Nourrir la France pendant la Grande Guerre
Répondre aux besoins de l’armée (2/2)
Publié le 18/05/2020 à 16:42 - 16 min - Modifié le 19/05/2020 par ABC
Comme nous l’avons vu dans la première partie de l’article, la Grande Guerre a bouleversé les habitudes alimentaires de la population civile française. Parallèlement, approvisionner les troupes en denrées alimentaires fut un véritable exploit logistique pour le haut commandement de l’Armée française tout comme confectionner les plats et les acheminer vers les tranchées constitua, pour les soldats cuisiniers et ravitailleurs, un réel défi quotidien.
Comme nous l’avons vu dans la première partie de l’article, la Grande Guerre a bouleversé les habitudes alimentaires de la population civile française. Parallèlement, approvisionner les troupes en denrées alimentaires fut un véritable exploit logistique pour le haut commandement de l’Armée française tout comme confectionner les plats et les acheminer vers les tranchées constitua, pour les soldats cuisiniers et ravitailleurs, un réel défi quotidien.
En août 1914, la France entre dans le premier conflit mondial et recentre toutes ses forces et ressources autour de l’effort de guerre. Etant donné qu’elle mobilise en permanence trois millions de soldats sur un front de 700 kilomètres, il est assez facile d’imaginer l’immense quantité d’aliments nécessaires à l’approvisionnement de l’armée. Des denrées qu’il était impératif de produire, de transporter et de conserver pour pouvoir les transformer et les distribuer.
Pensant que la guerre serait de courte durée, le haut commandement sous-estima le problème du ravitaillement. La réalité s’est avérée tout autre : le conflit s’installa et prit une dimension inédite. Jamais, dans l’histoire de la guerre, il n’y eut une concentration de combattants aussi importante sur une période aussi longue.
Le développement de l’industrie alimentaire
En France métropolitaine
Les besoins croissants de l’armée en nourriture eurent pour conséquence la réouverture de nombreuses usines et la conversion de plusieurs d’entre elles à l’industrie de guerre. Solide au début du siècle, l’industrie des pâtes alimentaires trouva à cette période un nouvel élan. L’industrie de la conserverie connut, quant à elle, un véritable essor, tant dans les zones côtières spécialisées dans le traitement du poisson que dans les régions d’élevage qui stimulèrent l’industrie de conserve de viande. Sans compter les petites conserveries de spécialités régionales comme le confit d’oie et de canard, les rillettes ou le cassoulet. L’effet d’aubaine s’est vérifié sur les activités locales artisanales charcutière, pâtissière et chocolatière, pour lesquelles les achats massifs de l’intendance télescopèrent une demande privée en forte hausse elle aussi, notamment par les milliers de colis garnis de spécialités locales envoyées aux soldats par leurs familles, connaissances ou marraines. Parmi les maisons qui profitèrent de l’essor de cette période, le grenoblois Lustucru pour les pâtes alimentaires, et la maison nantaise Saupiquet ainsi que l’entreprise bretonne de Pierre Chancerelle dont Connétable deviendra la marque la plus réputée pour la fabrication des conserves de poisson.
…ainsi que dans les colonies
Aussitôt appelées à l’effort de guerre, les colonies développèrent leurs activités spécifiques, agricoles comme industrielles. Terre à blé dur, l’Afrique du Nord fut encouragée à intensifier la culture de cette céréale pour alimenter l’industrie des pâtes, gourmandes en semoule, sa principale matière première. Outre les producteurs de riz de Camargue, ceux d’Indochine furent sollicités par l’armée, de même que les producteurs de sucre et de rhum des Antilles françaises et de la Réunion. En Afrique occidentale française, les producteurs d’oléagineux s’activèrent, encouragés par la garantie de vendre toute leur production au service de ravitaillement des armées.
De fait, en métropole comme dans les colonies, la guerre ouvrit une période faste pour le secteur agro-alimentaire. Elle fut une incontestable opportunité d’enrichissement.
Entreposer la nourriture
Une fois acquises ou collectées, les denrées alimentaires devaient être livrées à leurs destinataires sous forme d’aliments prêts à la consommation. Cela supposait, pour la plupart d’entre elles, de passer par une étape de transformation. Le haut commandement avait, pour cela, fondé un réseau de « stations magasins » qui servaient à l’entrepôt et au traitement des vivres. Chaque station était rattachée à un corps d’armée et devait lui fournir un nombre fixe de rations pour les hommes – pain, viandes, légumes secs et céréales – mais aussi des rations pour les chevaux.
