception de censure est plus large et assimilée à toute mesure visant à limiter la liberté d’expression, que cela soit avant ou après la publication de l’œuvre. Si la censure s’immisce autant dans la presse, le cinéma, les arts plastiques, les jeux vidéo, la télévision, le théâtre, la littérature, nous nous limiterons ici à la musique qu’elle n’épargne pas ! Les raisons sont elles aussi variées : politique, religieux, culturel, bonnes mœurs…
On l’a dit, Madame Anastasie et sa paire de ciseaux savent être protéiformes. Interdiction de parution, de diffusion une fois sortis, à la télévision, à la radio, définitivement ou simplement aux heures de grande écoute, stocks de disques rayés volontairement avant la vente… les conséquences de la censure débouchent même parfois sur de la violence, voire des assassinats.
Penchons-nous de façon non exhaustive, mais espérons-le éclectique, sur quelques objets sonores qui bien souvent gagnèrent en intérêt aux yeux du public grâce à « l’interdiction » qui les frappa.
Bocca Di Rossa ou l’étendard de la jeune génération italienne
Auteur-compositeur-interprète parmi les plus célèbres d’Italie avec une carrière s’étirant sur 40 années, Fabrizio De André est à rapprocher d’un Jacques Brel ou d’un Brassens. A l’instar de ces derniers, De André sera lui aussi frappé par la censure lorsqu’en 1967 est publié son second album, sobrement intitulé Volume I. C’est le titre « Bocca Di Rosa » qui choquera alors fortement la morale Italienne de l’époque.
L’histoire racontée dans cette chanson est celle d’une femme nommée Bocca Di Rosa. Fraîchement arrivée dans un petit village italien, celle-ci, en raison de son comportement libre et passionné auprès des hommes, provoque un vrai bouleversement social. Bocca di Rosa devient alors un symbole de rébellion, défiant les normes sociales et les conventions. La chanson suscite la jalousie des épouses et l’inquiétude des curés, qui se trouvent confrontés à la dualité ambiguë entre amour sacré et amour profane.
L’histoire de « Bocca Di Rosa » met en lumière les tensions sociales et les luttes pour la liberté individuelle dans une société italienne encore très marquée par les valeurs traditionnelles. Ainsi, en dépit de la censure qui frappa l’œuvre, celle-ci devient par la suite l’incarnation d’un large mouvement de rébellion et d’émancipation pour la jeune génération italienne – son texte audacieux et subversif marquant un véritable tournant et devenant un hymne pour une jeunesse en quête de changement social.
L’Irrévérence à paillettes
Enfant maudit du glam rock à la française des années 70, considéré comme une personnalité borderline, Alain Kan se sent à l’étroit dans la France de l’époque. Il chante les paradis artificiels ainsi que son homosexualité, se plaît à brouiller les frontières du sexe et du genre… toujours avec provocation.
Véritable électrochoc dans cette France fraîchement giscardienne, le disque Heureusement qu’en France on ne se drogue pas fait grincer des dents lors de sa parution en 1976. L’album s’amuse à démontrer l’exact contraire de ce qu’il annonce. En effet, le morceau « Speed my Speed » n’est autre qu’une ode aux nombreuses drogues que l’artiste énumère… avant de les ponctuer d’un « I like » malicieux. La chanson est immédiatement censurée et l’album est retiré des magasins, interdit à la vente et proscrit de toutes les antennes.
Alain Kan disparaîtra un jour d’avril 1990 sur le quai de la station de métro Châtelet à l’âge de 45 ans. Certains parlent de disparition volontaire, d’autre de suicide. Son corps ne sera jamais retrouvé mais sa musique mérite d’être, elle, redécouverte.
La lutte en ADN
Musicien Nigérien et créateur de l’afrobeat, Fela Anikulapo Kuti est aujourd’hui l’une des personnalités africaines les plus emblématiques du 20ème siècle, et cela au prix d’une lutte inconditionnelle. En 1969 lors d’une tournée aux USA, Fela Kuti sympathise avec des militants Black Panther et se familiarise avec les idées de Malcolm X. Un changement intellectuel profond s’opère et structure dès lors sa pensée anticolonialiste :
«Quand je suis allé en Amérique, j’ai été exposé à l’histoire de l’Afrique, dont je n’avais jamais entendu parler ici (au Nigeria). C’est à ce moment que j’ai vraiment commencé à comprendre que je n’avais jamais joué de musique africaine. J’avais utilisé le jazz pour jouer de la musique africaine, alors que j’aurais dû utiliser la musique africaine pour jouer du jazz. Ainsi, c’est l’Amérique qui m’a ramené à moi-même».
