Les soldats coloniaux dans la Grande Guerre

- temps de lecture approximatif de 14 minutes 14 min - Modifié le 23/05/2024 par ABC

Les pertes importantes subies en 1914 par l’armée française entraînent la nécessité d’enrôler de nouvelles recrues. Par ailleurs, pour éviter l’enlisement des combats en Europe, la guerre doit se jouer sur d’autres fronts. Le besoin de recruter des hommes pour les répartir sur plusieurs lignes de combat simultanément se fait pressant. Le Ministère de la Guerre décide alors de faire appel aux combattants originaires des colonies.

Récy près Chalons (Marne). Le colonel passe la revue, Section photographique de l
Récy près Chalons (Marne). Le colonel passe la revue, Section photographique de l'Armée (S.P.A.), Fonds de la Guerre 14-18

Bien avant l’année 1914, les troupes de la marine commencent à enrôler les indigènes dans leurs rangs. Petit à petit, différents types d’armées se forment : l’armée d’Afrique ou le 19e corps d’armée comprend les unités d’Afrique du Nord. Elles sont composées de Français d’Algérie, de Tunisie et du Maroc, de métropolitains engagés aux côtés d’Algériens, de Tunisiens et de Marocains. Cette armée est constituée de plusieurs corps : la Légion Etrangère, des régiments de zouaves, des goumiers marocains, des tirailleurs sénégalais dont le corps a été créé en 1857. Les bataillons sont principalement formés d’hommes originaires d’Afrique-Occidentale française (A-O F). En 1914, ils stationnent en Algérie où ils participent à la pacification du pays. Depuis 1900, l’Armée coloniale, anciennement connue sous l’appellation de troupes de la marine, recrute des tirailleurs indigènes, commandés par des métropolitains. En 1914, près de 7 bataillons destinés à servir en France forment les troupes coloniales.

La perte de nombreux soldats dès le début de la guerre entraîne la nécessité de recruter rapidement de nouvelles forces. Un deuxième corps d’armée est alors constitué avec des réservistes français et sénégalais dans le cadre d’unités mixtes. Avec les pertes importantes de la guerre, les soldats indigènes intègrent progressivement les unités françaises de la métropole. La brigade marocaine sous les ordres du général Albert Ditte, intégrée à la 6e armée du général Maunoury au début du mois de septembre 1914, lors de la bataille de la Marne, figure parmi les exemples les plus connus.

Aussi peu précise que l’appellation « indigènes », la désignation « tirailleurs sénégalais » désigne des soldats issus de toutes les régions de l’Afrique-Occidentale française, aussi bien soudanais que guinéens, ivoiriens que dahoméens, autant nigériens, mauritaniens que sénégalais.

Nombreux sont les soldats déjà familiers avec les guerres coloniales. C’est le colonel Charles Mangin qui met l’accent sur leur constitution guerrière, selon lui inscrite dans leur nature profonde, conviction qu’il présente dans son livre “La force noire”, ouvrage paru en 1910. Sous la plume de l’auteur, le soldat noir, en retard sur les progrès de la civilisation, mais resté au contact de la nature, devient un combattant hors pair. A partir de ce postulat naît un véritable programme d’enrôlement pour les besoins de l‘armée française.

Un recrutement modulé par décrets, organisé à travers le monde

L’engagement dans la Grande Guerre concerne des milliers d’hommes ressortissants de l’empire colonial français, dont la majorité s’est engagée pour la solde, pour obtenir la naturalisation promise par l’Etat français, par obligation, par contrainte ou, le plus souvent, après une négociation avec les autorités villageoises. Certains sont d’anciens captifs. Il ne faut pas oublier que de nombreux tirailleurs ont mené des carrières parfois sur près de 15 années, sans forcément participer à l’un des conflits mondiaux, sans faire preuve d’indiscipline, sans accomplir d’actes héroïques. C’est pourquoi, comme l’explique Anthony Guyon dans son livre “Les tirailleurs sénégalais : de l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours”,   « la recherche du sensationnel dans ces destins ne peut pas toujours être satisfaite » .

C’est le rapport du député Henri des Lyons de Feuchin présenté à la Chambre en 1924 qui a servi de référence officielle quant au nombre d’indigènes engagés volontaires. Cependant, ce chiffrage ne tient pas toujours compte de la diversité qui caractérisait les hommes originaires des colonies. Les différentes catégories formant la masse d’hommes recrutés, comme les Français de la métropole, les soldats indigènes ou encore les travailleurs coloniaux, appelés dans l’hexagone pour exécuter des tâches à l’arrière du front, n’ont pas systématiquement été décomptés.

