Berlin : autour d'un chef d'oeuvre
Publié le 14/06/2007 à 23:00 - 18 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux
- Pochette de l’album
En 1973, Lou Reed a 31 ans. Son premier groupe, le Velvet Underground dont il était chanteur et guitariste (avec Sterling Morrison) entre 1966 et 1970, a marqué l’histoire du rock, a largement contribué à le faire passer du statut de divertissement pour jeunes à celui d’art pour adultes ; c’est dans le cadre de la collaboration de ce groupe avec Andy Warhol en 1966 et 1967 que, pour la première fois, des films sont projetés sur scène pendant que le groupe joue ses morceaux largement improvisés. Le 23 août 1970, Lou Reed abandonne le Velvet Underground et pendant près d’un an et demi, il a été dactylo dans l’entreprise de son père pour se préparer à une carrière musicale en solo. Pour (re)commencer, il réutilise des chansons déjà jouées avec le Velvet ou trouve l’inspiration dans « une réalité dont il a fait l’expérience » comme amoureux comblé ou éconduit, proche et/ou amant de travestis, noctambule, artiste de l’entourage d’Andy Warhol, drogué… Malgré ces thèmes marginaux et peu politiquement corrects dans l’Amérique de Richard Nixon, son deuxième disque, Transformer est un grand succès. L’opus issu d’une collaboration avec David Bowie est un disque glam rock typique du début des années 70 avec lequel Lou Reed conquiert l’estime de RCA, sa maison de disques.
Cela permet à Lou Reed d’obtenir les moyens d’enregistrer un disque complètement différent avec de grands musiciens et un producteur renommé, Bob Ezrin. Berlin sera enregistré à partir d’avril 1973 à Londres, puis à New-York et sortira d’abord en Angleterre en juillet. Lou Reed, fatigué de tourner, écœuré par des polémiques, toujours aussi drogué, dont le mariage est devenu un naufrage et qui s’isole de plus en plus a fait un disque sombre qui parle de l’autodestruction d’un couple, Jim et Caroline, depuis le souvenir d’une journée magique en amoureux à Berlin jusqu’à la rancœur ressassée d’après le naufrage, de la dépendance et de la déchéance. La thématique de l’album, le talent des musiciens et l’implication d’un grand producteur concourent à faire un chef d’œuvre, qui tient un peu du glam rock, davantage du hard, mais très éloigné des poncifs de ces genres, absolument pas précurseur de la vague punk qui submergera 4 ans plus tard les courants dominants du rock du début des années 70, une œuvre unique qui sera largement incomprise à sa sortie mais qui marquera durablement ses auditeurs dont le nombre augmentera par le bouche à oreille : un ouvrage de fonds, comme on dit en librairie. Le disque ne sera jamais joué in extenso sur scène avant décembre 2006, mais la tournée qui suivra sa sortie donnera 2 disques live exceptionnels qui ensemble permettent de reconstituer ces concerts : Rock’n roll animal et Lou Reed Live.
Le vade mecum
L’écoute du disque Berlin est indispensable ainsi que la lecture de toutes les paroles qui sont sur la pochette. On trouvera une traduction de six des chansons dans le recueil de Lou Reed Parole de la nuit sauvage(édition bilingue, le titre est la traduction de Between thought and expression (!), New-York, 1991), et surtout quelques commentaires lapidaires de Lou Reed, très révélateurs, même s’ils ne doivent pas induire en erreur : certes Berlin est le plus autobiographique de ses disques, mais dans aucune de ses chansons il n’est possible d’identifier le narrateur à l’auteur.
3 présentations du disque en français paraissent particulièrement recommandables :
celle de Philippe Manœuvre dans Rock’n’roll : la discothèque rock idéale,pages 110-111,
celle que signe Mascarä sur le site Obscure.com ;
enfin l’article que Patrick Eudeline a écrit après avoir entendu un enregistrement pirate de Berlin interprété live à New-York en décembre 2006, et sans doute après avoir réécouté le disque, dans Rock and folk,
n° 478 de mai 2007.
Le livre de Bruno Blum Lou Reed, Electric dandy (épuisé mais présent à la BM de Lyon) présente la seule biographie complète de Lou Reed en français, avec de précieuses analyses de ses disques (ainsi que de ceux du Velvet Underground). Inévitablement subjectif, parfois approximatif, il est une source indispensable aux francophones.