Cette prise de conscience apportera à Fela Kuti un nombre incalculable de sanctions, d’affaires judiciaires, de brutalités policières et d’interdictions. Kuti est alors considéré comme ennemi de l’Etat, mais il est endurant et n’aura de cesse de contourner la censure. Comment ? Par exemple en achetant des espaces publicitaires dans la presse pour faire circuler des textes politiques. En fondant la République de Kalakuta (la République des Vauriens) et en se déclarant indépendant vis-à-vis du gouvernement de Gowon. Il constitue un quartier entièrement clôturé aux allures de forteresse au sein duquel il accueille à bras ouverts musiciens, voyous et marginaux de tous genres… Son frère Beko y ouvrira même une clinique où il soignera gratuitement les citoyens. Porte-parole des exclus et des laissés-pour-compte, Fela Kuti dérange le pouvoir en place tandis que rien n’apaise son sentiment d’opposition à la dictature militaire.
En 1976, à la suite de son album Zombi, la Kalakuta Republic est attaquée par un grand nombre de soldats. Ils violent, volent, frappent, détruisent et défenestrent même la mère de Fela Kuti, Funmilayo Ransome-Kuti, qui mourra des suites de ses blessures. Tous les enregistrements sont brûlés, le studio de musique et le dispensaire de son frère sont rasés… La raison de cet assaut est la chanson éponyme de l’album. Fela Kuti dénonce la violence et l’aveuglement des militaires, qu’il décrit comme des « zombies », des êtres privés de pensée indépendante, contraints d’exécuter aveuglément les ordres de leurs supérieurs.
Si les autorités nigérianes ont toujours tenté de le réduire au silence par des moyens violents et répressifs, l’artiste a su maintenir sa position, allant même jusqu’à l’exil. Ces messages antimilitaristes, ses critiques acerbes du pouvoir autoritaire et de la corruption, ainsi que son appel à un retour aux racines culturelles africaines, ne cesseront qu’à sa mort en 1997. Fela Kuti n’aura pas gagné les élections présidentielles auxquelles il s’était présenté mais il aura gagné la guerre des mots en donnant une voix aux opprimés du Nigeria et à l’Afrique en général.
« Mieux vaut résister que renoncer » Kourosh Yaghmaei
La vie et la carrière du chanteur Kourosh Yaghmaei sont intimement liées à l’histoire de son pays. Né en 1946 à Shahrud, ce pionnier du rock iranien sera rapidement censuré par l’État. Il grandit à Téhéran et commence la musique grâce au santour, une cithare iranienne dont il commence l’apprentissage dès son enfance.
Il joue principalement de la musique traditionnelle avant de s’intéresser à la musique occidentale qu’il découvre grâce aux vinyles importés des Etats-Unis et d’Europe, et qui le poussera vers la guitare. Sorti en 1973, son premier single « Gole Yakh » (« La fleur de glace » en farsi) constitue un véritable succès.
Dans la foulée, il enregistre un album qui lance alors sa carrière. Kouros Yaghmaei fusionne les influences occidentales avec une musique iranienne traditionnelle. Mêlant les instruments électriques aux mélodies et textes poétiques persans, il innove et devient le pionnier dans la création d’une scène rock psychédélique en Iran. En 1979, alors qu’il sort son quatrième album, Sol-e 1 (album live) la jeunesse iranienne se voit muselée par la mise en place de la république islamique gouvernée par Rouhollah Khomeini. Ce nouveau régime instaure rapidement une censure très stricte sur toutes les formes d’expressions artistiques, la musique et surtout la « perversion » propre à la musique occidentale – ses instruments électriques en tête. Kourosh Yaghmaei est ainsi réduit au silence, interdit de radio, de télé, de concert. Mais contrairement à beaucoup de ses compatriotes, il refuse de fuir et enregistre clandestinement des morceaux qu’il ne pourra publier que 20 ans plus tard. Il donne des leçons de guitare au risque de se faire arrêter et joue de la musique folklorique instrumentale : « Abandonner ma carrière de musicien aurait été à mes yeux une insulte à la musique et à moi-même, une trahison à mes racines culturelles » se souvient Yaghmaei. « Aujourd’hui je suis heureux de n’avoir soudoyé personne ni cédé aux pressions, mais d’avoir vécu ces 37 années avec honneur. Je crois que même dans une bataille inégale, il vaut mieux résister que renoncer. »
Internet permettra aux passionnés du monde entier de découvrir l’œuvre de ce merveilleux musicien. En 2011, un label de Los Angeles, Now-Again , publie une compilation de morceaux de rock enregistrés avant la révolution entre 1973 et 1979.
