Girls wanna have sound
À la rencontre de Tracy De Sá
Rappeuse globe trotteuse, militante et féministe
Publié le 01/11/2021 à 09:00
- 9 min -
Modifié le 02/11/2021
par
Luke Warm
Dans le cadre de l’événement "A corps et à cris" proposé par le réseau de la Bibliothèque municipale de Lyon nous avons souhaité mettre à l’honneur les actrices du milieu musical lyonnais, avec une publication régulière de portraits durant toute la période de l’événement. Cette série d’interviews espère concourir à la visibilité de leur parcours, de leurs réalisations et donne à voir la multiplicité des métiers qu’elles occupent. Les femmes sont là, et nous leur avons donné la parole, en les questionnant notamment sur leur place dans ce milieu. Cette série de portraits est non exhaustive, mais nous aurions souhaité pouvoir toutes les interviewer.
Née à Goa en Inde, Tracy De Sá a grandi au Portugal puis en Espagne avant de s’établir en France. D’abord attirée par la danse hip-hop, elle prendra naturellement le micro et deviendra rappeuse. Ses textes au service d’un état d’esprit militant et féministe s’appuient sur un flow technique et ultrarapide alors que sa musique aux influences flamenco, reggaeton et R&B reflète son parcours de globe-trotteuse.
Pouvez-vous raconter votre parcours de vie et d’artiste ? Comment êtes-vous arrivée à faire de la musique votre métier ?
J’ai commencé par la danse. Quand j’habitais en Espagne, j’avais un crew, on faisait des battles et des street-shows. En arrivant en France en 2011, à Montpellier, j’avais aussi plusieurs groupes, j’ai commencé à donner des cours et des stages de danse également. Mais comme à Montpellier le réseau Hip Hop est bien uni, j’ai commencé à rencontrer des rappeurs qui m’ont incitée à écrire. On me disait que j’avais un style et que ça se voyait que j’avais des choses à dire, mais à l’époque je me disais que l’expression corporelle me suffisait. Au fur et à mesure, je me suis laissée tenter, j’ai suivi les conseils de ces rappeurs et j’ai commencé à gratter. Je me suis rendu compte qu’il y avait des choses que j’encaissais depuis un moment et que j’avais besoin de mettre des mots sur ce que j’avais vécu. J’ai commencé à travailler mon écriture, à travailler mon flow, ma technique, ma présence scénique, ça n’a pas été facile mais la danse m’a beaucoup aidée à comprendre la musique, à chercher des sonorités, à définir mon style. Depuis, je ne lâche pas, je bosse ma technique en continu. Je bosse mon interprétation, mon flow, mon image, mon message, c’est un travail constant de remise en question pour continuer à évoluer et progresser. J’ai signé avec Ovastand, mon label actuel et c’est grâce à eux que j’ai pu être sélectionnée aux iNOUïS en 2018 et que j’ai pu sortir mon premier album Commotion en 2019 (suivi de In power en 2021).
Quelles sont les figures féminines qui vous ont marquée dans votre parcours ? Auxquelles vous avez pu vous identifier, ou qui ont compté dans votre construction personnelle ? Au contraire, y a-t-il des figures qui vous ont manqué dans cette identification ?
J’ai été inspirée par beaucoup de rappeuses de l’époque comme Lauryn Hill, Lil’ Kim, Lisa Left Eye, Salt’N’Pepa, Missy Elliott. Je voyais déjà à l’époque comment c’était dur de s’imposer, à quel point les gens commentaient tout ce qu’elles faisaient, leur manière de rapper, de s’habiller, de parler. Mais finalement ces femmes suivaient toutes le même modèle. Elles appartenaient à une communauté. Et moi en tant qu’indienne, je ne me sentais pas représentée dans les médias et encore moins dans la musique. Il commençait à y avoir de plus en plus de femmes, mais aucune ne me ressemblait. Un jour, quand j’avais peut-être 13-14 ans, je suis tombée sur M.I.A à la télé. J’étais tout de suite scotchée, je me suis demandée pourquoi il y avait une fille qui me ressemblait à la télé. J’avais trouvé ça très bizarre à l’époque ! Mais ça m’a ouvert le champ de possibilités. Jusqu’à ce moment, je me disais qu’une fille comme moi, issue de l’immigration, ne pouvait être que prof, femme de ménage ou femme au foyer. Et là pour la première fois, je me suis dit que peut être j’aurais pu faire un métier artistique. Les choses ont changé depuis, on retrouve de plus en plus d’artistes de la diaspora sud asiatique mais ce n’est pas encore assez. C’est peut être pour ça que je me bats autant, j’ai vraiment envie de pouvoir représenter ça, montrer qu’on peut être immigré.e et faire des grandes choses dans la vie.
