Tirailleurs, spahis, cipayes, Gurkhas…
Publié le 08/05/2020 à 09:30 - 15 min - Modifié le 10/05/2020 par AB
Soldats dans les armées coloniales
Le 8 mai 1945, le Troisième Reich signait sa capitulation face aux Alliés. La Seconde Guerre mondiale aura fait 70 millions de morts, dont 25 millions de soldats. Parmi ces derniers, des hommes issus des populations colonisées par les européens et combattant au sein des armées coloniales.
Tour d’horizon des armées coloniales
Les premiers recrutements de soldats par les européens commencent dès le milieu du XVIIIe siècle dans les colonies.
Dans l’Empire français, les militaires d’Afrique du Nord faisaient partie de l’Armée d’Afrique, et les combattants du reste de l’Empire formaient les troupes coloniales, surnommées « La coloniale ». Chacune de ses deux armées comprenait des formations composées en majorité de métropolitains, d’autres de soldats recrutés localement, et certaines étaient mixtes.
Les tirailleurs sénégalais
Les premiers commerçants français à s’implanter à Gorée, au Sénégal, engagent des locaux comme matelots, piroguiers, dockers ou porteurs, ils sont appelés laptots. Par la suite, ils sont employés comme miliciens pour sécuriser les ports, puis comme auxiliaires militaires. Ils furent à l’origine du premier bataillon de tirailleurs sénégalais en 1857. Ce terme s’appliquera ensuite à tous les tirailleurs noirs servant dans l’armée française, qu’ils soient sénégalais ou pas. Les troupes d’Afrique noire sont regroupées en deux régiments d’infanterie de marine en 1831. Au cours des guerres coloniales, elles ont participé à la colonisation d’autres territoires africains, comme la conquête de l’Algérie (1830 à 1848) et de Madagascar en 1885.
Les goumiers
En Afrique du Nord, la France crée plusieurs bataillons. Des tirailleurs algériens en 1842, tunisiens en 1884, et marocains en 1915. Ces derniers sont à distinguer des compagnies de goumiers, les goums, créés en 1908 au Maroc. Les tabors sont des bataillons rassemblant plusieurs goums.
Les spahis
C’est à l’origine un corps de cavalerie du dey d’Alger. L’armée française les intégre après la prise de la ville. En 1834, ils sont commandés par le colonel agha Guillaume Stanislas Marey-Monge et recrutés par Joseph “Youssouf” Vantini. D’autres corps de cavalerie seront créés sur leur modèle : spahis marocains, tunisiens, sénégalais.
Armée d’Afrique et troupes coloniales combattront au côté des troupes de la métropole dans toutes les guerres françaises, accumulant décorations et citations à l’ordre de l’armée, Légion d’honneur, Croix de guerre avec palmes et étoiles, fourragères… Les tirailleurs algériens participeront à la guerre de Crimée (1854), à la campagne d’Italie (1859), à l’expédition du Mexique dans les années 1860 (ce qui leur vaudra d’intégrer la Garde impériale de Napoléon III), à l’occupation de la Tunisie (1881), à la guerre franco-prussienne (1870). Après la débâcle, certains défendront la Commune face aux Versaillais.
Les askaris
Britanniques, Allemands, Portugais et Italiens occupent des territoires en Afrique de l’Est et Australe. Les soldats recrutés par ces pays européens sont appelés askaris. Ils servent de force armée, de guide et d’interprète. Ils sont utilisés pour mater les révoltes des tribus et royaumes en lutte contre les colonisateurs. Entre 1905 et 1907, la rébellion des Maji-Maji en Afrique orientale allemande a fait 200 000 morts, à cause des combats et des famines. En 1912, les Britanniques mettent sur pied une unité méhariste, le Somaliland Camel Corps, pour lutter contre la révolte des « derviches » somaliens. La rébellion menée par Mohammed Abdullah Hassan, que les Britanniques appellent le mollah fou, durera plus de vingt ans.