Une fois n’est pas coutume
30 janvier 1972 à Derry, en Irlande du Nord, 14 hommes et adolescents pacifiques qui manifestent pour les droits civiques en Irlande sont abattus froidement par les parachutistes anglais alors qu’ils tentaient de s’échapper… Ce tragique épisode sera baptisé Bloody Sunday.
Deux jours plus tard les Wings, le nouveau groupe de Paul McCartney, enregistre « Give Ireland back to the Irish » en soutien aux Irlandais. La fin du morceau a le mérite d’être très claire : « Rendez l’Irlande aux Irlandais/Ne les obligez pas à vous la reprendre. »
Si la monstruosité des évènements engendre le morceau « Give Ireland back to the Irish », il est peut être judicieux de rappeler que Paul McCartney a des racines irlandaises par ses deux grands-pères. Au sein de sa famille, il y avait un clivage politique et religieux, car catholiques (côté maternel) et protestants (côté paternel) coexistaient. De plus, le guitariste Henry McCullough, qui rejoint les Wings en 1972, est également originaire d’Irlande du Nord.
En raison de ce qu’il se passe en Irlande du Nord, Sir Joseph Lockwood et son label EMI refusent de sortir le disque. Paul McCartney insiste. On tente de l’en dissuader en lui expliquant que le morceau sera censuré par la BBC. Le 25 février 1972, environ un mois après les terribles évènements, le single sort. Sur la pochette : cinq trèfles. Le morceau sera immédiatement interdit en Grande-Bretagne… comme prévu.
A ce sujet McCartney s’exprimera par ces mots : « De notre point de vue, en regardant les informations télévisées, c’était la première fois que les gens se posaient des questions sur ce que nous (britanniques) faisions en Irlande. C’était vraiment choquant. Je n’étais pas vraiment fan des chansons de protestation – John l’avait fait – mais cette fois, j’ai senti que je devais écrire quelque chose, utiliser mon art pour protester. J’ai écrit « Give Ireland Back to the Irish », nous l’avons enregistrée et j’ai été rapidement appelé par le président d’EMI, Sir Joseph Lockwood, pour m’expliquer qu’ils ne la sortiraient pas. Il trouvait que c’était trop provocateur. Je lui ai dit que j’y tenais beaucoup et qu’ils devaient la sortir, et il m’a dit : « Eh bien, elle sera interdite ». Et bien sûr, elle l’a été – la BBC ne pouvait pas la diffuser. C’était juste une de ces choses que l’on doit faire dans la vie parce qu’on croit en la cause. Et la protestation s’inscrivait dans le contexte de l’époque. »
En plus de la censure exercée par la BBC, le single sera boycotté par d’autres organisations, la majorité des programmateurs radio aux Etats-Unis, et des concerts des Wings seront annulés au Royaume-Unis. Néanmoins, le single atteindra la première place en Irlande et…..en Espagne, dont on peut supposer que ce succès soit en lien avec les idées nationalistes basques.
Arvo Pärt ou le tintinnabulement de la musique moderne
Arvo Pärt naît en 1935 en Estonie, alors sous domination soviétique. Cette période, appelée « l’ère du silence », débute un an avant la naissance d’Arvo Pärt. C’est un gouvernement autoritaire qui encourage le nationalisme estonien et pour lequel la liberté doit demeurer toute relative.