En tant que femme et rappeuse, avez-vous parfois éprouvé des difficultés pour faire votre place dans le milieu musical et celui du rap en particulier ? Avez-vous dû vous battre pour être reconnue et légitime ?
Bien sûr, les obstacles sont très concrets et restent très présents. Quand j’ai commencé la première difficulté a été de définir mon style, certains rappeurs et producteurs me disaient que mon rap était trop agressif, qu’il fallait que je fasse des sons plus mélodiques, plus doux. Ensuite quand j’ai commencé à avoir mes premières œuvres, la difficulté a été de les partager. Je me suis rendu compte qu’on n’avait pas les mêmes habitudes de socialisation que les hommes. Je ne pouvais pas me permettre de rester dehors à traîner avec des gens, leur faire écouter mes sons, je n’avais pas toute une team de potes de mon quartier qui allait être derrière moi à partager, à faire écouter, à m’accompagner sur des dates. La scène c’était encore une autre étape. J’ai de très mauvais souvenirs de mes premiers concerts, j’arrivais sur scène devant un public composé de 90% d’hommes ; d’hommes qui étaient là pour me juger, pour dire si je méritais ma place ou pas. On m’a déjà huée, on m’a demandé de passer le mic, de descendre de scène, c’était violent, j’ai dû beaucoup travailler sur moi, prendre confiance pour pouvoir affronter les regards et me sentir à ma place. Ensuite pendant les concerts j’ai déjà eu des commentaires sexistes, des artistes qui me disaient que je faisais trop « la fille » parce que je me maquillais avant de monter sur scène, ou que je « prenais trop de place » parce que j’amenais des vêtements pour me changer. Les médias aussi ont contribué : après mon passage aux iNOUïS du Printemps de Bourges, un article de presse qui parlait sur la sélection hip hop, avait juste décrit les vêtements que je portais sur scène au lieu de parler de ma musique ou de mes engagements. On m’a déjà dit que j’ai réussi à faire certains concerts parce que je remplis les quotas, ou parce que j’ai couché avec untel. La réalité c’est qu’on est obligé de travailler 3 fois plus mais on va toujours chercher à nous discréditer. Et aujourd’hui mon combat est focalisé sur mon corps. J’ai beaucoup travaillé sur moi et mes complexes et aujourd’hui j’ai envie de mettre certains vêtements, j’ai envie d’exposer mon corps car ça sert au message de liberté que je prône. Et je suis très critiquée pour ces choix, comme si je vendais mon corps, comme si le fait de me sentir bien dans mon corps changeait le fait que je suis une bonne rappeuse. Je travaille énormément sur la qualité des sons que je propose, sur les concepts de mes clips, sur mes créations en général, mais on a du mal à voir ça, on se souvient que du fait qu’on voit mes tétons sur certaines photos sur Instagram.
- Tracy De Sá par Jon Verleysen
Le hashtag #musictoo est régulièrement à la Une ces derniers mois : la parole se libère pour dénoncer des situations de harcèlement sexuel très installées dans certains milieux. Quel est votre regard sur cette actualité ? Que pensez-vous des initiatives comme D I V A, Paye Ta Note ou Change de disque ? Avez-vous eu à subir vous-même des attitudes déplacées ou des pressions à vous conformer à un modèle féminin ?
J’ai toujours fait attention, je me suis toujours protégée au max, je ne vais jamais faire des rdv chez des gars, je leur demande de venir dans un lieu public ou neutre. Je freine directement un collaborateur qui essaie de me draguer, je ne réponds pas aux messages déplacés. Et malgré tout ça, j’ai déjà eu des attitudes ambiguës, des hommes qui soit disant sont tombés amoureux, ou qui m’ont dit que j’étais trop coincée, qu’il fallait que je me détende et qui ont essayé de me toucher. Le problème dans cette industrie c’est que c’est très facile d’être blacklistée, donc des fois on est obligé d’encaisser et de rester en silence, parce qu’un petit commentaire peut nous coûter notre carrière.
