La main d’œuvre étrangère et coloniale en France pendant la Grande Guerre
Publié le 12/09/2023 à 12:40
- 8 min -
Modifié le 24/05/2024
par
ABC
Aussi bien pour l’Etat que pour les entrepreneurs, la pénurie de main-d’œuvre constituait une préoccupation permanente pendant la Première Guerre. Le manque de bras fut tel que ni l’emploi de prisonniers, ni la féminisation du marché du travail ne comblèrent la demande. Dans cette situation, le recours à l’embauche de travailleurs étrangers et coloniaux semblait s’imposer.
Des travailleurs venus d’Europe et d’outre-mer…
Ce sont avant tout les pays d’émigration, comme l’Italie, l’Espagne et le Portugal, qui ont fourni à la France des contingents de travailleurs entre 1916 et 1917. Des groupes de réfugiés grecs de la Mer Egée, alors sujets de l’Empire ottoman, ont rejoint l’hexagone à la même période. Si leurs statuts étaient régis par des contrats établis selon quelques principes communs, notamment l’égalité de salaire avec les Français de même profession, ces accords n’étaient pas systématiquement respectés, les primes et les bonus ne leur étant pas versés. Les contrats prévoyaient le plus souvent la prise en charge par l’Etat ou les employeurs privés de la nourriture et du logement, moyennant une ponction sur le salaire. La durée de ces contrats était variable : 6 mois pour les Portugais, 3 mois pour les Espagnols, 5 ans pour les 37 000 Chinois. Près de 50 000 Indochinois signaient un contrat d’un an qui prit ensuite la forme d’un engagement au titre militaire pour la durée de la guerre.
De très nombreux travailleurs venaient d’Algérie (près de 80 000), du Maroc (35 000), de Tunisie (près de 19 000). Parmi les pays limitrophes, c’est l’Espagne qui fournit le plus de main d’œuvre à l’économie française : 100 000 Espagnols furent embauchés dans le secteur agricole, quelques dizaines de milliers trouvèrent un emploi dans l’industrie de guerre, dans les ports et différents chantiers de construction. La France a accueilli également environ 25 000 Grecs, 20 000 Italiens et, selon certains historiens, autant de Portugais.
… pour renforcer surtout l’industrie de guerre
C’est avant tout l’industrie de guerre qui devient l’employeur principal des travailleurs étrangers : plus de la moitié de la main d’œuvre se concentre dans les usines fournissant des armements et des approvisionnements à l’armée, un tiers environ travaille dans le secteur agricole et les autres s’attèlent aux travaux de construction et de terrassement, sans écarter les emplois de service. Si les premiers travailleurs d’origine maghrébine viennent en France par leurs propres moyens, les Chinois et les coloniaux arrivent nombreux en 1916, acheminés par les services gouvernementaux.
L’émergence d’une politique racialiste de l’Etat
Les coloniaux étaient perçus par le prisme du racialisme qui dominait dans les mentalités de l’époque. « La politique des races », aussi bien au niveau des catégories et des modes d’appréhensions, inscrites dans la situation coloniale, fut en quelque sorte adaptée au territoire de l’hexagone. En effet, l’Etat avait décidé de séparer les races et ethnies – les Chinois des Indochinois, les Kabyles des Arabes – officiellement, d’une part, pour éviter les éventuels effets des « antipathies de races » et, d’autre part, pour augmenter la productivité des ouvriers regroupés ensemble. Les raisons des séparations avaient incontestablement un fonds politique, les autorités craignaient avant tout que des regroupements de « travailleurs exotiques » puissent subvertir la domination coloniale ou qu’ils apprennent la lutte au contact des ouvriers français locaux. Les formes d’assignation raciale au travail étaient une raison profonde et très importante de cette ségrégation : aux yeux de l’administration étatique, à chaque « race » correspondaient des qualités et des aptitudes qui déterminaient des types d’emplois qu’elles pouvaient occuper.