Le jeune Arvo Pärt, dans le sillage des musiciens occidentaux, s’initie d’abord au dodécaphonisme. Il cherche alors à exprimer son malaise et son déchirement entre tradition tonale et écriture moderniste. C’est cette orientation qui lui attirera des problèmes. En 1968, sa pièce Credo est censurée par le régime, autant pour son sujet religieux que pour son atonalisme jugée d’inspiration bourgeoise et décadente. Toute représentation de cette œuvre est alors interdite et diverses tentatives d’intimidations sont mises en œuvre.
A la suite de cet évènement et en proie à une crise existentielle, Pärt se retirera de la scène musicale pour étudier de façon approfondie les chants grégoriens et les œuvres polyphoniques des compositeurs flamands et français de la Renaissance. Cette période de réflexion associée à sa foi chrétienne profonde lui permettra de redéfinir son langage musical. A la fin des années 1970, il s’engage de façon définitive vers le minimalisme mystique, s’appuyant sur un système tonal simple qu’il nomme “style tintinnabulum”.
A cette époque, Pärt compose aussi beaucoup pour le cinéma ce qui lui permet de contourner la censure imposée par l’Union Soviétique. La musique de films était l’occasion de s’exprimer librement tout en s’assurant une source de revenus. Dans les années 1980, ne supportant plus le climat d’oppression, il s’installe à Vienne puis à Berlin Ouest, avant de revenir en Estonie.
Devenu malgré lui le chef de file d’une musique « post-moderne », Arvo Pärt est aujourd’hui largement reconnu et ses œuvres sont jouées dans le monde entier.
Mingus VS le suprématisme blanc
Etats-Unis, Little Rock, Arkansas, 1957 : ils sont neuf, neuf élèves afro-américains empêchés d’entrer dans le lycée Little Rock Central High School, dans lequel ils sont inscrits. Celui qui leur interdit d’aller étudier n’est ni plus ni moins que le gouverneur de l’Arkansas : Orval Faubus. Ce dernier souhaite maintenir les lois ségrégationnistes pourtant abolies trois ans plus tôt. Faubus ordonne à la Garde Nationale de l’État d’empêcher les neuf élèves («The nine of Little Rock ») d’accéder aux bâtiments du lycée. Des émeutes éclatent alors que les élèves noirs qui se présentent devant l’établissement sont insultés. La décision de Faubus entraîne l’intervention du président Dwight Eisenhower qui fait placer la Garde Nationale de l’Arkansas sous le contrôle fédéral et lui ordonne de retourner dans ses baraquements.
Constamment harcelés, les neuf élèves se voient affecter chacun un militaire. Le 12 septembre 1958, Orval Faubus, choisi de faire fermer les écoles plutôt que d’accepter qu’elles soient multiraciales. Les tribunaux fédéraux ordonnent leur réouverture, confirmée par la Cour suprême.
Contrebassiste, compositeur, chef d’orchestre, pianiste et auteur américain, Charles Mingus n’est autre que l’un des plus grands artistes de jazz de l’histoire et son morceau « Fables of Faubus » restera tristement célèbre dans l’histoire des droits civiques américains.
C’est dans les studios de Columbia, le 5 mai 1959 qu’il enregistrera ce protest song Fables of Faubus malheureusement amputé de son texte. En effet, ce dernier a été jugé trop virulent par les dirigeants de la firme.
Néanmoins, Mingus aura sa revanche puisque le 20 octobre 1960, il enregistre de nouveau la pièce, cette fois pour Candid –une petite compagnie de disques tenue par ami à lui– cette fois-ci avec les paroles. Il considère cette version comme la version originale. À ses côtés : Eric Dolphy au saxophone, Ted Curson à la trompette et Dannie Richmond à la batterie.
Jouant de la rime entre « Faubus » et « ridiculous », Mingus décide d’adopter le ton de la moquerie plutôt que celui de la haine. Même s’il rappelle un chapelet d’atrocité, la tonalité générale de la musique et de l’interprétation vocale du texte est plutôt joyeuse, voire entraînante. Vocalement, le morceau se présente comme un call-and-response entre Mingus lui-même et son batteur Dannie Richmond (ils joueront ensemble pendant plus de vingt ans), ce qui donne encore plus de dynamique au morceau.
« Oh, Lord, don’t let ’em shoot us!