Tinques (Pas-de-Calais). Cantonnement Marocain. Photographie S.P.A.,Fonds 14-18

Tinques (Pas-de-Calais). Cantonnement Marocain. Photographie S.P.A.,Fonds 14-18

Dès 1889, on promulgue la loi Freycinet sur le recrutement de l’armée. Le service passe alors de 5 à 3 ans, mais le tirage au sort de la durée du service perdure. Selon le numéro tiré, il peut durer 3 ans ou 1 an seulement. Seize ans plus tard, en 1905, la loi Berteaux instaure plus d’égalité vis-à-vis du service militaire. Elle établit un service de 2 ans tout en supprimant le tirage au sort et les paiements de remplacements. A partir de février 1912, deux décrets délimitent le cadre du recrutement des indigènes et ils concernent le continent africain. Le premier décret porte sur les Algériens, recrutés par tirage au sort d’un contingent fixé en fonction des besoins. Pour eux, le service actif est prévu pour 3 ans et suivi d’une période de 7 ans dans la réserve militaire. Le deuxième institue le recrutement des sénégalais, en les décrivant comme « indigènes de race noire du groupe de l’Afrique-Occidentale française ». Le décret établit pour eux une durée du service de 4 ans et prévoit qu’ils « peuvent être désignés à tout moment pour continuer leur service en dehors du territoire de la colonie ». A partir d’octobre 1915, tout indigène volontaire, âgé de 18 ans, devient mobilisable, alors que l’appréciation de son âge reste approximative dans la situation où l’état civil n’a pas toujours été obligatoire, comme par ex. dans certains pays d’Asie. Dans la majorité des cas, à côté d’une visite médicale, les autorités militaires exigent un certificat de bonnes mœurs. Un accompagnant français, le plus souvent missionnaire catholique ou protestant, aux qualités de patriote, ayant baptisé et enseigné à la recrue, puis l’ayant poussée à l’engagement militaire, signe les documents.  A côté de ce cadre général, des spécificités persistent, liées à la diversité des colonies et aux religions qui y sont confessées.

Près de Bouvigny (Pas-de-Calais). Nouba marocaine. Photographie S.P.A. , Fonds de la Guerre 14-18

Parallèlement à la force noire, pour les besoins insatiables de la guerre, l’Etat-major mobilise, dès le 1er avril, la force jaune. Tout comme pour les travailleurs étrangers et coloniaux censés remplacer la main-d’œuvre locale pour les besoins de l’Etat et des entreprises, classés et assignés à différents chantiers selon leurs qualités présumées, les recrues originaires d’Indochine sont plus souvent chargées de travaux de terrassement qu’envoyés au front. Inversement aux tirailleurs, ils ont la réputation de piètres combattants, d’autant plus que leur petite taille leur épargne le combat dans les tranchées. Les Hindous, eux aussi, participent à l’effort de guerre. Le 26 septembre 1914, un bataillon fourni par les cinq comptoirs français, débarque à Marseille. Il s’adjoint au corps d’armée britannique qui comprend 90 000 soldats asiatiques au total. Ils accomplissent le plus souvent des missions de sapeurs et mineurs dans le Nord de la France et en Belgique, mais une partie d’entre eux est envoyée au Front d’Orient, où ils constituent environ 16% des combattants. 

Le décret relatif aux engagements volontaires des tirailleurs paraît en octobre 1916 et prévoit une prime de 200 francs payable à l’arrivée au Corps, une indemnité aux familles nécessiteuses à la hauteur de 6 à 15 francs par mois et de 120 francs aux veuves et orphelins de tirailleurs sur demande et enquête préalable. La solde journalière du tirailleur est de 0,50 franc et sa ration est la même que celle des soldats blancs. L’armée met également à leur disposition un habillement neuf et complet.

… qui rencontre une opposition armée des populations

Les promesses d’allocations ou de naturalisation ne suffisent pas toujours et la résistance ne tarde pas à se déclarer. Des soulèvements éclatent tout au long de la guerre.

L’Algérie se rebelle en octobre 1914. C’est la région de l’Aurès qui se soulève. Au Maroc, des combats contre les soldats français éclatent en novembre. Dans différentes colonies, des désertions et des révoltes armées se manifestent l’année suivante, lorsque l’ordre de mobilisation est lancé. Ces mouvements se poursuivent en 1916, après la bataille de Verdun et de la Somme. Les rébellions se multiplient en Algérie et sont réprimées, pour une partie d’entre elles, avec la participation des tirailleurs sénégalais. Entre novembre 1915 et juillet 1916, les populations de l’Ouest-Volta, du Dahomey et du Tchad se soulèvent, pour mentionner uniquement les évènements en Afrique.

