Nourrir la France pendant la Grande Guerre
Du côté des civils (1/2)
Publié le 04/05/2020 à 14:25 - 8 min - Modifié le 19/05/2020 par ABC
Si les commémorations du centenaire de la Grande Guerre sont loin derrière nous, il n’en reste pas moins que la recherche sur cette période se poursuit. Elle élargit la compréhension des réalités qui ont façonné le premier grand conflit mondial de l’histoire. Aujourd’hui, de nombreux chercheurs se penchent sur les questions liées à l’alimentation, facteur qui, dès le début de la guerre, a émergé en tant qu’enjeux décisif pour le déroulement et l’issue du conflit. Un tour d’horizon aborde cette question centrale en deux parties, la première consacrée à la situation de la population civile (1/2), l’autre à celle de l’armée (2/2).
Un allié « nourricier »
A la différence des pays de la Triple Alliance (Empire allemand, Empire austro-hongrois et l’Italie), les puissances de l’Entente (les Empires britannique, français et russe) ont convenu que dans une guerre globale, engageant les forces vives de l’ensemble de la société, il était nécessaire de nourrir non seulement les soldats, mais aussi les civils. Ce défi stratégique et logistique a pu être relevé par le gouvernement français essentiellement grâce au génie britannique.
En effet, une longue tradition d’importation de denrées alimentaires fit de l’Angleterre le noyau névralgique de l’organisation du ravitaillement pour les pays de l’Entente. Loin de se limiter à exploiter les réseaux existants, le gouvernement britannique met en place le Royal Society Food War Committee, une commission d’experts de différentes disciplines dont la mission était d’examiner la question des vivres et de proposer des solutions.
le Royaume-Uni maîtrisait les mers. La Royal Navy disposait de moyens de transport des produits périssables, comme les bateaux frigorifiques (au nombre de 209 – capacité totale de 220 000 tonnes – contre 5 dont disposait la France en 1913). Les Britanniques procuraient à la France des produits venus e.a. des Etats-Unis ou d’Indochine, comme le riz, grâce à leur vaste empire colonial aux ressources inépuisables.
Un enjeu central de la politique internationale
La Grande Bretagne fut, aussi, à l’origine de la centralisation du ravitaillement pour les pays alliés. L’initiative fut décisive pour stabiliser les prix sur le marché international, en évitant une concurrence des différents pays de la coalition. En établissant dès le mois d’août 1914 le blocus de l’Allemagne qui se retrouvait pratiquement sans accès à la mer, la Grande-Bretagne eut un rôle crucial dans l’acheminement de denrées alimentaires vers la France. Par conséquent, l’Allemagne développa la production de sous-marins qui déclarèrent la guerre aux bateaux d’approvisionnement des pays ennemis et non-belligérants comme le Portugal et les Etats-Unis. A partir de 1917, la Kaiserliche Marine engage une guerre sous-marine totale. Ainsi, 274 U-Boots allemands coulèrent près de 6500 navires marchands représentant 12 900 000 tonneaux, autant de denrées qui n’ont pas été acheminées à destination. Par son efficacité, cette politique allemande contribua à l’entrée en guerre des USA en avril 1917. A partir de ce moment-là, leur rôle de “grenier alimentaire” vis-à-vis de leurs alliés franco-britanniques s’accroit considérablement.
Des difficultés, mais pas de famine
Bien qu’il y ait eu des pénuries et des temps de crises plus accentuées, menant à la sous-alimentation, malgré de fortes disparités constatées d’une région à l’autre face aux restrictions des denrées de première nécessité, comme le sucre, le beurre, la viande, le lait et le pain, les études semblent s’accorder sur le fait que les Français ne souffrent pas de faim pendant la Grande Guerre.