Oh, Lord, don’t let ’em stab us!
Oh, Lord, don’t let ’em tar and feather us!
Oh, Lord, no more swastikas!
Oh, Lord, no more Ku Klux Klan!
Name me someone who’s ridiculous, Dannie.
Governor Faubus!
Why is he so sick and ridiculous?
He won’t permit integrated schools.
Then he’s a fool! Boo! Nazi Fascist supremists!
Boo! Ku Klux Klan (with your Jim Crow plan)
Name me a handful that’s ridiculous, Dannie Richmond.
Faubus, Rockefeller, Eisenhower
Why are they so sick and ridiculous?
Two, four, six, eight:
They brainwash and teach you hate.
H-E-L-L-O, Hello. »
Bien qu’à l’époque cette charge brutale contre le suprématisme blanc soit restée assez discrète, les « Fables » seront jouées et réenregistrées tout le long de sa carrière et elles demeurent l’un des titres les plus emblématiques de la carrière de Charles Mingus.
« Il n’y aura pas de révolution sans chanson. » — Salvador Allende
En 1964 Allende perd les élections présidentielles au profit du candidat issu du parti démocrate-chrétien : Eduardo Frei Montalva. Celui-ci est soutenu par les Etats-Unis alors en pleine Guerre Froide, qui voient en Allende une menace communiste. Nixon allouera près de 3 millions de dollars à la CIA afin qu’elle finance secrètement la propagande pour l’adversaire d’Allende et soudoie ses alliés. Si cette stratégie s’avère payante la première fois, elle ne fonctionnera pas en 1970, puisque Salvador Allende persiste et obtient la victoire présidentielle.
Son parti, Unidad Popular (Unité populaire) ambitionne d’instaurer une politique sociale, sans violence et juste. Pour y parvenir, il commence par nationaliser des secteurs clés de l’économie, telles les mines de cuivre jusqu’ici exploitées par les Etats-Unis, et met en place une réforme agraire. Craignant de voir l’expérience socialiste chilienne inspirer d’autres pays, Nixon décide de prendre des mesures visant à déstabiliser l’économie Chilienne dès 1970.
Victor Lidio Jara Martinez, dit Victor Jara, est quant à lui un auteur-compositeur-interprète chilien. Egalement homme et professeur universitaire de théâtre reconnu internationalement, Victor Jara est aussi membre et soutien de la Unidad Popular et de son président Salvador Allende. Jara écrit des chansons engagées et plusieurs de ces morceaux font scandale. A travers ses textes, l’artiste rend hommage aux figures révolutionnaires latino-américaines, fustige l’impérialisme américain, la guerre et le fascisme. Il y raconte la vie des « gens de peu », ceux qui sont rejetés, invisibles, victimes d’humiliation et notamment des populations indiennes. Jara parle au peuple et celui-ci l’aime.
Le 10 septembre 1973, le nouveau général de l’armée Augusto Pinochet jure fidélité à Allende qui croit en sa loyauté ainsi qu’à celle de l’armée chilienne.
Le 11 septembre à lieu le coup d’état dirigé par Augusto Pinochet, lui-même soutenu par les Etats-Unis. Le général d’extrême droite renverse le gouvernement d’Allende et utilise l’armée contre le peuple et les institutions afin d’imposer une dictature militaire. Les cars d’assaut sont dans la rue. Allende se suicide.
Victor Jara, tandis qu’il se rend à son travail, est enlevé en pleine rue par des militaires et incarcéré au Stade Chile. Après avoir eu les doigts coupés à coups de hache puis avoir été torturé et roué de coups, Victor Jara est exécuté entre le 14 et le 16 septembre 1973. Les quarante-quatre balles qui cribleront son corps en disent long sur ce que représentait Victor Jara aux yeux de Pinochet : une menace, une voix à faire taire !
En août 2023 la Cour suprême des Santiago rend définitives les peines prononcées en 2018 contre les sept militaires qui ont commis les tortures et l’exécution de l’artiste.