En plus des installations de stockage, la station magasin abritait ou fonctionnait en parallèle avec des unités de transformation et de préparation des aliments, comme les abattoirs, une boulangerie, une brûlerie à café. Depuis les stations magasins, les marchandises étaient donc transportées au jour le jour, selon les besoins de l’armée déployée dans le secteur, jusqu’aux entrepôts installés le plus près de la ligne de front. Elles étaient ensuite acheminées vers les cuisines fixes et roulantes selon le cas.
Il faut dire que les Français, pourtant inventeurs de la machine à produire le froid, négligèrent ces équipements car la population refusait de consommer autant la viande congelée que les conserves. L’armée, loin d’être réceptive aux idées nouvelles, s’en tint à sa conception traditionnelle du ravitaillement des troupes en campagne. Celui-ci ne nécessitait pas d’équipements frigorifiques puisque le bétail arrivait vivant sur le théâtre des opérations.
Manger au front : entre nouveautés culinaires et “mangeaille infecte”
“Il est assez frappant de découvrir que le front ne fut pas seulement un lieu de combats et de carnage, mais aussi un espace de vie, situé en marge du pays civil”, constate l’historien Silvano Serventi. “Un monde à part qui a vu se relayer près de huit millions d’hommes venus des quatre coins du pays et de l’empire colonial”.
Seuls les régiments coloniaux poursuivaient leur recrutement par pays, les Algériens remplaçant les Algériens, les Sénégalais suppléant les Sénégalais. Ils vivaient séparés et autonomes par rapport aux troupes de la métropole, avec un ravitaillement à part qui, dans la mesure du possible, respectait les interdits religieux, en particuliers ceux de l’Islam. Pour les autres, en revanche, il y eut un brassage et ce fut pour une grande majorité de soldats l’occasion de découvrir que leurs compatriotes avaient d’autres usages et goûts alimentaires. D’innombrables produits de terroir et spécialités locales dont la diffusion avant le conflit ne dépassait pas le périmètre régional, se trouvèrent, pour le besoin de la cause, acheminés dans la zone de combats, tant par les canaux officiels mis en place par l’intendance que par les circuits commerciaux parallèles animés par les mercantis – ces marchands peu scrupuleux qui prospéraient par la détresse des soldats – ou encore par la voie privée des colis. Ainsi, la majorité des hommes mobilisés, pour la plupart paysans attachés à la cuisine de leur région, avaient pour la première fois l’occasion de goûter des produits qui leurs étaient jusqu’alors inconnus. La Grande Guerre a ainsi ouvert la voie aux découvertes gustatives des poilus.
C’est notamment vrai pour le vin, que beaucoup de paysans bretons goutèrent grâce aux généreuses distributions de l’intendance et auquel ils s’accoutumèrent très vite. C’est tout aussi vrai pour les spécialités du Sud-Ouest comme les confits d’oie et de canard, voire le foie gras, ainsi que pour les fromages de différentes régions de France.
Le Camembert s’est répandu à ce moment-là pour deux raisons principales. D’une part, sa production nécessitait moins de lait et d’autre part, il était transporté dans des boîtes, ce qui facilitait l’acheminement vers le front. Après la guerre, les soldats démobilisés souhaitaient retrouver certains goûts dont celui du Camembert, ce qui a favorisé la continuité de sa production. De nombreux produits locaux, dont le vin, ont également connu une diffusion nationale après la Première Guerre. Certaines découvertes gustatives faites au front seront ainsi à l’origine des mutations des usages alimentaires qui se produiront au cours des années dites « folles ».
Malgré une organisation solide de l’approvisionnement, les soldats sont sujets à une palette de désagréments. Parmi eux, le manque de ravitaillement dû au bombardement d’une cuisine. La monotonie des rations se fait vite ressentir. L’argot du poilu reflète par ailleurs sa relation avec sa pitance, p.ex. la conserve de bœuf finit par être appelée communément « le singe » à cause de sa consistance coriace et filandreuse. Conditionnée en boîtes de fer blanc appertisées ou stérilisées de 150 ou 300 gr, cette viande constitue le principal aliment de réserve du soldat en première ligne. La plupart du temps, le « singe » est mangé froid dans sa boîte en fer blanc, mais lorsque les accalmies permettent d’installer le réchaud à alcool solidifié, il peut être réchauffé.