Sur le plan alimentaire, le conflit a d’une certaine manière maintenu, sinon renforcé, le repli sur les usages culinaires traditionnels en France, pays essentiellement rural à la veille de la guerre. Il est important de souligner de fortes disparités d’une région à l’autre face aux restrictions et aux carences en produits de première nécessité.De manière générale, d’énormes différences apparaissent entre le monde urbain et le monde rural, mais aussi dans les villes entre les classes sociales. Ces différences restent marquées entre les villes plus ou moins détruites situées près de la ligne du front, et celles de l’arrière. Les écarts sont encore plus accentués entre Paris et la province.
Une situation contrastée
Sur le territoire français, le gouvernement veille à contrôler la distribution des aliments. Suite à de mauvaises récoltes en 1916 et pour éviter tout abus ou gaspillage, il instaure les cartes de rationnement des produits comme le beurre et le sucre. Toutefois, en analysant la situation alimentaire du pays, il faut, avant tout, nuancer le tableau. Il existe des divergences considérables entre les conditions de vie des Français situés près de la ligne du front et celle de la population du reste du pays. A Reims, Soissons ou Péronne, les habitants vivent tapis dans leurs caves ou s’accommodent comme ils le peuvent dans des maisons en ruine, alors que dans les villes et villages de l’arrière, la vie ressemble plus à un quotidien ordinaire, sans crainte d’un obus, des aéronefs ou balles perdues. Néanmoins, la guerre a creusé des fossés entre le mode de vie urbain et rural. Même en temps de guerre, la ville offre des commodités et des loisirs que le paysan ne connaît pas. En revanche, pouvant compter sur les produits de la ferme et du jardin, les paysans sont moins tributaires des pénuries alimentaires que les ouvriers et les petits employés des villes.
…entre zone d’occupation
Dans la zone d’occupation, les réquisitions de nourriture sont récurrentes. L’armée de l’envahisseur a priorité sur tout. Les Allemands deviennent de plus en plus exigeants à mesure que les années passent et que la situation de l’Allemagne devient fragile et précaire. L’occupant demande des quantités de denrées qu’il est impossible de fournir. Et ce ne sont pas seulement les denrées alimentaires qui intéressent l’armée du Kaiser, mais aussi les animaux et les ustensiles de cuisine.
Dans ces conditions de pénurie alimentaire, le soutien extérieur était indispensable. L’aide américaine et espagnole, gérée dès 1914 par la Commission for Relief in Belgium, agissant également dans les territoires occupés du Nord de la France, a joué un rôle vital pour les populations de ces zones. Cependant, elle ne correspondait pas aux habitudes culinaires de ces régions. Le riz, les lentilles, haricots ou pois étaient plutôt étrangers à la culture alimentaire locale et les ménagères ne savaient pas les cuisiner ni les utiliser comme produits d’appoint dans leurs préparations traditionnelles. Pour les inclure dans leurs menus, il a fallu un temps d’adaptation.
Dans les régions où l’administration française est restée en place pour gérer l’approvisionnement sous contrôle allemand, c’est au cours des premiers mois de guerre que la situation était critique.
A Lille, elle est encore plus difficile dans la mesure où la disette s’installe pour des années. Avec une population de 145 000 habitants dont 110 000 sont au chômage, la mairie doit jongler avec ses maigres réserves pour éviter la famine. L’occupant laisse l’administration locale distribuer chaque jour un peu de nourriture. En 1916, la ration est encore de 100 g de riz par mois et par personne ; 100 g de pain noir par jour, quelques haricots rouges ou pois secs et du rutabaga. Le pain est fait à base de farine mélangée à des épluchures de pomme de terre. Autant dire que sa qualité laisse à désirer…
En 1917, une nouvelle aggravation de la pénurie alimentaire résulte de la guerre sous-marine menée par les Allemands avec une efficacité redoutable. Dès le mois de février 1917, la ration journalière d’un adulte est de 300 gr de pain, 30 grammes de graisse, 30 gr de légumes secs, 10 gr de sucre, 10 gr de sel et de café.