« Un peuple qui ne connaît pas son histoire passée, ses origines et sa culture est comme un arbre sans racines. » — Marcus Garvey
Fin 1978, Bob Marley accompli l’un de ses rêves, se rendre en Ethiopie, nation tout particulièrement importante pour les rastafaristes. Ce voyage le bouleversera profondément et à son retour, il réalisera son septième album, entièrement tourné vers l’Afrique. Le titre initial de cet album devait être « Black Survival », mais craignant d’être mal interprété par son public blanc, Marley changera pour Survival et sortira l’album le 2 octobre 1979.
Véritable retour aux sources, le disque sera entièrement enregistré et mixé dans les tous nouveaux studios de Tuff Gong à Kingston, Jamaïque. Les deux albums précédents, Exodus et Kaya ayant été enregistrés à Londres.
Survival sera très souvent considéré comme l’album le plus militant, le plus engagé et le plus abouti de Bob Marley. Et pour cause, il illustre clairement sa vision solidaire et panafricaine. Le morceau « Zimbabwe » devient l’hymne des rebelles de la Rhodésie du Sud. Bob Marley et son groupe les Wailers furent invités à se produire les 18 et 19 avril 1980 lors de la cérémonie d’indépendance du Zimbabwe.
Rien d’étonnant donc qu’à sa sortie, l’album ait été dans un premier temps censuré officieusement en étant mis en vente alors que les disques avaient été rayés au couteau.
Il apparaissait alors comme une menace pour le gouvernement de l’Apartheid en place en Afrique du Sud. A travers ses messages d’autodétermination, encourageant les mouvements révolutionnaires et critiquant le colonialisme, Survival était plus que susceptible d’éveiller les consciences. Si cela avait était un succès au Zimbabwe, mieux valait s’en prémunir en le censurant carrément en Afrique du Sud.
Le jour où le Shérif Navarro a tenté de faire taire Luke Skyywalker
1989, 2 Live Crew, groupe de rap américain fondé par Luther Campbell (aka Luke Skyywalker, Solo Luke, Uncle Luke ou simplement Luke) sort son troisième album, As Nasty As They Wanna Be, rapidement certifié disque de platine par la Recording Industry Association of America. Album représentatif de la Miami bass , les beats millimétrés et les basses redoutables créent une couleur suave et clinquante. Quant à la pochette…
Les paroles elles sont plus que fleuries, potaches, carrément salaces et s’enchaînent pendant une heure. Parmi les différents morceaux, celui qui mettra le feu aux poudres : « Me So Horny ». La composition est agrémentée de gémissements lascifs de femmes en train de jouir et de paroles qui frappent de plein fouet la morale puritaine. Mauvais mélange. D’autant que « ces diables de rappeurs noirs » sont désormais adulés par de jeunes blancs ! Il faut donc sévir et c’est l’avocat Jack Thompson qui va s’en charger en alertant les autorités locales au sujet de « Me So Horny » qu’il désigne tout simplement comme une œuvre pornographique destiné aux adolescents. Dans cette croisade, le shérif de Floride Nick Navarro, se joint à l’avocat pour faire interdire album.
Nous sommes alors en 1990, un an après la sortie de As Nasty As They Wanna Be et le shérif Navarro a obtenu la permission légale d’arrêter les propriétaires et les employés des magasins de disques qui résistent en continuant de vendre l’album. Après avoir arrêté et condamné George Freeman, propriétaire d’un magasin de disques local, pour obscénité pour avoir vendu l’album, les membres de 2 Live Crew seront eux même arrêtés et inculpés pour avoir joué des morceaux supposément interdits dans une boîte de nuit. Ils seront relâchés au bout de quelques jours dans l’attente d’un procès qui fera date.
Et pour cause, après avoir fait appel devant un tribunal d’Etat, Luke Skyywalker gagnera son procès en 1994. La cour d’appel déclarera que la musique de 2 live Crew a une valeur artistique et non obscène. Mais c’est au niveau du droit des médias que Luke fera considérablement bouger les choses : par effet de jurisprudence, désormais, la parodie sous toutes ses formes sera protégée par le 1er Amendement.
L’Amérique blanche puritaine contre le diable
Quelques années auparavant, en 1984, lorsque Mary Tipper Gore (épouse d’Al Gore, homme politique américain) entend sa fille chanter « Darling Nikki » de Prince –chanson qui fait clairement référence à la masturbation–, celle-ci part en croisade avec ces amies les Washington Wives, de bonnes épouses blanches issues de classes privilégiées, et crée en 1985 le groupe Parent Music Resource Center (PRMC). Leur mission : protéger les oreilles des enfants des insanités.
