L’outre-mer et la France : histoire d’une “gouvernementalité impériale”

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 17/01/2025 par Département Civilisation

L'actualité en Kanaky-Nouvelle Calédonie, aux Comores ou en Martinique, a remis en lumière la façon dont la France administre ses territoires d'outre-mer. Elle a joué de différentes stratégies pour les garder sous son contrôle et gérer les revendications d'autonomie et de justice sociale des populations. Entre "démocratie du coucou" et processus de départementalisation, voici une sélection d'ouvrages pour relier le passé, le présent et l'avenir sur cette question.

Livret de Croquis de l'élève: méthode d'apprentissage de la cartographie au temps des colonies. 1944

La “démocratie du coucou”

Cette expression utilisée par l’indépendantiste kanak Jean-Marie Tjibaou, vient en réalité d’un texte de Louise Michel qui portait le titre “La démocratie du coucou” :

Nous vivions paisiblement dans une maison entourée d’un jardin fertile ; sur une partie caillouteuse, éloignée de la maison, une cabane où nous remisions les outils.
Un jour, deux étrangers frappèrent à notre porte. Comme de coutume nous offrîmes l’hospitalité.
Dès le lendemain, ils nous réunirent et déclarèrent : Nous vivrons désormais ici ». Ils avaient des armes à la main, nous dûmes nous soumettre.
Quelque temps après, un des nôtres protesta contre l’intrusion. Ils le tuèrent.
Ils firent venir des leurs, prirent pour domestiques des hommes de pays voisins.
Alors, ils nous expliquèrent : « La cohabitation n’est plus souhaitable, vous ne vivez pas comme nous, et de toute façon la maison n’est pas assez grande….. La cabane, au fond du jardin, reste inutilisée, vous vous y installerez ! »
Plusieurs années s’écoulèrent. Nous décidâmes de ne plus supporter cette situation.
Nous allâmes réclamer justice auprès des autorités du pays. « Qu’à cela ne tienne, nous répondit-on, nous organiserons un vote de tous les résidents de ce domaine…. »
La voix du pouvoir ajouta ; « un vote dans le respect de la démocratie : un homme, une voix. »
Dans la cabane, avec les enfants, nous étions sept. Dans la maison, avec les domestiques, ils étaient 10.
Nous étions, nous sommes Kanaks.
Louise Michel – 1878

Les événements récents en Kanaky-Nouvelle-Calédonie suite à la volonté de l’Etat français de réformer le corps électoral, ont montré que cette stratégie était toujours en cours et source de tensions : jouer des déséquilibres démographiques orchestrés par la métropole pour justifier son maintien et diviser les communautés, tout cela par une élection “démocratique”. Dans cet ouvrage Une décolonisation au présent : Kanaky, Nouvelle-Calédonie : notre passé, notre avenir, on apprend notamment comment le boycott de l’élection de novembre 1984, s’était organisé pour dénoncer cette politique. Eloi Machoro avait alors fracassé une urne d’un coup de hache dans la mairie de Canala. Si ce livre entrevoyait à sa sortie en 2020, un possible dénouement apaisé, on a pu voir que la France, en attisant le feu, s’est à nouveau engouffré dans une impasse coloniale.

L’ouvrage, L’histoire dira si le sang des morts demeure vivant : Jubelly Wea (1945-1989) d’Hamid Mokaddem, étudie l’assassinat de deux figures de l’indépendantisme, Jean-Marie Tjiabou et Yeiwéné Yeiwéné par un autre militant, Jubelly Wea. Il montre comment les politiques de négociations menées par la France ont semé la division dans la communauté kanak, et ont poussé une partie de la population à la radicalité. Mais il est intéressant de savoir que les deux clans qui s’étaient opposés et haïs suite à cet assassinat, se sont réconciliés au nom de leur combat, comme l’a montré le documentaire Tjibaou, le pardon et le podcast du même auteur Gilles Dagneau.

