Girls wanna have sound

À la rencontre de Frédérique Joly

Directrice générale adjointe d’Arty Farty

- temps de lecture approximatif de 12 minutes 12 min - par Luke Warm

Dans le cadre de l’événement "A corps et à cris" proposé par le réseau de la Bibliothèque municipale de Lyon nous avons souhaité mettre à l’honneur les actrices du milieu musical lyonnais, avec une publication régulière de portraits durant toute la période de l’événement. Cette série d’interviews espère concourir à la visibilité de leur parcours, de leurs réalisations et donne à voir la multiplicité des métiers qu’elles occupent. Les femmes sont là, et nous leur avons donné la parole, en les questionnant notamment sur leur place dans ce milieu. Cette série de portraits est non exhaustive, mais nous aurions souhaité pouvoir toutes les interviewer.

Frédérique Joly par Richard Bellia

Directrice générale adjointe d’Arty Farty, Frédérique Joly fait partie de ces personnes de l’ombre qui ont permis à l’association lyonnaise de devenir un acteur culturel incontournable au niveau local, national et européen, que ce soit par l’organisation du festival Nuits Sonores (à Lyon mais aussi à Bruxelles, Tanger, en Colombie,…), du forum d’idées European Lab, le pilotage du réseau et média We Are Europe ou la gestion du creative hub Hotel71 (entre plein d’autres choses).

 

Quel est votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a amenée dans le milieu de la  musique ?

Je suis d’origine viennoise. Mon père, très féru de jazz et très actif dans le milieu culturel local, m’a embarquée très tôt dans ses activités.  Il avait lancé, avec la MJC locale, C’Rock radio dans laquelle il animait une émission de jazz. Adolescente, j’adorais aller là-bas, il y avait des grands bacs de vinyles dans lesquels je trouvais toujours des pépites. J’écoutais des groupes de rap comme N.W.A., ou Public Enemy. Quelques années plus tard, j’ai même animé une émission sur le sujet. L’expérience était super mais j’appréhendais beaucoup l’exercice du direct. Alors je n’ai pas continué. En revanche, chaque été, je participais bénévolement au festival Jazz à Vienne. Dans une petite ville comme celle-là, un festival de 15 jours imprime une marque extrêmement forte : là où d’habitude il ne se passe rien, vous voyez arriver des festivaliers par milliers, les terrasses s’animent, il y a de la musique partout et vous croisez des gens de tous horizons. Pas seulement les artistes internationaux mais aussi les professionnels, les médias, c’est un moment vraiment particulier qui a été pour moi comme une épiphanie : j’ai immédiatement été saisie par l’énergie collective, l’organisation des équipes qu’elles soient bénévoles ou professionnelles, j’ai aimé participer à tout ce qui ne se voit pas mais qui marche comme une horloge suisse pour que ça joue. J’ai été bénévole pendant dix ans, et cette expérience là a profondément marqué mon envie de travailler dans le secteur.

Pourtant, j’ai choisi de faire des études en histoire de l’art puis à l’I.E.P. de Lyon : je voulais faire du journalisme culturel ou travailler dans l’art contemporain. Surtout, je voulais quitter Vienne, Lyon ; je voulais vivre d’autres expériences. Je suis partie un an en stage de journalisme à New York où j’ai fait beaucoup de petits concerts underground, j’étais entourée de musiciens qui faisaient de l’électro expérimentale un peu barrée, qui jouaient dans des lofts ou des bars de Brooklyn. J’ai rencontré Arto Lindsay, David Byrne, j’ai rêvé de pouvoir, un jour, travailler dans la musique, organiser des concerts.

 

Comment est née Arty Farty ?

J’étais en fac d’histoire de l’art avec Violaine Didier (ancienne directrice artistique de Nuits Sonores). Quand je suis partie à New York, elle travaillait parallèlement à ses études au Pez Ner à Villeurbanne ce qui lui a donné vraiment le désir de programmer, de lancer sa propre aventure culturelle. Je poursuivais mes études quand elle m’a proposé de la rejoindre avec Cécile Chaffard pour monter un festival de musiques électroniques (plutôt d’ambiant, d’expérimentale et d’electronica). À l’époque, les Chicks On Speed avaient déclaré dans une interview qu’elles étaient “arty farty”, ça nous a fait marrer, on s’est dit que c’était un chouette nom pour un festival pointu, avec toute la dérision qu’il y a derrière. Nous étions étudiantes, on faisait tous les vernissages d’art contemporain, on allait dans tous les petits concerts. On n’avait jamais rien organisé. Donc c’était à la fois culotté et naïf. Plein de gens nous ont trouvées arrogantes, et on ne peut pas dire que cela se soit fait facilement.