La conserve n’est pas une nouveauté sur le front de la Grande Guerre. C’est justement au cours de ce grand conflit que la viande de bœuf en conserve assaisonnée, comme du reste les autres conserves, va définitivement entrer dans l’alimentation du soldat français. Dans leur rejet de cette denrée depuis 1875, les soldats français se distinguaient aussi bien des Anglais, Américains et Belges, que des Allemands qui avaient adopté ces aliments depuis des décennies.
Les cuisines mobiles
La première période du conflit est la guerre de mouvement. Le fantassin doit alors lui-même apporter ses vivres, arriver au bivouac, éplucher les pommes de terre, etc… Cela change en 1915, lorsqu’on installe des cuisines roulantes.
Chaque compagnie disposait de sa cuisine mobile, dite communément la cuisine roulante. Elle était généralement placée en deuxième ou troisième ligne où il était plus facile de trouver des lieux abrités pour l’installer. C’était là qu’étaient aménagées des aires de repos des combattants, à l’air libre quand le terrain n’était pas exposé à l’artillerie ennemie ; ou dans des salles souterraines plus ou moins vastes et assez profondes pour résister aux obus. Après leur temps de repos qui variait entre 36 et 48 heures ; les soldats se retiraient dans ces abris souterrains tout en restant en appuis et renfort des premières lignes. Ces lieux laissaient cependant à désirer quant à la sûreté et surtout à l’hygiène, où les soldats cohabitaient avec les rats. Louis Barthas en fit l’amère expérience en Argonne. Il note dans ses « Carnets de guerre » :
« Malheur à celui qui oubliait de suspendre sa musette dans le vide ou qui oubliait dans son sac ou sa cartouchière un bout de savon, du chocolat, du pain, n’importe quoi, sauf du fer ou des pierres. En un clin d’œil tout passait sous la dent des rongeurs ».
Ration individuelle, vivres de réserve
En première ligne, le poilu a droit à 3000 à 4000 calories par jour. La musette est son garde-manger contenant des vivres de réserve pour plusieurs jours, indispensables et obligatoires. Rappelons qu’en partant pour Verdun, le 163e régiment d’infanterie reçoit l’ordre d’emporter autant de vivres que possible car aucun ravitaillement n’est prévu et que chacun doit pourvoir à sa propre subsistance. Cette consigne est d’ailleurs valable partout : le fantassin qui s’apprête à rejoindre les lignes de combat doit emporter assez de vivres de réserve pour être autosuffisant pendant plusieurs jours au cas où il resterait sans ravitaillement. Comme son nom l’indique, la ration de réserve ne doit être mangée en période de ravitaillement régulier, elle ne peut être consommée que sur ordre. Inutile de préciser que tous les soldats ne respectent pas cette consigne…
Selon le commandant Félix Chapuis, bon connaisseur de l’intendance, la ration de réserve journalière est composée de 300 gr de biscuit, dit « pain de guerre », auxquels s’ajoutent 300 gr de viande de conserve assaisonnée, 80 gr de sucre, 36 gr de café torréfié, 50 gr de potage condensé ou salé et de 6,25 cl d’eau-de-vie. A partir de février 1916, les autorités militaires décident de compléter cette ration de 125 gr de chocolat. Le soldat emporte des rations minimum pour 2 jours.
Dans la réalité, la gamme de vivres de réserve s’enrichit ou se réduit selon les circonstances, et elle varie au cours de la guerre en fonction des possibilités d’approvisionnement, de production et d’importation des denrées alimentaires. Parmi les vivres de réserve, il y a aussi des conserves de poisson en provenance d’Espagne ou du Portugal, du pâté, des fromages à pâte dure faciles à transporter.
Parmi les vivres de réserve, figure le potage condensé ou salé. Confectionnés en paquets de 50 gr et distribués à raison d’une dose par jour, ces potages étaient des bouillons de viande prêt à être dissous dans de l’eau chaude. Certains combattants disposaient des bouillons « Kub » mis au point et commercialisés par la société suisse Maggi.
Le combattant de première ligne a droit à du café torréfié et du sucre en quantité relativement abondante. Le café emporté dans les vivres de réserve est prévu pour le matin. Même de piètre qualité, il était bon de le boire pour se réchauffer.