Les regulares
Les Espagnols quant à eux occupent le nord et le sud du Maroc, ainsi que le Sahara occidental à partir de 1884. En Espagne, la population s’opposait à l’envoie de soldats en Afrique. Des unités d’infanterie et de cavalerie sont alors créées, les regulares, qui recrutent parmi la population marocaine. Ils se sont battus lors de la guerre du Rif qui opposait l’Espagne à la résistance menée par Abdelkrim el-Khattabi, président de la République du Rif de 1921 à 1926. Les regulares furent aussi envoyés en métropole pour réprimer une révolte socialiste et anarchiste dans la région des Asturies, la Révolution de 1934. Ils reviendront en Espagne en 1936 avec l’armée rebelle de Franco opposée à la Seconde République espagnole (Franco fut capitaine d’un régiment de regulares). Ils seront considérés comme les troupes d’élite des nationalistes durant la guerre civile espagnole.
Les cipayes
Ce sont les hommes enrôlés dans les armées coloniales aux Indes. La France les recrute dans ses comptoirs (Pondichéry, Mahé, Chandernagor…), le Portugal dans ses enclaves territoriales (Goa, Daman, Dadra…), et les Britanniques pour défendre leur colonie indienne.
Les Gurkhas
Les Gorkhas sont un peuple vivant au Népal. Ils entrent en guerre contre les Britanniques en 1814. Bien que vaincus, leur combativité impressionne tellement les Anglais qu’ils décident de les recruter comme mercenaires au sein de régiments nommés Gurkhas. Lors de la révolte des Cipayes en 1857, ils se battent au côté des Anglais qui intègrent leurs régiments à l’armée britannique. Ils deviennent des troupes régulières. Situation paradoxale de combattants de nationalité népalaise, faisant partie d’une armée européenne. Cela résulte d’accords passés entre l’Empire britannique et les autorités du Népal qui permettent aux Gurkhas de combattre pour une armée étrangère. Ces accords seront reconduits jusqu’à aujourd’hui, les Gurkhas ayant combattu dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan.
Enrôlement et révoltes
Le recrutement de soldats dans les territoires colonisés pouvait prendre différentes formes et varier selon les époques.
Les regulares espagnols étaient des volontaires. Les goumiers qui étaient des troupes de supplétifs à leur origine, furent incorporés dans l’armée régulière. Les premiers tirailleurs d’Afrique noire pouvaient être des esclaves achetés par les Français, puis affranchis en échange d’un engagement dans l’armée. Les soldats faits prisonniers étaient parfois incorporés de force.
A l’approche de la Première Guerre mondiale, les recrutements s’intensifient. Les tirailleurs algériens étaient des volontaires. A partir de 1912, chaque village devait fournir à l’armée un quota d’hommes. Les futurs soldats étaient tirés au sort. Blaise Diagne, premier député noir africain à l’Assemblée nationale, fut chargé des campagnes de recrutement et appela « les populations africaines au loyalisme patriotique, au rassemblement sous les plis du drapeau de la Mère Patrie ». Suite aux innombrables pertes humaines de la guerre, le recrutement se fait plus arbitraire en 1915, provocant des révoltes sévèrement réprimées en Afrique de l’Ouest. Elles firent des milliers de victimes civiles. En 1917, la France change de politique et promet de l’argent, la création d’écoles, l’exemption du statut de l’indigénat, voire la citoyenneté pour ceux qui s’engageraient.
Les révoltes éclataient aussi au sein des troupes coloniales. Une solde insuffisante, le racisme des officiers européens, de mauvaises conditions de vie pouvaient provoquer ces mutineries. Le non respect des pratiques religieuses et culturelles des soldats a provoqué la révolte des Cipayes en 1857. Une rumeur court parmi les troupes indiennes, musulmanes et hindoues. Les cartouches des fusils seraient enduites de graisse de porc, animal haram (interdit) pour les premiers, ou de bœuf, animal sacré pour les seconds. Les militaires se mutinent et la révolte se propage dans la population. L’armée écrasera la menace (des mutins furent exécutés au canon), mais la Compagnie britannique des Indes orientales qui administre la région est affaiblie. Elle sera remplacée par le Raj britannique. La reine Victoria devient impératrice des Indes et la couronne gouvernera directement le pays. C’est le commencement de l’Empire britannique dans le monde.
Première Guerre mondiale
Les armées coloniales françaises, britanniques, portugaises et belges combattent contre les Allemands en Afrique de l’Est. N’en ayant pas les moyens, l’Allemagne n’envoie pas ses troupes coloniales en Europe. Elle perdra ses colonies à la fin de la guerre.