Une fois n’est pas coutume, nous devons attirer votre attention sur un document en anglais : The Rock And Roll Animal Web Site
fait par Enrique Miquel, de Valence, en Espagne. C’est le site incontournable sur Lou Reed, une mine d’informations qui justifie largement un peu de patience pour l’affichage.
La discographie complète de Lou Reed est bien sûr sur ce site. Pour ceux qui voudraient commencer par ce que possède la Bibliothèque de Lyon, la découverte de la plus grande partie de l’œuvre de Lou Reed avec le Velvet Underground ou sans y est possible.
Ceux qui ont participé à Berlin en 1973
Bob Ezrin producteur de l’album de 1973 est aussi au centre de l’aventure live de 2006-2007. L’anecdote selon laquelle il enferma ses propres enfants dans le studio et leur dit qu’ils ne reverraient plus leur mère pour les faire crier « Mummy » dans la chanson The Kids est presque aussi célèbre que celle de Vittorio de Sica mettant une cigarette allumée dans la poche d’Enzo Staiola, le petit Bruno du Voleur de bicyclette pour le faire pleurer, mais il la nie aujourd’hui. C’est sur English Wikipedia qu’on trouvera le plus de renseignements sur lui. Outre Berlin, son œuvre de producteur s’est exercée sur de nombreux albums importants. On citera :
Alice Cooper : Killer Billion dollar babies
Kiss : Revenge
Pink Floyd : The Wall, A Momentary Lapse of Reason, et The Division Bell
Peter Gabriel : Peter Gabriel(I) (premier disque solo, 1977)
The Deftones : Saturday night wrist
30 seconds to Mars : 30 seconds to Mars
Heroes del Silencio : Avalancha
Jane’s addiction : Strays
The Jayhawks : Smile
Steve Hunter, le légendaire guitariste auteur de l’Intro de Sweet Jane qui ouvre Rock and roll animal (et qui ouvrait tous les concerts de la tournée de promotion de Berlin) est aussi du spectacle de 2006-2007. Il a son site internet incluant une discographie dont la Bibliothèque municipale de Lyon possède :
Alice Cooper : Welcome to my nightmare
Peter Gabriel : le premier album solo produit par Bob Ezrin
Aerosmith : Get your wings
Tracy Chapman : Telling stories
La B.O. du film The Rose, une biographie imaginaire de Janis Joplin avec Bette Midler dans le rôle principal
L’autre guitariste de l’album, Dick Wagner a également son propre site , sur lequel on peut découvrir une discographie de plus d’une centaine de titres, avec le groupe Frost et avec Alice Cooper (il l’a accompagné sur la plupart des titres où figurait aussi Steve Hunter) notamment.
Le Bassiste Jack Bruce a fait partie du légendaire groupe Cream avec Eric Clapton (guitare) et Ginger Baker (batterie) ; il a participé à de nombreux enregistrements, y compris en solo, et la Bibliothèque municipale en possède quelques uns. Il n’a pas participé ensuite à la tournée Rock’n roll animal, pas plus que les autres musiciens vedettes dont les noms suivent.
Aux claviers, Steve Winwood, dont on peut découvrir la quelques extraits de la production avec le Spencer Davis Group et avec Traffic, qui datent d’avant sa participation à Berlin et de sa production en solo postérieure. (N.B. seuls les titres conservés à la BM de Lyon sont mentionnés ; une discographie plus complète existe sur le site All about Steve Winwood.)
Les batteurs sont de grands musiciens moins connus. B.J. Wilson des Procol Harum n’était pas membre de ce groupe lors de ses plus grands succès (A Whiter shade of pale) ; outre son apparition sur Berlin dans Lady Day et The Kids, il a également enregistré la première version en studio de With a little help from my friends avec Joe Cocker, ce qui a davantage à voir avec la légende qu’avec l’album qui nous occupe. Aynsley Dunbar qui l’a remplacé et joue sur tous les autres titres de Berlin a joué sur plus d’une centaine de disques, notamment avec Frank Zappa, un grand ennemi de Lou Reed.
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- Visuel des Nuits de Fourvière
- Portrait de Lou Reed
Outre Bob Ezrin et Steve Hunter, les participants au projet Berlin live sont au moins aussi prestigieux.