En résultat, une baisse considérable des recrutements se dessine dans l’A-OF, avec un taux de recrutement qui ne dépasse pas les 20 à 30%. Une série d’aménagements et de mesures, comme l’abaissement de la taille minimale jusqu’à 1,58 m, voire la surveillance des camps de recrutement pour enrayer les désertions et le phénomène de fuites dans les pays voisins, ne peuvent empêcher ni les manifestations d’opposition aux autorités militaires, ni déjouer la baisse évidente du nombre de recrues. Les échecs consécutifs de cette politique répressive conduisent le gouvernement en décembre 1917 à faire appel à deux hommes pour enrôler massivement des soldats noirs : il s’agit de l’auteur même de l’idée, Charles Mangin, devenu général, et Blaise Diagne, nommé haut-commissaire de la République en A-OF.

Les soldats coloniaux entrent dans la Grande Guerre

Après un long voyage par voie maritime, les recrues sont accueillies dans des camps d’hivernage crées dans le Sud de la France. En 1915 et 1916, les spahis marocains sont cantonnés à Arles, les tirailleurs algériens arrivent à Toulon et à Bordeaux. Fréjus abrite un grand centre d’accueil et d’instruction des tirailleurs, mais aussi de remise en condition pendant toute la période de la guerre. Les Malgaches sont formés en tant que conducteurs d’automobiles à Lunel. A cette période le Sud, où atterrissent les contingents des différents coins de l’Empire, ressemble, dans une certaine mesure, à une colonie.

L’affluence des soldats coloniaux entraine des réorganisations au sein de l’armée française qui évoluent au fil du temps. Cependant, il semblerait que le Ministère de la Guerre et l’Etat-major n’aient pas vraiment décidé d’une politique précise sur la mixité des bataillons. Néanmoins, en principe, l’objectif est de permettre aux coloniaux de côtoyer non seulement les Français, mais aussi les Alliés, de les familiariser avec de nouvelles armes et tactiques. En 1915, les régiments comportent de plus en plus de bataillons indigènes : un 2e corps d’armée est constitué avec des bataillons sénégalais. Il est formé de trois divisions coloniales renforcées d’unités du Maroc.

Emile Dupuis (1877-1958), Nos poilus, Fonds de la Guerre 14-18

Après une formation rapide, les indigènes sont envoyés dans des régiments mixtes et participent pratiquement à tous les combats : en Argonne, en Champagne ou à Ypres, en Belgique, où les combats continuent jusqu’en 1916. Cette année est marquée par la concentration des efforts allemands contre l’armée française – lors des combats furieux autour des forts de Vaux et Douaumont, les tirailleurs sénégalais, ceux du Maghreb et les Annamites, s’illustrent particulièrement. En 1917, lors de nombreux refus de monter au front, les soldats coloniaux qui contribuent peu à ces mouvements de contestation, sont parfois appelés à arrêter les unités mutinées.

… pour y jouer un rôle notable

Les soldats venus des colonies combattent l’ennemi aux côtés des métropolitains aussi bien sur le Front Occidental que sur les champs de bataille plus éloignés de la Grande Guerre. Leur contribution à la victoire sera reconnue par le député Henri des Lyons du Feuchin dans son fameux rapport du 24 décembre 1924, déjà mentionné :

Les unités coloniales formées se sont toujours particulièrement distinguées. L’attaque du 2e corps colonial le 24 septembre 1915 au nord de Souain, celle du 1er corps colonial sur la Somme, en juillet 1916, comptent parmi les faits d’armes les plus brillants de ces deux années de guerre de position. C’est au régiment colonial du Maroc, le premier régiment de France, le seul régiment français à double fourragère rouge, qu’échut l’honneur de reprendre, sous la haute direction d’un grand chef colonial, le fort de Douaumont. La défense de Reims par le 1er corps colonial reste l’une des pages les plus brillantes de cette crise si grave. 

Mais les victoires sont nombreuses, les occasions de faire preuve de courage n’ont pas manqué. Ainsi, le régiment d’infanterie coloniale du Maroc, le RICM crée en 1915, a été le plus décoré de l’armée française. Un bataillon somalien incorporé à la 38e division d’infanterie combattra au côté des Marocains entre 1916 et 1918 en s’illustrant par son courage.

