La ville vivante

Réconcilier l’espace urbain et la biodiversité

- temps de lecture approximatif de 10 minutes 10 min - Modifié le 15/07/2022 par Maud C

Selon les projections de l’ONU, les deux tiers de la population mondiale seront citadins en 2050. Tendance inexorable, les villes gagnent du terrain et sont pointées du doigt pour leur lourde responsabilité dans le dérèglement climatique, la disparition accélérée de la biodiversité et la détérioration de nos cadres de vie. Dans le même temps, les espaces ruraux deviennent de plus en plus hostiles au vivant avec l’utilisation de produits phytosanitaires, le déboisement des forêts, l'agrobusiness, la chasse… Penser une ville plus vivante, plus naturelle, plus stimulante, semble devenir une nécessité à la fois pour la survie de nombreuses espèces de faune et de flore sauvages mais aussi pour la santé physique et mentale des citadins.

Tour Londres Oiseaux, Renan Brun, Pixabay
Tour Londres Oiseaux, Renan Brun, Pixabay

Une nouvelle alliance entre citadins et nature

L’éclosion d’une ville vivante

Tout d’abord construite sur un rapport d’opposition à la nature, symbole de culture et des relations humaines, la ville est un monde à part. En France, peu d’espaces naturels urbains existaient avant le XIXème siècle. Il faut attendre la fin du XIXème siècle pour que la nature réinvestisse la ville avec quelques parcs, des arbres plantés sur les places et le long des voies de communications. Ces innovations découlent de la pensée hygiéniste de l’époque et des réclamations des populations rurales, fraîchement arrivées en ville. C’est au milieu du XXème siècle que la nature s’installe réellement en milieu urbain. Les pouvoirs publics prennent le sujet en main avec un plan interministériel de réduction des risques liés aux pesticides en juin 2006 : ECOPHYTO 2018.

Dans ce contexte, la ville pourrait-elle être source de régénérescence de la biodiversité et de la vie urbaine ? Pouvons-nous imaginer une nouvelle alliance entre citadins et nature ? C’est autour de ces questions que l’urbaniste Émeline Bailly, la psychologue environnementale Dorothée Marchand et l’ingénieur Alain Maugard ont choisi de croiser leurs regards, leurs expériences et leurs réflexions dans l’ouvrage Biodiversité urbaine pour une ville vivante. Les auteurs appellent à un véritable changement de paradigme afin d’améliorer la qualité de vie urbaine et le bien-être des citadins, promouvoir une biodiversité riche et fondatrice, tout en réduisant l’impact de nos villes sur le climat.

« La biodiversité urbaine ne renvoie pas seulement à la diversité et à la richesse des essences, elle s’intéresse surtout aux fonctionnements, aux relations entre les organismes vivants et leur milieu. » Philippe Clergeau, professeur au Muséum d’histoire naturelle et expert-consultant en écologie urbaine depuis plus de 25 ans

Ce concept de biodiversité urbaine nait en même temps que le métier d’écologue en biodiversité urbaine. Ce dernier a pour mission d’étudier chacun des milieux composant l’écosystème urbain, analyser les interactions des milieux et l’adaptation des espèces à cette mosaïque. L’écologue est par la suite amener à travailler de manière pluridisciplinaire avec les urbanistes, les architectes, les paysagistes sociologues ou encore les psychologues. Son objectif : définir les meilleur compromis en termes d’aménagement et de gestion de l’espace urbain pour préserver la biodiversité et satisfaire aux besoins des citadins, qui sont demandeurs de nature mais restent attachés à la sécurité et à la culture du propre.

Hormis ces quelques réticences, l’impact d’une ville plus verte sur le bien-être n’est plus à démontrer, avec le rafraichissement de la température, la régulation des pollutions atmosphériques ou hydrologiques, la limitation des invasions biologiques et la baisse du CO2. Les bénéfices de ce réensauvagement sont nombreux. Comment s’y prennent les villes pour opérer une telle transformation ?