Du côté du modèle féminin, oui il y a énormément de pression, le problème c’est qu’il y a autant de « modèles féminins » qu’il y a de femmes ! Avant dans le rap il y avait une dichotomie entre les femmes « garçons manqués » et les femmes « hypersexualisées » mais c’est fini ça ! Dans le passé on m’a toujours demandé d’être plus féminine, de jouer plus sur le côté sexy, mais aujourd’hui je revendique que se sentir sexy est un état d’esprit, une attitude, je peux être habillée avec un jogging hyper large et me sentir sexy. Et puis travailler son image est important, mais il faut surtout que cette image ait du sens avec notre musique, avec notre message, avec qui on est en dehors de l’artistique. Je ne comprends pas qu’on puisse dévaloriser le talent et les créations d’une artiste parce qu’elle ne « plaît » pas physiquement, ou parce qu’elle n’est pas séduisante. On ne dirait jamais ça pour un homme. Il faut qu’on soit unies entre femmes, qu’on puisse défendre cette idée, se soutenir et mettre des limites pour qu’on ne puisse pas jouer avec nos vies et nos corps.
Vous avez un master en études de genre. Quelle est l’impact de cette formation universitaire dans votre pratique artistique ?
Cette formation m’a donné beaucoup d’outils pour comprendre le monde. Une fois qu’on met les lunettes du genre on ne voit pas la vie de la même façon. Moi ça m’a permis de comprendre certaines de mes expériences et ça m’a surtout permis de mettre des limites, de savoir quand un geste est déplacé, quand quelqu’un est en train d’abuser de son pouvoir, de comprendre mes droits et comment je peux réagir à certaines situations. Je ne serais pas la même personne si je n’avais pas fait cette formation. Je me suis rendue compte que mes revendications n’étaient pas nouvelles, que je n’étais pas folle, et surtout que je n’étais pas seule, il y a des femmes qui se battent depuis des siècles pour les mêmes choses, et je veux faire partie de ce mouvement, de ce changement. Je veux que les choses soient plus faciles pour les filles qui arriveront après moi donc j’ai des responsabilités.
Dans une table-ronde, vous vous êtes présentée comme une femme de couleur, pensez-vous que la lutte pour l’égalité homme-femme s’inscrit dans un contexte plus global d’une lutte contre toutes les discriminations (de genre, d’origine, d’orientation sexuelle,…) ?
Totalement, en tant que femme indienne et immigrante j’ai vécu des choses que mes amies françaises n’ont pas vécu. J’ai déjà été victime de propos racistes et sexistes. On m’a déjà confondue avec une femme de ménage, avec une prostituée, on a déjà cherché à me discréditer parce que je ne correspondais pas au modèle français. Je n’ai pas accès au même type de logements, aux mêmes aides, aux mêmes plateaux et c’est une réalité.
Je me considère comme féministe intersectionnelle, j’estime que les discriminations arrivent simultanément et que par conséquent les résultats se superposent et s’accumulent. J’ai vécu des choses qui sont autant liées à mon genre qu’à ma couleur de peau mais j’estime que j’ai de la chance comparée à d’autres personnes qui accumulent en plus d’autres couches de discrimination. Par exemple ma vie ne serait pas pareille si en plus de ça, j’étais homosexuelle ou handicapée.
Quels conseils donneriez-vous à une femme qui aimerait se lancer dans une carrière musicale ?
Je lui dirais de foncer, je lui dirais que le chemin ne sera pas toujours facile mais qu’elle vaut plus qu’elle ne le pense, qu’il faut qu’elle ne se laisse pas faire, qu’elle trace son chemin et qu’elle fasse des choix qui la rendront heureuse et fière de qui elle est !
Le nouvel album de Tracy De Sá “In power” est sorti le 22 octobre chez Ovastand
⇒ Retrouvez l’intégralité des interviews ici
Cet article fait partie du dossier GIRLS WANNA HAVE SOUND !.
Partager cet article