Sport et histoire
Publié le 12/06/2023 à 17:18 - 5 min - Modifié le 16/06/2023 par Guillaume
« Un match historique ! ». Dans la préface d’ "Une histoire de France en crampon", l’historien Patrick Boucheron rappelle combien cette expression, employée à l’excès par les commentateurs sportifs, s’avère plus souvent qu’il n’y paraît. Les événements sportifs racontent la grande histoire à leur manière. Longtemps relégué dans les marges de la science historique, le sport connaît un retour en grâce, comme en témoignent plusieurs publications récentes. L’influx vous en propose une rapide présentation.
Le sport pour subvertir les dominations
Dans son histoire du sport, Thierry Terret rappelle que les historiens français sont longtemps restés hermétiques à cet objet « populaire ». A l’inverse de leurs homologues américains qui se sont emparés de cette question pour « aborder de front les problématiques raciales ». Deux parutions récentes illustrent cette approche.
Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle, de Nicolas Martin-Breteau, aux éditions de l’EHESS.
L’auteur prend la ville de Washington comme terrain d’analyse. Il raconte comment, dès le XIXe, les Africains-Américains ont fait du sport un espace de lutte pour l’égalité. L’oppression et la violence raciale passe par le corps. C’est donc par le corps et l’éducation physique que les Noirs américains cherchent à « subvertir l’ordre social dominant ». Une excellente étude, très documentée, sélectionnée à sa sortie par les bibliothécaires de Lyon !
Avec son Histoire politique du ring noir, de Tom Molineaux à Muhammad Ali, Chafik Sayari se situe dans les mêmes perspectives. Il nous propose une histoire de quelques grands boxeurs noirs tramée avec celle des relations raciales aux USA, depuis les rings improvisés dans les plantations jusqu’au destin de Muhammad Ali. Là encore, sport et politique sont indissociables. « Le ring a toujours été un terrain de mise en scène de la domination raciale et de sa contestation ».
Le sport, c’est vieux comme Hérode
De boxe, il est aussi question dans A poings fermés de Jean-Manuel Roubineau. Déjà auteur en 2016 d’une biographie de Milon de Crotone, la première grande star du sport olympique, l’historien nous fait entrer dans les vestiaires des boxeurs grecs. Tout y passe : techniques, accessoires, entrainement, origines sociales des pugilistes… Au-delà de cette plongée dans le quotidien des boxeurs, A poings fermés analyse comment la Cité grecque se reflète « au miroir de la boxe ».
Le sport pour faire l’histoire “par le bas”
On le voit, le sport est au carrefour de l’histoire du corps, de l’histoire culturelle et de l’histoire sociale. Certains sports, notamment le football, se révèlent particulièrement adaptés pour raconter une histoire « par le bas », à partir non pas des élites, mais des gens ordinaires. Le journaliste Mickaël Correia s’y est essayé en 2018 avec son Histoire populaire du football.
Un ouvrage particulièrement ambitieux qui propose de nombreux éclairages. Il parcourt tous les continents, étudie autant les luttes antifascistes que l’anticolonialisme assumé par certaines équipes africaines et sud-américaines ou que la culture politique des supporters, les résistances à l’industrialisation du sport… Loin de n’être qu’un nouvel « opium du peuple », le football que raconte Correia est éminemment politique, porté par « celles et ceux qui en ont fait une arme d’émancipation ».
Vies minuscules et grande histoire
Car l’histoire du sport, c’est aussi l’histoire des sportifs eux-mêmes et de leur engagement dans l’histoire mondiale. La biographie de sportifs est un genre en vogue. Lorsqu’elle se pare des outils de l’historiographie, elle constitue une porte d’accès originale vers une époque révolue. Elle permet également d’appréhender au mieux les conditions socio-culturelle, politique et économique qui ont déterminé la vie des sportifs. Deux livres parus en 2022 racontent ainsi les destins opposés de deux footballeurs durant la Seconde Guerre mondiale.
Dimitri Manessis et Jean Vigreux retracent le parcours de l’antifasciste Rino Della Negra, jeune ailier droit talentueux du club parisien le Red Star, passé à la résistance clandestine en 1943, fusillé au Mont-Valérien en 1944. A travers son portrait, c’est toute une tradition de lutte ouvrière et communiste, toute l’histoire de l’immigration italienne qui se déplient sous nos yeux.
A l’opposé, la vie du capitaine de l’équipe de France de football Alexandre Villaplane se conjugue avec le collaborationnisme le plus zélé. Lui aussi enfant des quartiers, il devient capitaine des bleues lors de la première coupe du monde organisée en Uruguay (1930). En 1944, il rejoint les rangs de la SS, prêtant serment de fidélité à Hitler. Il perpétuera, avec sa section, de nombreux massacres, avant d’être exécuté en décembre 1944.
Le sport dresse un pont entre la petite et la grande histoire. Par son étude, les historiens analysent aussi « les lignes de force qui l’entourent » (Thierry Terret). On peut ainsi voir se rejouer sur les terrains les conflits géopolitiques mondiaux. La toute récente Histoire sportive de la guerre froide de Sylvain Dufraisse, analyse comment les deux blocs ont utilisé le sport comme espace d’affrontement. Comment la compétition entre sportifs, souvent à leur corps défendant, se faisait l’écho de la compétition guerrière entre l’Est et l’Ouest.
Le sport, ou la continuation de la politique par d’autres moyens.
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