On voulait faire un festival d’électro parce qu’à Lyon les musiques qu’on voulait voir en concert ne passaient jamais. Nous étions portées par le goût du défi et surtout de l’aventure collective. Nous avons réussi un truc fou, en quelques mois, en fédérant des bénévoles autour de nous et avec le soutien de Michel Jacques à l’époque Directeur de la MJC Perrache, Jean-Pierre Gallet et Marie-Paul Coassy de la SEM Lyon Confluence (aujourd’hui SPL) qui nous ont permis de réaliser le festival. Trois mois plus tard, on rencontrait Vincent Carry dans le cadre d’une réunion que la Ville de Lyon avait organisée. On a passé une après-midi et quelques soirées à rêver à ce qu’on pouvait réaliser ensemble. Nuits Sonores est né comme ça, mais c’est une autre histoire !

 

Pouvez-vous décrire votre métier ?

Au départ, j’étais la responsable administrative, puis la directrice administrative et aujourd’hui je suis directrice générale adjointe. Ces intitulés de poste correspondent à mon évolution tout autant qu’à l’évolution de l’association. Arty Farty aujourd’hui est à la tête d’un écosystème de structures, elle emploie directement ou via ses filiales près d’une centaine de salariés. Nous avons donc progressivement intégré des équipes, créé des pôles pour organiser le travail. Mon rôle est de participer à la stratégie et au pilotage de l’association et de ses filiales ; ma casquette d’administratrice me place plutôt du côté administratif et financier, mais je travaille aussi beaucoup sur le management et le suivi de projets aux côtés des équipes opérationnelles. Enfin je suis très investie sur tous les développements européens d’Arty Farty et ses différents projets internationaux.

 

Quelles sont les figures féminines qui vous ont marquée dans votre parcours ? Auxquelles vous avez pu vous identifier, ou qui ont compté dans votre construction personnelle ? Au contraire, y a-t-il des figures qui vous ont manqué dans cette identification ?

J’ai rencontré et travaillé avec des femmes qui m’ont marquée par leur talent, leur intelligence, leur capacité à imposer un charisme naturel sans posture : Mercedes Giovinazzo par exemple, que j’avais rencontrée à l’époque où elle était à la tête du réseau Culture Action Europe, impressionnante d’éloquence et de détermination, ou Georgia Taglietti, la directrice de communication de Sónar qui est une femme absolument brillante, qui anime la branche espagnole du réseau Shesaid.so. Elle fait beaucoup de mentorat pour des femmes qui cherchent à développer des projets, à monter en compétence. C’est quelque chose qui m’a manqué et que j’aimerais pouvoir proposer moi-même aujourd’hui. C’est très difficile quand on se construit professionnellement sans filet comme nous l’avons fait, par l’apprentissage sur le terrain, de se sentir totalement légitime dans ses fonctions et j’aurais aimé avoir plus de figures féminines inspirantes autour de moi pour me coacher ! Je suis d’une génération où les femmes doivent être fortes sur tous les terrains et ne jamais montrer de difficultés. Ce qui les rend quelquefois bien peu aimables entre elles, paradoxalement, là où on attendrait plus de solidarité.

Aujourd’hui je suis entourée de femmes fortes qui équilibrent assez bien les forces dans notre organisation comme Virginie Sozzi, DGA de Culture Next et Anne-Caroline Jambaud, directrice du pôle idée d’Arty Farty. Toutes les deux sont très différentes. Virginie a la maîtrise, l’expertise, une force de travail incomparable, elle ne renonce jamais. Anne-Caroline est un concentré d’intelligence et d’érudition, elle est joyeuse et généreuse, soucieuse de partager ses pensées, ses idées, tout ce qui l’anime. Je les admire beaucoup toutes les deux et je me réjouis tous les jours de travailler avec elles, car une vraie cohésion féminine existe entre nous.