Le co-producteur Hal Willner, qui dirige l’orchestre de cordes et de cuivres, a lui même fait un disque solo Whoops i’m an indian mais il est surtout connu comme directeur ou conseiller musical de nombreux films dont Short Cuts et Kansas City de Robert Altmann, et producteur de nombreux albums d’hommages à Kurt Weil, à Charlie Mingus, de la B.O.du film de Lian Lanson en hommage à Leonard Cohen…
La mise en scène (ainsi que le design de la scène) est le fait d’un acteur majeur de l’art contemporain, le peintre et cinéaste « néo-expressionniste » Julian Schnabel dont la Bibliothèque municipale de Lyon permet de découvrir plusieurs facettes de l’oeuvre et dont le dernier film, Le scaphandre et le papillon, prix de la mise en scène à Cannes cette année est actuellement sur les écrans.
Sa fille Lola Schnabel est la réalisatrice du film avec Emmanuelle Seigner dans le rôle de Caroline qui est projeté au cours du concert.
Sharon Jones devrait assurer les backing vocals sur tous les concerts européens entre ses dates américaines avec les Dap Kings. Les albums de cette très grande artiste, la « soul sister n° 1 », sont présents à la Bibliothèque municipale de Lyon .
Rupert Christie aux claviers, est connu pour ses interventions dans des musiques de films, des enregistrements en studio et des concerts publics, en collaborant notamment à des projets de musique irlandaise, au sens large, de Gilbert O’Sullivan (album Scruff at heart, 2006) à U2, à l’utilisation d’orchestres classiques dans les musiques amplifiées.
Le bassiste Fernando Saunders a son My Space. C’est un vieux collaborateur de Lou Reed, depuis The Blue mask enregistré en 1981. Outre ses collaborations avec Lou Reed, on peut citer celles avec John MacLaughlin (Electric dreams et Electric guitarist), Marianne Faithful, Jeff Beck, Pat Benatar , Joan Baez…
Il y a deux bassistes dans l’aventure. Rob Wasserman a également son site et est présent sur My space . Il a collaboré avec Lou Reed sur 2 disques majeurs, New-York et Magic and Loss, ainsi qu’avec Ricky Lee Jones, par exemple sur Flying cowboys, Van Morrison, …
Le batteur, Tony « Thunder » Smith a lui aussi travaillé plusieurs fois avec Lou Reed, ainsi qu’avec Jeff Beck, John MacLaughlin, sur les mêmes titres que Fernando Saunders… Citons aussi ses collaborations avec la famille Gainsbourg, Serge dans You’re under arrest et Charlotte (Charlotte for ever)…
Back to Berlin (1973)
Berlin, dit-on, avait été largement incompris à sa sortie, et les critiques ont été peu flatteuses. Dans l’article cité ci-dessus (Rock and folk,n° 478 de mai 2007), Patrick Eudeline avoue que Berlin est le premier disque qu’il a chroniqué, pour le magazine Best (dont la BM de Lyon ne possède pas une collection de ces années-là), et qu’il n’en est pas fier. Nous n’avons pas pu consulter d’éreintement datant de cette époque. Dans Rock and folk, n°83 de décembre 1973, le disque était chroniqué en même temps qu’une obscure compilation du Velvet Underground par François Ducray, louangeur mais qui ne sait pas bien par quel bout prendre l’album « super-production » (c’est péjoratif) mais « prodige d’intelligence musicale » de la part de Bob Ezrin et des musiciens. Il finit, semble-t-il, par se prendre pour Sister Ray, un des personnages de Lou Reed dans la chanson du même titre (enregistrée sur plusieurs disques) et écrire « Berlin, ses dix chansons, c’est vrai qu’on reçoit Lou dans sa gorge comme une coulée très chaude… »
En revanche, il est encore possible de trouver des critiques qui détestent Berlin, comme Bruno Juffin qui en 2001 encore, dans le petit livre Lou Reed et le Velvet Underground, parle d’ « un effet chantilly/ketchup fatal aux foies sensibles ». On conseillera la lecture des pages 45 à 49 à ceux qui n’ont pas pu s’offrir de place pour ces concerts et qui, plutôt que de découvrir le disque et à partir de là l’oeuvre de Lou Reed, préfèreront l’attitude du renard dans la fable Le Renard et les raisins.
782.13
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