Le groupe de pression parvient à convaincre des pédiatres, des professeurs ainsi que des parents d’élèves de témoigner… puis fait pression sur les institutions pour qu’un contrôle strict soit mis en place concernant les enfants et l’accès aux chansons abordant la violence, la drogue et le sexe. Afin de pouvoir identifier « l’ennemi » plus facilement, le PRMC réalise une liste de 15 titres à bannir impérativement pour les enfants. Cette liste, qui sera diffusée dans la presse, rassemble entre autres : Madonna, Twisted Sister, Prince, Mötley Crüe, Cyndi Lauper, AC/DC, Black Sabbath…
Après maintes intimidations, notamment via des lettres envoyées aux labels de musique, et après publication de leurs revendications dans le Washington Post, le PRMC parvient à faire disparaître les revues et disques rock des étalages de certaines chaînes de magasins.
Les sénateurs souhaitant débattre, des musiciens seront auditionnés publiquement au Sénat, à propos du contenu inapproprié de certains de leurs titres. Mais sous couvert de consultation démocratique, il s’agit ni plus ni moins qu’un procès à charge afin de justifier la mise en place d’une classification. A la défense viendront auditionner Dee Snider (leader du groupe Twisted Sister), Frank Zappa et John Denver. Zappa affirmera, avec sa truculente irrévérence, que l’initiative du PMRC n’est qu’un programme de surveillance de morale chrétienne. Par la suite, il fit de cet expérience un album « Frank Zappa Meets the Mothers of Prevention » , qui contient notamment le collage « Porn Wars » qui comprend des extraits sonores des fameuses auditions devant le Sénat.
Denver et Snider défendront eux le fait que les paroles de leurs chansons ont étaient mal interprétées. Mais les trois chanteurs montreront surtout leur opposition profonde au système d’étiquettes d’avertissement du PMRC et à la censure en générale.
Le débat mènera à l’essentielle question : « Qui a le droit de décider du sens d’un texte et de son accessibilité ? »
L’issu de cette audition sénatoriale mènera à la décision d’apposer un logo explicite sur les œuvres jugées comme tendancieuses. Victoire partielle de la Recording Industry Association of America. Partielle car sans doute aurait-elle préféré de la pure censure, mais aussi parce que ce logo s’avèrera produire l’effet inverse que celui escompté, à savoir un outil marketing non négligeable. Aujourd’hui, il est tellement banalisé qu’il fait clairement parti du paysage et ne se remarque plus.
Et ça continue…..
Tchétchénie, 2024 : le régime autoritaire de Ramzan Kadyrov a fait preuve d’imagination puisqu’il a décidé de censurer toutes musiques ne rentrant pas dans un tempo précis. Toutes les œuvres dont le rythme ne se situe pas entre 80 et 116 battements par minute (Bpm) sont désormais interdites. Cette nouvelle loi est entrée en vigueur le 1er juin 2024.
Cet interstice, extrêmement précis, a été délimité par Moussa Dadayev, le ministre de la culture qui se devait de trouver le genre de musique qui correspondait à la « mentalité tchétchène » et le rendre « conforme aux coutumes, aux traditions, à l’éthique et à la morale de la Tchétchénie ».
L’une des cibles principale du ministre a été la musique électronique, étant donné que le standard national est particulièrement lent comparé aux productions musicales actuelles, surtout celles provenant d’Occident. Pour mais Dadayev : « Il est inadmissible d’emprunter la culture musicale d’autres peuples ». Notons que le régime actuel Tchétchène qualifie de décadent la musique électronique notamment car elle est associée au mouvement LGBTQIA+ qui est lui-même sévèrement réprimé en Tchétchénie.
Cette nouvelle loi n’oublie pas d’exclure également les tempos les plus lents comme les largo, larghetto ou adagio de la musique dite classique, qui se situent en dessous de 80 Bpm. Mais, que l’on se rassure, entre 80 et 116 Bpm, le filtre est plus que large et touche bien d’autres genres de musique : Hip-Hop, rap, House, Pop, drum’n bass…..
Poster un commentaire