 

Une capitale résensauvagée

Si certaines d’entre elles ont développé leur biodiversité « par défaut », comme Berlin et ses nombreux terrains laissés en friche dans les années 1950-1960, ou Rome, devenue ville verte suite à la désaffection des sites antiques par les pouvoirs publics, d’autres adoptent de véritable politiques de végétalisation. C’est le cas de Paris, où les écologistes, les protecteurs de la nature, les Parisiens de toute obédience et les élus œuvrent sans relâche pour redonner une âme et un charme discret à une capitale que l’on pourrait croire abandonnée aux voitures. Claude-Marie Vadrot, journaliste spécialiste de l’environnement, se fait le témoin de cette nouvelle ère dans son ouvrage Paris sauvage.

Selon lui, l’âge d’or de la biodiversité parisienne débute au XIXème siècle avec l’aménagement de ces 28 jardins dont le Parc Clichy (6,5 Hectares), le Parc de Seine, le Parc Batignolles (1, 7 hectares) la création de 280 squares, auxquels il faut ajouter une bonne centaine de jardins partagés animés par des associations de quartier, sans compter les 2500 autorisations données aux parisiens de végétaliser le pied des arbres d’alignement. A Paris, l’interdiction de tous les pesticides est entrée en vigueur en 2014. Cette politique « zéro phyto » marque la « réhabilitation » de l’herbe qui n’est plus qualifiée de « mauvaise » et la réintroduction progressive de nombreuses espèces végétales et animales.

Claude-Marie Vadrot évoque l’illustre cimetière du Père Lachaise, l’un des plus grand espace vert de la capitale, créé au début du XIXème siècle et agrandi à six reprises pour atteindre les 44 hectares en 1850, soit la superficie du Vatican. Son architecte, Brongniart, qui avait rêvé la nécropole comme un jardin anglais avec de belles allées sinueuses et de grands arbres, serait sans doute très étonné de voir la vie foisonnante qui se déploie sur le site malgré les 3,5 millions de visiteurs par an. Le cimetière compte plus de 5000 arbres et 300 espèces végétales. Renards, fouines, pipistrelles s’épanouissent dans cet écrin de verdure tandis que les merles, mésanges bleues et charbonnières chantent pour les 600 000 âmes au repos. La colline à l’abri des voitures, du bruit et des lumières de la capitale attire même de nouvelles espèces comme la chauve-souris pygmée ou le blongios nain, plus petit héron d’Europe.

« Elle est prodigieuse la force de la nature qui se réinstalle dans les espaces qui lui ont été dérobés. Une situation nouvelle dont chaque Parisien peut mesurer l’évolution rapide sans être naturaliste. » Claude-Marie Vadrot, auteur de Paris Sauvage

 

La cité multispéciste

 

Faune sauvage

Au printemps 2020,  les habitants des villes du monde ont vu apparaitre des animaux sauvages sous leurs fenêtres : canards, chevreuils, paons, kangourous, singes, alors que nous étions confinés pour combattre le virus Sars-CoV-2, transmis aux hommes en raison de leur promiscuité avec d’autres animaux sauvages : pangolins, serpents, chauve-souris… Dans son ouvrage Zoocities : des animaux sauvages dans la ville, la philosophe Joëlle Zask s’étonne de la simultanéité entre le développement de cette zoonose et la découverte émerveillée de nouvelles espèces qui élisent domicile dans nos villes. Ce paradoxe nous interroge sur la bonne distance à conserver avec la faune sauvage, afin de composer entre le plaisir de se « reconnecter à la nature » et le risque de contracter une maladie.

L’augmentation du nombre d’animaux sauvages dans les villes est un fait avéré. Rien que dans la métropole de New York, on dénombre 600 espèces sauvages : des cerfs, des coyotes, des phoques dans le Bronx, des ratons laveurs, des faucons à Manhattan, des baleines dans le Queens, des renards roux dans les terres ou encore des hiboux à Brooklyn. Autant les urbains cohabitent de manière plutôt intelligente avec la flore, autant cela est moins naturel avec la faune. La peur des risques sanitaires et les déambulations imprévisibles y étant pour beaucoup.