Les Français ont envoyé des troupes coloniales se battre sur les fronts européens : en France face aux Allemands et dans les Balkans face à l’Autriche-Hongrie. Les Britanniques ont envoyé des Indiens principalement sur le front moyen-oriental contre l’Empire ottoman.
Les coloniaux français ont représenté 15 % des effectifs combattants. En France, ils sont venus de tout l’Empire : Afrique, Indochine, Inde, Polynésie, Nouvelle Calédonie, Antilles. Mais la grande majorité des soldats au front étaient noirs et maghrébins. Dans son livre La Force noire (1910), le lieutenant-colonel Charles Mangin encourageait la création d’une grande armée de soldats noirs. Si pendant la Grande Guerre le nombre d’hommes venus des colonies n’est en rien comparable à celui des troupes métropolitaines, ils n’en ont pas moins été décisifs dans des batailles qui auraient été perdues sans eux. Les tirailleurs sénégalais se sont notamment illustrés lors de la prise du Fort de Douaumont en 1916 et lors de la bataille de Reims en 1918.
Ils étaient souvent en première ligne face à des Allemands plus nombreux ou attaquaient sous le feu de l’artillerie ennemie. Pour autant, les soldats coloniaux n’étaient pas de la chair à canon contrairement à ce que prétend une légende.
Les soldats coloniaux dans l’imaginaire des français
La Première Guerre mondiale a été pour beaucoup de Français la première rencontre avec des africains et des asiatiques. Soldats ou travailleurs venus des colonies pour remplacer les hommes partis au front. Ils travaillaient dans les usines, faisaient les travaux des champs ou de construction. Ils ont donné d’eux une image plus réaliste que celle qui avait cours à l’époque. La propagande représentait les soldats noirs soit comme des grands enfants, le tirailleur sénégalais hilare de la publicité Y’a bon Banania en est un exemple, soit comme de féroces guerriers, coupeurs d’oreilles de Prussiens. La première image justifiait la supériorité des occidentaux et le bien-fondé de leur mission civilisatrice : aider les pays colonisés à se développer. La deuxième image prouvait la grandeur de l’Empire français qui a vaincu ses redoutables guerriers.
Seconde Guerre mondiale
Le 18 juin 1940, le lendemain de l’appel du maréchal Pétain à cesser le combat, le général de Gaulle lance son appel à continuer la guerre, rappelant que la France possède un « vaste empire ». C’est à partir de ses colonies, et grâce aux troupes coloniales, que la reconquête du pays va commencer.
En France, les Allemands emprisonnent les coloniaux avec le reste de l’armée vaincue. 5000 d’entre eux, déserteurs ou évadés des camps de prisonniers, rejoindront les FFI (Forces françaises de l’intérieur) dans les maquis.
L’Afrique française du Nord (AFN) et l’Afrique occidentale française (AOF), soutiennent le régime de Vichy. L’Afrique équatoriale française (AEF) se range majoritairement derrière de Gaulle, lui permettant d’imposer sa légitimité aux Américains et aux Britanniques. C’est depuis l’AEF et accompagné de tirailleurs sénégalais originaires du Tchad, que le maréchal Philippe Leclerc (seulement commandant à l’époque) commencera le combat pour reconquérir la France. Les armées coloniales ont contribué à la libération de l’Europe. Les tirailleurs nord-africains s’illustrant entre autres durant la campagne d’Italie au Mont-Cassin. La Corse se libère avec l’aide des goumiers marocains. Lors du débarquement de Provence, les tirailleurs algériens, musulmans et pieds-noirs, combattaient au côté des américains. Ils remonteront la vallée du Rhône et continueront la guerre jusqu’en Allemagne, libérant Lyon et Villefranche au passage.
Les armées coloniales participeront aux guerres françaises jusqu’à la décolonisation. Les tirailleurs sénégalais se battront à la bataille de Diên Biên Phu et durant la guerre d’Algérie.