Le problème de l’eau chaude reste entier car en première ligne, on ne dispose pas toujours de réchaud à alcool solidifié. A défaut de café ou en plus de cette boisson prisée, les soldats se préparaient du chocolat avec du lait condensé.
Remarquons qu’il n’est pas question de vin dans les vivres de réserve, mais d’eau-de-vie. Le vin était inclus dans les vivres apportés par la corvée de soupe. Le soldat emportait aussi un bidon d’eau d’une contenance d’un ou deux litres, quantité qui se révélait très insuffisante lorsque les réservoirs installés à proximité des premières lignes étaient vides ou détruits. La soif était l’une des pires souffrances que devait endurer le poilu pendant la Grande Guerre.
Les cuistots
En dehors des périodes de combats intensifs, des situations difficiles ou des secteurs particulièrement disputés, le combattant des tranchées de l’avant était ravitaillé par les cuistots. Ces cuisiniers improvisés pour les besoins du service étaient recrutés parmi les réservistes de l’armée territoriale. Les cuisiniers professionnels étaient repérés par les officiers qui les prenaient à leur service, les officiers supérieurs se réservant les meilleurs et ainsi de suite jusqu’aux popotes des sous-officiers qui héritaient des moins qualifiés.
« Aux Armées, un médiocre cuisinier trouve plus facilement un emploi qu’un poète, un sculpteur, un philosophe », observe Pierre Chaine non sans humour.
Le travail des cuisiniers n’était pas de tout repos. Leur journée commençait à l’aube avec la confection du café qu’ils devaient apporter aux hommes dans la tranchée. Puis ils devaient se rendre aux magasins-dépôts pour prendre les ingrédients du repas, tâche qui consistait à charrier généralement sur leur dos d’énormes charges de marchandises. Ensuite, ils s’attelaient à la corvée de patates, préalable à la préparation et la cuisson du repas. Pour finir leur journée en beauté, ils devaient remplir le rôle de ravitailleurs, dès lors que le parcours jusqu’aux premières lignes n’était pas trop dangereux.
Les ravitailleurs
Ces soldats de tranchées entraient en scène lorsque le chemin d’accès aux premières lignes était plus long, escarpé et dangereux pour prendre en charge le transport des repas.
Le pain, cuit en forme de couronne, était enfilé sur un bâton à raison de trois ou quatre miches que le ravitailleur portait à la verticale, appuyé sur son épaule. Lorsque le parcours le permettait, on enfilait plus de miches sur un long bâton qu’on portait à deux, à l’horizontale.
Pour le transport des plats cuisinés, le ravitailleur disposait de bouteillons qui étaient des grosses gamelles souvent en forme de haricot, fermées à l’aide d’un couvercle à loquets qui, en principe, les rendait hermétiques. Des bidons à essence « désinfectés » servaient au transport de boissons comme le vin, le café, mais surtout l’eau. L’eau était distribuée directement aux soldats, soit versée dans des réservoirs installés dans les sapes ou les recoins abrités des tranchées. Elle était assainie selon les consignes du Service sanitaire avec des pastilles ou quelques gouttes d’eau de Javel. Les soldats des tranchées devaient compter avec les accidents de parcours de la corvée de soupe qui pouvaient réduire les rations ou souiller les aliments, malgré toutes les précautions. En outre, lorsque la canonnade sévissait, manger dans la tranchée ou dans la sape entrainait des risques. Il fallait souvent s’accommoder de la situation en nettoyant la nourriture avec les moyens du bord.
La soupe
La gamme succincte des ingrédients de base, comprenant essentiellement d’une part le riz, les légumes secs et les pommes de terre et d’autre part, le manque de métier des préposés à la cuisine donnaient un résultat mitigé d’un point de vue gustatif. La nourriture préparée dans les cuisines mobiles était certes consistante et abondante, mais peu variée et encore moins appétissante, parfois même exécrable. De manière générale, à défaut d’une bonne cuisine, les soldats pouvaient compter sur des repas roboratifs, propres à remplir le ventre.
Les cuistots affectionnaient particulièrement les plats en sauce et à cuisson longue : sautés de mouton, bœufs bourguignons voire la soupe. Autant de préparations qui cuisaient à petit feu et qui n’exigeaient que peu d’attention. Il est compréhensible que les cuisiniers, disposant de matériels rudimentaires, contraints de préparer les repas pour un grand nombre de personnes, aient cherché à se faciliter la tâche. « Le bulletin des armées de la République » destiné aux zones de combat, donne une recette par numéro, sous la rubrique « La cuisine du troupier ». La plupart des recettes était envoyée par les soldats à la rédaction. Elles reflètent une cuisine rustique très grasse, essentiellement au saindoux et au lard et qui fait une large part à la viande de bœuf, fraîche ou en conserve.