Récy près Châlon (Marne). Quelques types de spahis, S.P.A., Fonds de la Guerre 14-18

Dès le 4 août 1914, le 1er bataillon du 1er régiment de tirailleurs algériens, le RTA, embarque pour Avignon. Le 22 août, ils se battent à la baïonnette sur la Sambre et perdent 500 hommes sur 900. Le régiment de marche des tirailleurs algériens, le RMTA, sera constitué le 1er avril 1915 pour participer à toutes les grandes batailles, comme celles de l’Yser, en Champagne, en Argonne, à Verdun, dans la Somme, mais aussi dans les colonies allemandes, comme en Namibie ou au Tanganyika. Dans son livre “Les Africains et la grande Guerre”, Marc Michel précise que c’est en Orient qu’on enverra le plus grand nombre de Sénégalais, pour y relever d’anciennes unités dans les Balkans, mais surtout pour former une partie des nouvelles forces d’occupation du Levant.

Les tirailleurs sénégalais s’illustrent e. a. pendant les combats de Reims en été 1918, au point de faire peur aux adversaires. A propos de ces faits, l’agence de propagande Wolf délivre le 5 juin 1918 le commentaire suivant, qui marquera les esprits des Allemands bien au-delà de la Grande Guerre :

Il est vrai que la défense de Reims ne coûte aucune goutte de sang français. Ce sont les nègres que l’on sacrifie (…). Enivrés par les provisions de vin et d’eau–de-vie de la grande ville, tous les Noirs portent le coupe-coupe, le grand couteau de combat. Malheur aux Allemands qui tombent entre leurs mains ! 

Guerre Européenne de 1914-1915, édition patriotique, troupes d’Afrique. Spahis.

Crayon et aquarelle, Fonds de la Guerre 14-18

La participation des soldats coloniaux à la Première Guerre au côté de la « Mère Patrie » s’est concrétisée par leur présence sur les champs de bataille de l’Europe, d’Afrique et d’Asie. Le spécialiste Marc Michel rappelle que cette présence a, en bonne partie, été le résultat d’une propagande efficace. Le principal initiateur de l’idée et son animateur très investi, Charles Mangin, avait constitué autour de lui un réseau large et important, incluant les militaires influents, mais aussi les groupes de parlementaires favorables ainsi que la presse. Cet appareil puissant a permis de mettre en œuvre une vision impériale de la défense du pays. Quant aux circonstances, elles donnèrent une véritable consistance au mythe : le ralliement des gouvernants et de l’opinion publique ont permis le recours massif aux soldats coloniaux.

Pour aller plus loin :

Le Musée de la Grande Guerre de Meux propose une exposition sur l’Empire colonial français dans la Grande Guerre, à voir jusqu’au 30 décembre 2024.

Dans nos collections, une sélection d’ouvrages :

L’Afrique dans l’engrenage de la Grande Guerre de Marc Michel, éd. Karthala, 2013 ;

Les Africains et la Grande Guerre : l’appel à l’Afrique de Marc Michel, éd. Karthala, 2003,

Mémoires de tirailleurs : les anciens combattants d’Afrique Noire racontent. Témoignages historiques, archives radiophoniques ;

La force noire d’Eric Deroo (DVD), ECPAD, 2013 ;

Les colonies et les coloniaux dans la Guerre, “L’Illustration” ou l’Histoire en images de Robert Galic, éd. l’Harmattan, 2013 ;

Les colonies dans la Grande Guerre : combats et épreuves des peuples d’outre-mer de Jacques Frémaux, éd. 14-18, 2006 ;

Front d’Orient 1914-1919 : les soldats oubliés : colloque décembre 2014, éd. Gaussen, 2016 ;

Combattants de l’Empire : les troupes coloniales dans la Grande Guerre, sous la dir. de Ph. Buton et M. Michel, éd. Vendémiaire, 2018 ;

De l’Indus à la Somme : les Indiens en France pendant la Grande Guerre de Claude Markovits, éd. Maison des Sciences de l’Homme, 2018 ;

Avec les tirailleurs sénégalais, lettres inédites du Front d’Orient de Raymond Escholier, éd. L’Harmattan, 2013, vol 1 et 2 ;

La force noire : gloires et infortunes d’une légende coloniale d’Eric Deroo, Antoine Champeaux, éd. Tallandier, 2006 ;

Des soldats noirs dans une guerre de Blancs : 1914-1922, une histoire mondiale de Dick Van Galen Last, éd. de l’université de Bruxelles, 2016 ;

Lucie Cousturier, les tirailleurs sénégalais et la question coloniale, actes du colloque juin 2008, ed. L’Harmattan, 2013

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