Racisme en temps de guerre
En 1940, des tirailleurs sénégalais faits prisonniers par les Allemands ont été exécutés parce qu’ils étaient noirs. Le premier acte de résistance de Jean Moulin, préfet d’Eure-et-Loir, sera de les protéger des nazis. Des officiers français ont été fusillés pour avoir commandé des troupes noires à Chasselay. Mais le racisme existait aussi du côté français. A l’automne 1944, l’armée française procédait au « blanchiment » de ses troupes coloniales. Pour répondre aux ordres des américains dont les armées étaient ségréguées, la France divisait les bataillons mixtes de tirailleurs (Français et africains réunis). Chacun des soldats rejoignait une unité non-mixte. Des résistants FFI remplacèrent progressivement les troupes coloniales. Leur commandement les ont écartéés de certains défilés.
Faux espoirs et massacres
Les colonisés espéraient qu’en soutenant les Empires européens dans leurs guerres, ils obtiendraient davantage de droits et de liberté. « En versant le même sang, nous gagnerons les mêmes droits » affirmait Blaise Diagne pour convaincre les africains de se battre lors de la Première Guerre mondiale. Ce fut loin d’être le cas pour les populations noires d’Afrique après la victoire de la France. En 1917, les Britanniques firent miroiter aux Indiens un statut de dominion, comparable à celui de l’Australie ou du Canada, pour les encourager à poursuivre le combat. Ce projet n’eut pas de suite après la guerre. Le ressentiment des peuples colonisés ne fit que grandir.
Après la Seconde Guerre mondiale, la brutalité des colonisateurs accélérera le processus qui mènera aux indépendances. En Algérie, les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, ont commencé le 8 mai 1945, alors qu’un défilé célébrait la fin de la guerre. En décembre 1944 à Thiaroye au Sénégal, ce sera le massacre de tirailleurs sénégalais par des gendarmes et des militaires français.
Après les indépendances
Les troupes coloniales sont dissoutes ou intégrées aux armées des pays décolonisés. Au Sénégal, les spahis sénégalais sont aujourd’hui la composante principale de la Garde présidentielle. En Inde, une partie des Gurkhas intégrera l’armée indienne, une autre continuera de servir sous le drapeau britannique. Les harkis étaient des soldats supplétifs engagés dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie. La France avait promis de les accueillir après l’indépendance. Seule une partie d’entre eux rejoindra la métropole.
Les anciens combattants coloniaux ont longtemps été laissés pour compte par la France. Elle a gelé leur pension. Certains ont perdu la nationalité française suite aux indépendances. Ceux qui sont encore vivants, et la famille de ceux qui sont morts, luttent encore pour leurs droits. Jusqu’en 2005, la solde des Gurkhas était inférieure à celle des Britanniques. Il leur a fallu se battre pour obtenir l’égalité des salaires.
Mémoire des armées coloniales en France
Les tombes des soldats coloniaux, les cimetières, les monuments aux morts, les statues commémoratives, nous rappellent le sacrifice de ces hommes morts pour la France.
Le Monument aux héros de l’Armée noire à Reims a connu une histoire mouvementée. Il fut construit en 1924, puis détruit en 1940 par les Allemands qui y voyaient un symbole de la Honte noire. Finalement il sera reconstruit en 2013.
La Mosquée Missiri fut construite en 1930 pour les soldats coloniaux stationnés dans des « camps d’hivernage » à Fréjus.
Toujours à Fréjus, la Pagode Hông Hiên Tu fut inaugurée en 1919.
Le tata sénégalais de Chasselay dans le Rhône fut bâti pour les tirailleurs exécutés par la division de SS allemande Totenkopf.
Le 1er régiment de tirailleurs d’Épinal perpétue la mémoire du 7e régiment de tirailleurs algériens grâce à sa Nouba et à sa mascotte Messaoud.
Pour aller plus loin :
- Indigènes, film de Rachid Bouchareb.
- Jamel, Rachid, Roschdy, Samy… petits-fils de tirailleurs, film documentaire de Morad Aït-Habbouche.
- La force noire, film documentaire d’Eric Deroo.
- La reine des cipayes, roman de Catherine Clément.
- Mémoires de tirailleurs : les anciens combattants d’Afrique noire racontent. Témoignages historiques, archives radiophoniques. Disque compact. Textes présentés par Théogène Karabayinga.
- Sang noir, BD de Frédéric Chabaud et Julien Monier.
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