Aux Comores, et plus précisément à Mayotte, la stratégie fut la même. La population des Comores avait voté pour l’indépendance lors de la première consultation de 1974, ce qui avait mené à la proclamation de l’indépendance le 6 juillet 1974. Mais la France a utilisé les résultats sur l’île de Mayotte pour justifier son arrachement au reste de l’archipel et son maintien sous son autorité. Contre le droit international et les déclarations de l’ONU, elle a scellé le sort de l’île, en promulguant sa départementalisation en 2011, et l’a plongée dans une situation politique, économique et sociale catastrophique. Le tout récent ouvrage de Rémi Carayol, Mayotte : département colonie et celui de Pierre Caminade, Comores-Mayotte : une histoire néo-coloniale, (qui fera bientôt l’objet d’une actualisation) reviennent sur cette histoire tragique.

La départementalisation ou le “gouvernement des marges”

Mayotte a été départementalisée au même titre que la Martinique, la Guadeloupe, La Réunion et la Guyane l’avaient été en 1946.

Sylvain Mary dans Décoloniser les Antilles ? : une histoire de l’État post-colonial, 1946-1982, analyse la complexité de ce processus de départementalisation des “vieilles colonies” qui n’a pas eu les effets escomptés notamment en terme d’assimilation. Une situation postcoloniale : Mayotte ou le gouvernement des marges de Nicolas Roinsard revient sur ses conséquences à Mayotte, tout en comparant sa situation avec les autres départements et collectivités d’Outre-mer, et montre en quoi “Mayotte pose en réalité la question de la gouvernance postcoloniale dans la France contemporaine“.

Ces départements d’Outre-mer sont délaissés aux marges de la République, et subissent de plein fouet les crises et phénomènes qui touchent la métropole et le reste du monde : baisse du pouvoir d’achat et inflation, chômage, pénuries, flux migratoires, pollutions, sans que l’État n’agisse à la mesure des inégalités criantes et des dommages subis. Qu’il soit question du scandale sanitaire de la chlordécone dans l’ouvrage de Malcom Ferdinand S’aimer la Terre : défaire l’habiter colonial, ou des luttes liées à la cherté de la vie en Martinique et en Guadeloupe évoquées dans Pwofitasyon : luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique de Pierre Odin, les populations ne se sentent pas entendues. Le problème de l’eau est aussi essentiel et représentatif de leurs difficultés quotidiennes. La pénurie qui touche la Guadeloupe comme l’illustre cet ouvrage Guadeloupe : l’île sans eau : enquête sur un effondrement, sévit aussi à Mayotte et a été aggravée par le cyclone Chido en décembre 2024.

Les luttes sociales, environnementales et politiques sont réprimées par l’État, avec des pratiques (couvre-feu, état d’urgence, emprisonnement, interdiction de médias) parfois similaires à celles de la période coloniale. Dans cet ouvrage, Guadeloupe, mai 67 : massacrer et laisser mourir, Elsa Dorlin, Mathieu Rigouste et Jean-Pierre Sainton, racontent comment, dans une continuité coloniale, suite à un mouvement de grève, les forces de l’ordre avaient tiré à vue sur la foule. Ils analysent en quoi la lecture de ce massacre oublié permet celle de situations présentes par le prisme de la notion de gouvernementalité impériale .

C’est Elsa Dorlin qui utilise cette notion (p. 101-104), voici ce qu’elle en dit :

“En revenant sur le texte foulcadien , il s’agit de partir d’une définition du biopouvoir : non pas la formule maintes fois citées (faire vivre et laisser mourir), mais bien cette version plus explicite de ses mécanismes, laisser mourir, tuer, pour faire, pour mieux vivre… Derrière ce faste meurtrier germe une rationalisation économique nouvelle de la vie, c’est-à-dire la sécurisation de certaines vies par diverses modalités d’exploitation, de consommation et de stérilisations d’autres vies… Laboratoire, machine, et territoire, la colonie est la condition de possibilité du mode de production capitaliste, en tant que gouvernementalité impériale. Cette expression, qui s’appuie précisément sur les dernières élaborations conceptuelles de Michel Foucault sur la biopolitique (le terme “gouvernementalité” apparait dans le cours de 1977-1978 “Sécurité, territoire, population”)… achève la compréhension des dispositifs mortifères qui se déploient aujourd’hui.”

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