Parmi les artistes qu’on a pu programmer, je voudrais citer Flore ou Jennifer Cardini, que j’adore pour leur sincérité, leur exigence dans leur métier d’artiste. Ce sont de véritables figures de la musique électronique qui ont joué dans les meilleurs clubs, se sont frottées à ce milieu hyper masculin et ont réussi à mener leur carrière, à imposer leurs choix.

A l’occasion des forums European Lab nous avons aussi eu la chance de recevoir des réalisatrices de documentaires comme Hind Meddeb ou Flore Vasseur qui m’intéressent en particulier pour le regard qu’elles portent sur le monde et que je trouve toujours justes, saisissantes de conviction.  Enfin, je citerai Camille Louis, dramaturge, docteure en philosophie, que nous avons reçue plusieurs fois. C’est une personnalité singulière, à la fois vibrante de fragilité et de courage, de liberté aussi, guidée par un engagement total sur le front de l’activisme politique. Très inspirante.

 

Dans votre parcours, vous avez très tôt pris un poste à responsabilités dans  une association qui a vu son activité croître de façon exponentielle : en tant que femme, avez-vous parfois éprouvé des difficultés pour faire votre place dans ce milieu ? Avez-vous dû vous battre pour être reconnue et légitime?

Oui parce que l’association n’a cessé de grandir, de multiplier les projets et que j’ai abordé mon métier avec la volonté d’y arriver quel que soit le challenge, sans broncher, sans jamais perdre le rythme.

Je suis devenue maman et le retour de mon premier congé maternité a été très brutal parce que je voulais retrouver ma place mais que cela n’était pas possible avec un enfant. Notre métier est un métier de convivialité, beaucoup de choses se disent et s’imaginent sur des temps informels dont j’ai été exclue jusqu’à ce que je puisse à nouveau m’organiser pour vivre de la même façon que les hommes autour de moi.

J’ai eu globalement de la chance parce que les hommes qui m’entourent à Arty Farty sont plutôt attentifs à ces sujets. Mais certains comportements persistent, ils sont là, et il faut batailler contre.

J’ai quelquefois eu le sentiment de devoir me battre pour être reconnue mais je suis aussi consciente d’avoir beaucoup douté et finalement d’avoir été quelquefois un faible agent de moi-même. Les hommes n’ont jamais de difficultés à se mettre en avant, à prendre ce qui est devant eux. J’ai laissé passer comme ça quelques possibilités.

 

Une étude du CNM sur la visibilité des femmes dans les festivals de musique est parue il y a quelques mois : le constat global est net, les femmes sont bien moins programmées que les hommes, qu’elles soient artistes solo ou musiciennes dans des groupes (seulement 14% des artistes programmées en 2019). Ce n’est pas la première étude  sur le sujet, et on peut dire que c’est un des enjeux dont les salles de concerts et festivals devront s’emparer, ou se sont déjà emparés comme Nuits Sonores. Comment l’association Arty Farty a-t-elle été amenée à réfléchir et à s’engager sur cette question  ? 

C’est une question qui nous anime depuis assez longtemps et sur laquelle nous avons évolué avec détermination depuis une petite dizaine d’années. À travers le programme We Are Europe par exemple qui propose aujourd’hui une sélection de 64 artistes paritaires chaque année; à travers également les conférences que nous proposons régulièrement à European Lab pour sensibiliser nos audiences et faire avancer le débat. Au Sucre aussi où nous organisons régulièrement des cours de Djing réservés aux femmes. Quand nous avons commencé à proposer des espaces de curation aux artistes dans le cadre du programme A Day With de Nuits Sonores, on a tout de suite décidé d’avoir une sélection de curateurs paritaires. En revanche, les femmes artistes en charge de la co-programmation ne proposent pas forcément des filles. La parité n’est pas une évidence dans un contexte où les femmes dans les musiques électroniques sont plus rares. Il y a des headliners bien sûr, comme Peggy Gou, ou The Blessed Madonna, mais elles sont bien moins nombreuses, et dans des esthétiques très variées, donc cela demande une approche différente, d’adapter la narration de la programmation, l’édito etc. C’est un challenge que notre équipe artistique relève aujourd’hui chaque année. La dernière édition de Nuits Sonores était exemplaire en ce sens parce qu’elle était en grande partie paritaire. Mais cela reste encore un défi. C’est pourquoi pour favoriser l’émergence d’une nouvelle scène féminine nous organisons des cours de Djing et des Masterclass pour former des filles productrices.