Afin de rendre cette coexistence envisageable, Joëlle Zask imagine une cité multispéciste, élève de la nature, avec des espaces qui organiseraient des « barrières » naturelles, des niches et des passages pour les animaux. Il ne s’agit ni d’aspirer des zones de nature de l’extérieur de la ville ni d’en créer de nouvelles, mais de partager l’espace avec les animaux qui pourraient y séjourner tout en restant sauvages. Ainsi, la ville ferait figure de « nouvelle arche de Noé » à l’heure des bouleversements climatiques

« Que dit de notre conception de la ville, et plus largement de la vie humaine, l’impression dominante que les animaux, si fascinants qu’ils soient, n’y sont pas à leur place ? » Joëlle Zask, auteure de Zoocities : des animaux sauvages dans la ville

Scorpions, kangourous, sangliers, coyotes, léopards : saviez-vous que toutes ces bêtes vivaient si près de chez vous ? Nicolas Gilsoul, docteur en sciences, architecte et paysagiste nous propose de partir à leur rencontre au travers des récits illustrés de Bêtes de villes: petit traité d’histoires naturelles au cœur des cités du monde. Parmi elles, nous trouvons de véritable envahisseurs comme le sanglier, à qui l’on apporte un complément alimentaire composé de maïs directement dans la forêt afin qu’il évite de saccager les cultures. Cela ajouté à d’autres facteurs tels que les corridors écologiques qui facilitent les mobilités du vivant et la porosité des villes, on dénombre plus de 35000 sangliers dans les parcs de Berlin. En France,  les terrains de golf sont très appréciés de ces porcs sauvages.

D’autres espèces mutent, en adaptant leurs comportements ou leurs physiques pour survivre aux conditions de vie urbaines. C’est le cas de la souris à pattes blanches, que l’on peut croiser dans les parcs de New York. En mangeant des pizzas, des hot-dogs et des chips, elle a développé plus de gènes impliqués dans la digestion des acides gras que sa cousine campagnarde. A l’occasion de cette étude, les chercheurs ont également découvert qu’elle possédait un groupe de gènes qui résistent aux métaux lourds. Parmi les comportements étonnants figure celui de la corneille de Tokyo qui se place sur un feu tricolore et laisse tomber des noix sur des passages cloutés afin que les voitures les écrasent.

 

Flore érudite

Nicolas Gilsoul ne souhaitait pas s’arrêter là dans sa soif de reconnexion au vivant. Avec son second opus, Chlorophylle & bêtes de villes, il poursuit ses pérégrinations urbaines en y incluant la flore, « volubile et silencieuse ». Dans nos cités, la présence des plantes, animaux et insectes donne lieu à des réflexions sur l’architecture, la géopolitique, la mondialisation, l’ancrage local à la terre, les inventions, la culture et l’histoire. L’auteur enjoint à les écouter, à composer nos villes avec cette biodiversité qui peut se révéler une véritable alliée dans la lutte contre la pollution atmosphérique.

C’est la surprenante faculté du Haricot parisien, qui a servi d’indicateur dans la lutte contre la pollution à l’ozone en Ile de France dans le cadre du Programme BIPA (Bio indication de la pollution de l’air) de 2014 à 2016. A l’instar des feuilles de tabac et de trèfles qui jaunissent, les feuilles de ce légume vert changent de teinte et nécrosent, ses gousses deviennent plus petites et moins nombreuses en présence d’une forte concentration en ozone dans l’air. Un indicateur fort utile pour Santé publique France, qui estime à un demi-millier par an, le nombre de décès liés à une surexposition à l’ozone, gaz issus du trafic routier, mais aussi de l’industrie et du chauffage résidentiel.

Si vous cherchez d’autres histoires de bêtes et plantes érudites, Nicolas Gilsoul vous donne rendez-vous en vidéo sur le site de son éditeur Fayard.