Il a été établi que la ration journalière d’un adulte passe de 1250 calories début 1917 à 1100 calories à la fin du printemps de la même année. En certains lieux particulièrement exposés, la ration de pain est réduite à 75 gr par jour au cours de l’année 1918. Les gens maigrissent à vue d’œil et pour survivre dans de telles conditions, il faut développer le sens pratique et savoir se débrouiller.
…et les territoires de l’arrière
S’il n’y a pas eu de victimes de la faim en France pendant la Grande Guerre, comme cela s’est produit dans les Empires centraux, la vie quotidienne de la population n’était pas facile. Les civils étaient confrontés au manque de vivres entrainant des prix exorbitants. Les réquisitions de l’armée qui accaparent la plus grosse part des ressources alimentaires du pays créent un déficit de l’offre qui provoque une augmentation des prix. Elle s’avère d’autant plus forte que certains citadins achètent de grandes quantités de vivres pour en conserver des stocks importants. Sans oublier la spéculation qui fleurit en exploitant habilement l’écart croissant entre l’offre et la demande de nombreuses denrées alimentaires.
Afin d’illustrer la situation alimentaire et la gestion entreprise par le gouvernement pour y remédier, citons un exemple emblématique – celui de la pénurie de blé. Son ampleur est telle que le gouvernement a recours à des expédients qui interfèrent directement sur la qualité du pain. La loi du 16 Octobre 1915 fixe non seulement des contrôles plus fréquents chez les paysans pour prévenir toute fraude, mais elle établit aussi une règlementation sur le traitement des farines, le taux légal d’extraction passant de 70% à 74%, ce qui signifie de fait que les meuniers sont désormais tenus de produire des farines comportant une plus grande part de son, ou plus « complètes », comme on dirait aujourd’hui. L’intérêt de cette mesure est double : augmenter la quantité de farine disponible tout en diminuant la part d’importation de blé, puisque l’on produirait une plus grande quantité de farine avec la même quantité de blé. Etant donné que la crise se fait plus rude, le gouvernement porte le taux d’extraction jusqu’à 77% pour contenir la pénurie de pain. Un an plus tard, en mai 1917, alors que la guerre sous-marine avec l’Allemagne compromet sérieusement le ravitaillement du pays, le taux est porté à 85% pour obtenir « un pain de blé total », c.a.d. complet.
De plus, le décret du 25 février 1917 interdit la vente de pain frais, les boulangers ne peuvent vendre leur pain plus tôt que 12 heures après la fabrication. Plus dur et plus compact, le pain complet rassis présente moins de valeurs gustatives, ce qui devrait, comme l’espèrent les autorités, faire baisser sa consommation. La population vit très mal ces restrictions. Pour illustrer la place du pain dans le régime alimentaire de l’époque, il faut préciser que sa consommation dépassait les 220 kg par personne au début du XXe siècle, alors qu’elle est estimée à moins de 50 kg aujourd’hui. Apanage des hautes classes sociales, le pain blanc est resté longtemps convoité par les paysans. Par ailleurs, ce n’est que récemment que le pain complet, appelé « pain bis » pendant la Grande Guerre, est investi de valeurs nutritionnelles supérieures à celles du pain blanc.
Paradoxalement, la fin du conflit ne fut pas synonyme d’une amélioration de l’approvisionnement. Les Français assistent à une aggravation des pénuries après l’armistice et devront même attendre 1921 pour la levée de certaines restrictions alimentaires, comme le rationnement du sucre. Les privations de la population sur le plan nutritionnel sont imposées par le gouvernement au profit de l’armée qu’il est primordial de fournir en grandes quantités de diverses denrées afin d’assurer la défense de la nation.
Pour aller plus loin :
Manger et boire entre 1914 & 1918, sous la direction de Caroline Poulain, Bm de Dijon, 2015
Colis de guerre : secours alimentaire et organisations humanitaires (1914-1947) par Sébastien Farré
Cuisine de guerre : recettes donnant du 150 % d’économie d’après de sérieuses expériences par Auguste Jotterand
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