Dans sa thèse publiée en 1919, le chercheur Joseph Lugand se basait sur les données fournies par le service de la main d’œuvre étrangère du Ministère du Travail pour dresser un tableau de productivité des travailleurs étrangers :
« En prenant pour base le rendement d’un ouvrier français et en attribuant aux autres des rangs décroissants, on trouverait :
- Italiens. Très bonne main d’œuvre, docile, régulière.
- Espagnols. Très bonne main d’œuvre, tendances nomades.
- Portugais. Bonne main d’œuvre. Dociles, aptes aux travaux de force.
- Grecs. Dociles, intelligents, spécialistes, peu aptes aux travaux de force.
- Marocains. Très bonne main d’œuvre agricole.
- Kabyles. Assez bonne main d’œuvre.
- Chinois du Sud. Robustes et dociles. Chinois du Nord. Médiocres, peu disciplinés.
- Annamites. Bons pour les travaux d’adresse, mains d’œuvre quasi féminine.
- Malgaches et Martiniquais. Dociles et faibles. »
Aux ressortissants placés le plus bas de cette échelle, l’employeur proposait les fonctions les plus simples, et plus on s’élève dans cette échelle, plus les tâches confiées étaient complexes.
Il s’agit là d’une esquisse de classement racial institutionnalisé qui fut amené à durer, bien au-delà de la période de l’entre-deux-guerres.
Leur regard sur la situation
Ces travailleurs, illettrés dans leur grande majorité, n’ont que rarement laissé des écrits pouvant refléter leur perception de la situation d’émigration qu’ils vivaient. Néanmoins, le contrôle postal mis en place dans le cadre de leur surveillance révèle quelques éléments qui illustrent l’état d’esprit et les choix de stratégies migratoires d’une part d’entre eux.
Les Espagnols se plaignaient de bas salaires couplés à une inflation de plus en plus importante, surtout pour ceux qui travaillaient dans le secteur agricole, offrant une rémunération plus faible que l’industrie. Cela inquiétait fortement les censeurs qui ne souhaitaient pas faire face à une montée des exigences.
De nombreux Grecs, en revanche, étaient plutôt contents de leur sort. Certains d’entre eux traitaient leur séjour en France comme une passerelle pour se rendre en Amérique, d’autres incitaient leurs proches à venir les rejoindre pour travailler ensemble. Cette « propagande épistolaire » semblait assez efficace. Toutefois, les autorités françaises ne partageaient pas toujours cet enthousiasme : à l’automne 1916, le chef de la sûreté de Lyon indiquait dans son rapport au Service ouvrier que :
« l’état d’esprit général des Grecs est nettement mauvais. Il est superflu de faire remarquer que l’état de guerre ne les intéresse que par les salaires qu’ils se croient en droit d’exiger ».

Dans le contexte du travail, la situation des Italiens semblait la plus enviable. Ils bénéficiaient des mêmes rémunérations que les Français de même qualification, d’une assurance contre les accidents de travail, de la gratuité des soins médicaux et même du transport. A la différence de l’administration française, de nombreux patrons ont aidé leurs employés italiens à échapper aux obligations militaires.
Des stratégies de résistance aux autorités
Plus isolés que leurs camarades européens et surveillés de très près, les travailleurs coloniaux passaient pour des éléments malléables. Selon certains chercheurs, ce sont eux qui ont constitué le terrain majeur d’expérimentation du taylorisme en France au début du XXe siècle. Cependant, ils ne furent pas une masse passive. Ils développèrent aussi bien des rationalités économiques que des stratégies de résistance aux processus de surveillance et d’assignation au travail dont ils étaient l’objet de la part des autorités françaises civiles et militaires. Par exemple, en août 1917, des ouvriers portugais refusèrent le travail à cause d’un salaire insuffisant et furent dirigés vers un commissariat de police en vue d’être envoyés à la frontière. Des incidents semblables furent nombreux parmi les travailleurs chinois, rejetant le régime quasi militaire auquel ils étaient soumis alors qu’ils bénéficiaient officiellement d’un statut civil. Ils revendiquaient fermement l’application scrupuleuse des clauses de leurs contrats, comme la garantie de salaires, de nourriture ou fourniture de vêtements. A Unieux, en juillet 1917, plus d’un millier de Chinois se mirent ainsi en grève, se faisant immédiatement renvoyer.

Dans l’histoire de la classe ouvrière française, la présence d’une main d’œuvre non-européenne marque un tournant significatif. En effet, jusqu’alors, les travailleurs français étaient accoutumés à côtoyer principalement des Allemands, des Belges et des Italiens. La Grande Guerre entraîna, dans une certaine mesure, un processus de mondialisation, traduit e.a. par le marché du travail. Dans le ressenti des ouvriers français, la concentration de main d’œuvre exotique renforçait le caractère menaçant de cette nouvelle concurrence. De manière évidente, celle-ci dissuadait les ouvriers de quitter les emplois non-qualifiés et donc les moins rémunérés. A l’instar des femmes, la présence de nombreux non-Blancs entraînait le risque d’une baisse généralisée des salaires. Face à l’essor de nombreux secteurs de l’industrie de guerre, cette nouvelle concurrence interne installée entre les groupes de travailleurs, permettait d’accroître d’avantage les bénéfices de ces secteurs.

Pour aller plus loin :
Travail ; travailleurs et ouvriers d’Europe au XXe siècle, sous la dir. de Nicolas Hatzfeld, Michel Pigenet et Xavier Vigna, Editions universitaires de Dijon, 2016 ;
Les étrangers dans la Grande Guerre de Laurent Dornel, La Documentation française, 2014 ;
Les travailleurs chinois recrutés par la France pendant la Grande Guerre de Yves Tsao, éd. PUP, 2018 ;
Le travail colonial : engagés et autres mains-d’oeuvre migrantes dans les empires, sous la dir. d’Eric Guérassimov, Issiaka Mandé, éd. Riveneuve, 2016 ;
La Grande Guerre des soldats et travailleurs coloniaux maghrébins d’Yvan Gastaut, Naïma Yahi, Pascal Blanchard dans migrations société 2014/6 n°156
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One thought on “La main d’œuvre étrangère et coloniale en France pendant la Grande Guerre”
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Ce rappel devrait être connu de tous pour que l’on sache que les “étrangers ” ont aidés la France et les Français . Il faut déjà d’autres “étrangers ” pour aider aux vendanges ,aux ramassages ou activités agricoles .
Proposez vos reportages à la télévision pour ouvrir les esprits de tous les français
merci