« A l’heure où les villes du monde s’engagent dans une nouvelle légende, où elles invitent toujours plus de végétal dans leurs rues, sur leurs toits et aux creux de leurs mailles, Chlorophylle compose un jardin inédit, une mosaïque d’écosystèmes et d’improbables voisinages. », Nicolas Gilsoul, auteur de Chlorophylle & bêtes de villes

 

 

 Explorez la nature en ville

 

Observer et inventorier

Maintenant que la biodiversité des villes n’a plus de secrets pour vous, nous vous invitons à aller sur le terrain afin d’observer les oiseaux, insectes, arbres, fleurs et jusqu’au brin d’herbe qui dépasse obstinément du trottoir. Grâce au Guide de la nature en ville et ses 1500 photos détaillées, vous pourrez apprendre à reconnaître plus de 900 espèces  au gré de vos flâneries en milieu urbain. Quant à Tous dehors en ville, il vous permettra de vous mettre dans la peau d’un animateur nature en réalisant 60 activités avec des enfants de 1 à 12 ans, lors de vos sorties au parc, dans votre rue ou encore sur votre balcon.

Euphorbe, laiteron maraîcher, ortie ou armoise commune : elles ont pour point commun de réussir à s’enraciner dans le béton, le bitume ou le goudron.  Celles que l’on nomme vulgaires, spontanées piquent votre curiosité ? Rejoignez le programme Sauvages de ma rue , membre du dispositif Vigie-Nature, qui aide les citadins à reconnaître les espèces végétales qui poussent dans leur environnement immédiat. Même sans aucune connaissance en botanique, et grâce à l’utilisation d’outils simples mis à disposition, vous pourrez faire la liste des espèces qui poussent dans votre rue et envoyer vos données dans les bases de données du Muséum national d’Histoire naturelle et de l’association Tela Botanica, qui pourront les analyser.

Elles permettront d’avancer sur la connaissance de la répartition des espèces en ville et sur l’impact de ces « brèches urbaines » sur la qualité de la biodiversité. Les données pourront éventuellement être fournies aux collectivités désirant en savoir plus sur leur diversité végétale. Vous participerez ainsi à l’inventaire de l’écosystème urbain, à une échelle plus fine : celle de la rue, pour laquelle les listes d’espèces est encore lacunaire.

 

Militer

La nature en ville est un formidable terrain de jeu pour les flâneurs urbains et les sciences participatives, mais les citadins peuvent également avoir un rôle actif dans la réappropriation de l’espace urbain. Cette pratique militante est connue sous le terme de « Green guerilla ». Ophélie Damblé, trentenaire parisienne reconvertie dans l’agriculture urbaine, a choisi de mettre à portée de tous ces moyens d’actions novateurs dans sa bande-dessinée Guerilla green: guide de survie végétale en milieu urbain, qu’elle a publié avec le dessinateur Cookie Kalkair. Elle y relate ce qui l’a poussé à changer de vie pour apprendre à faire pousser des légumes au sein d’une pépinière de quartier basée à Pantin, La Cité Fertile.

Potager urbain, plantes d’intérieurs, herboristerie, activisme végétal urbain… sur son blog Ta mère nature, elle propose un large choix de formations et vidéos qui s’adresse aux « cancres qui n’ont pas la main verte ». Pour elle,  il ne suffit pas de manger bio pour sauver la planète, mais plutôt de considérer que chaque petit acte peut avoir un impact positif dans la vie de chacun, sur son entourage et  la société toute entière. La jeune militante souhaite sortir des clichés véhiculés sur le jardinage urbain pour en faire une action de partage, qui renforce un lien social indispensable pour affronter les décennies à venir.

« Il faut s’emparer de la ville par l’intermédiaire d’une “désobéissance civile pacifique”. », Ophélie Damblé, auteure de Guerilla green: guide de survie végétale en milieu urbain

 

 

Pour poursuivre nos explorations citadines :

Où se cache la biodiversité en ville ?: 90 clés pour comprendre la nature en ville / Philippe Clergeau, Nathalie Machon

Plus verte la ville ? / numéro conçu par Luc Le Chatelier et Charlotte Fauve, Télérama,

Flore des villes: de France, de Suisse et du Benelux / Vincent Albouy

Sauvages de ma rue : guide des plantes sauvages des villes de France / sous la direction de Nathalie Machon et Eric Motard ; par Marion Depraetere, Aurélie Lacoeuilhe, Sébastien Lesné…

 

 

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