 

Le hashtag #musictoo est régulièrement à la Une ces derniers mois : la parole  se libère pour dénoncer des situations de harcèlement sexuel très installées dans le milieu de la musique. Quel est votre regard sur cette actualité ? Que pensez-vous des initiatives comme D I V A, Paye Ta Note ou Change de disque ?

Tant mieux si toutes ces initiatives s’organisent. Ce qui est très positif c’est que plus personne ne peut prendre ce sujet légèrement.  Cette libération de la parole a permis une véritable prise de conscience qui oblige à la vigilance et à de vrais questionnements sur les moyens d’empêcher ces comportements.

En parallèle il faut donc aussi observer les actions concrètes qui sont mises en oeuvre. Il y a aujourd’hui plein d’associations ou d’organisations qui proposent d’accompagner des professionnels de la musique notamment des festivals qui souhaitent s’engager sur ces sujets et sensibiliser à la fois leurs équipes et leur public. L”association Consentis par exemple accompagne Arty Farty depuis trois ans pour mettre en place des campagnes de sensibilisation pour une culture du consentement sur le site principal de Nuits Sonores. Il y a aussi l’association Act Right qui propose aux structures du monde de la nuit des outils et des conseils pour qu’ils deviennent acteurs du changement. Les actions proposées par ces organisations peuvent prendre plusieurs formes comme des formations pour éviter de minimiser ou banaliser les violences sexuelles, des chartes à communiquer au personnel et des protocoles à suivre en cas de situation de violence rapportée, etc. Je pense que ce sont aussi ces initiatives qui permettront d’opérer un changement profond et durable des comportements.

 

Avant son annulation, le festival Nuits Sonores 2020 avait annoncé un nouveau  programme, Dance to act! centré sur des performances, lives, discussions, projections et ateliers engagés autour de l’environnement, de la culture LGBTQI+, de l’urgence sociale. Pensez-vous que la lutte pour l’égalité homme-femme s’inscrit dans ce contexte  plus global d’une lutte contre toutes les discriminations et inégalités ?

… Oui et non. Oui parce qu’il faut bien s’attacher à lutter contre toutes les discriminations et inégalités. Non parce qu’il faut arrêter de globaliser, de tout résumer sous des étiquettes réductrices et peu compréhensibles pour une grande partie de la population. Il faut pour chaque sujet donner la parole et sensibiliser. Mais cela doit se faire avec tout le monde. Pas seulement avec ceux qui présument détenir la vérité. Quand nous avons lancé Dance to act!, nous avons eu de nombreux débats sur la journée dédiée aux luttes LGBTQI+. La base line initiale du projet était “all gender all together” et devait promouvoir une vision inclusive et universelle positive, qui est à mon avis, le sens de ce que nous essayons de faire à Arty Farty. Il y a eu de nombreux débats parce que le sous-titre ne plaisait pas à certaines associations partenaires du projet qui souhaitaient que nous adoptions une posture plus radicale. Dans les communautés LGBTQI+ il y a plusieurs courants de pensées, comme dans le féminisme. Il faut donc réfléchir, échanger, débattre, chaque sujet demande une exigence intellectuelle et la capacité d’entendre, de changer de point de vue, de convaincre l’autre. Je me sens féministe à plusieurs égards mais je me suis heurtée à beaucoup de radicalité, et je n’ai pas trouvé le courant de pensée qui réellement réponde à ma vision du monde. Nous ne sommes pas dans une époque qui comprend la nuance, et c’est pourtant ce qui nous permettrait d’avancer sans brutaliser, d’infuser durablement de nouveaux comportements.

 

⇒ Retrouvez l’intégralité des interviews ici

Cet article fait partie du dossier GIRLS WANNA HAVE SOUND !.

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