Au cantonnement
Les réjouissances gourmandes avaient lieu principalement au cantonnement, là où les soldats se retiraient après leurs séjours en première ou deuxième ligne, loin des duels ou des combats d’artillerie. Le confort n’y était pas de mise, les soldats trouvaient à se loger souvent dans des maisons en ruine, des granges ou des étables ouvertes aux quatre vents, s’ils ne dormaient pas à la belle étoile. C’est toutefois au cantonnement qu’ils pouvaient se détendre un peu.
Si les rations envoyées par l’armée restaient la base de leur subsistance, les poilus allaient parfois à la chasse ou à la pêche, ramenant du gibier ou des poissons qu’ils partageaient avec leurs camarades. C’est souvent au cantonnement que l’arrivée d’un colis était l’occasion pour les intimes de l’heureux élu de se faire un extra avec un saucisson de Lyon ou un confit de canard. Ce casse-croûte improvisé sur une caisse renversée était souvent abondamment arrosé avec du pinard ou même avec de bonnes bouteilles de vin acheté au bistrot du bourg ou chez les mercantis.
« Le vin, meilleur copain du poilu »
L’armée se montre généreuse sur les distributions de vin car il contribue fortement au maintien du moral des troupes et se révèle être un excellent antidote au cafard. A l’automne 1914, les vignerons du Midi ont décidé d’offrir 200 000 hectolitres de vin aux armées. Cette initiative fut présentée comme un acte patriotique, mais elle fut avant tout un coup de génie publicitaire pour les producteurs qui a profité à toute la profession vinicole. En effet, constatant l’enthousiasme que le geste avait suscité dans les rangs des soldats, Alexandre Millerand, alors ministre de la guerre, a décidé de généraliser et pérenniser la distribution gratuite de vin aux troupes. L’achat de vin en grandes quantités par l’armée a donné naissance à un marché énorme. La ration fut d’abord limitée à un quart de litre par soldat et par jour, mais elle allait doubler en 1916 pour atteindre trois quarts de litre en 1918. Sans compter les distributions supplémentaires avant les attaques, destinées, semble-t-il, à atténuer chez le combattant la perception du danger et à juguler la peur.
Il s’agissait de vins de médiocre qualité, produits dans les régions du Midi, du Sud-Ouest et en Charente et qui présentaient un faible degré d’alcool, c.a.d. 9°. A la demande de l’intendance, les fournisseurs procédèrent au coupage des vins français avec les vins plus puissants en provenance d’Algérie et du Maroc, ce qui permit non seulement d’augmenter les quantités, mais aussi d’augmenter la teneur des vins en alcool.
Bien qu’il enveloppât sa démarche d’un discours de modération, le haut commandement veillait à ce que le vin ne vienne pas à manquer dans les tranchées. La médecine se mit de la partie et rapporta sa caution « scientifique » à cette politique qui visait à encourager le poilu à boire du vin. Il était, pour certains doctes médecins, une boisson saine, nourrissante et indispensable « pour donner à l’estomac l’excitation qui lui manque » lorsqu’on boit de l’eau, selon J-J Dupuich, « Abécédaire de l’alimentation du soldat en 14-18 ».
L’intendance assurait aux gradés des vins de qualité supérieure à ceux que consommaient des simples soldats, sauf à l’occasion des fêtes et des cérémonies de remises de décorations.
A la croisée des dynamiques de la production, des capacités de transport et des besoins en consommation, la question de l’alimentation a occupé une position centrale en tant qu’enjeu pendant la Grande Guerre.
« La victoire appartiendra à celui des deux belligérants qui aura, dans ses dernières réserves, un mois de vivres de plus que l’autre » prophétisait « L’Illustration » le 10 mars 1917.
La justesse de ces mots fait l’objet de nombreuses études récentes qui ouvrent leurs champs d’analyse sur les domaines relatifs à la vie économique et industrielle, sociale et culturelle de la Première Guerre. Dans cette optique, pour peser pleinement l’importance de cet enjeu stratégique, l’analyse de la situation alimentaire dans le camp ennemi se révèle tout aussi indispensable.
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