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“Le Progrès” en ligne [3/3]

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Titre emblématique de la presse quotidienne lyonnaise, "Le Progrès de Lyon" est désormais accessible, par tous et à distance, sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France. A l'heure où la Bibliothèque de Lyon numérise un siècle de presse, il est temps de revenir brièvement sur les grands et petits faits qui ont marqués la vie du journal. Une histoire vieille de 165 ans...


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IV. 1940-1979. – Familles Brémond et Lignel, propriétaires-gérants

Léon Delaroche meurt le 8 avril 1940, sans héritiers mâles. Ses deux filles, Louise (1909-2002) et Hélène (1904-1992), héritent chacune pour moitié des parts de la société éditrice du journal. La première est mariée à Jean Lignel (1908-2002), ingénieur en aéronautique, fondateur de la Compagnie Air-Algérie, mais peu intéressé par les affaires de presse. La seconde a épousé Émile Brémond (1890-1976), normalien et agrégé de Lettres, membre de divers cabinets ministériels sous la IIIe République et ancien directeur des émissions de la radiodiffusion française. C’est ce dernier qui reprendra la direction du journal jusqu’en 1970, n’hésitant pas à rédiger lui-même quelques-uns des éditoriaux dans toutes les grandes circonstances de l’actualité, articles qu’il signait seulement d’un monogramme “P” traversé d’une plume.

Émile Brémond à sa table de travail © Archives Le Progrès

1940, 20 juin. – La rédaction du Progrès décide de poursuivre la parution, sous le contrôle du gouvernement de Vichy. Jusqu’en 1942, le journal est parfois réduit à deux pages. Ses éditions en zone occupée sont supprimées. Deux suspensions le frappent encore au cours de cette période.

1942, 11 novembre. – L’armée allemande envahit la zone libre. Un détachement des troupes d’occupation investit le hall du Progrès. Les responsables militaires de l’information exigent du Progrès la publication de leurs communiqués. Émile Brémond, gendre de Léon Delaroche et directeur du journal, refuse et décide d’arrêter la publication le lendemain. Avant de se saborder, le journal puise dans ses réserves et verse à son personnel toutes les ressources disponibles afin qu’il échappe au service du travail obligatoire (S.T.O.).

1944, 8 septembre. – Autorisation de reparution du Progrès, quelques jours après la Libération de Lyon. Il est l’un des rares quotidiens français à pouvoir reprendre son titre d’avant-guerre et le seul de la presse quotidienne lyonnaise à survivre aux années sombres. Le redémarrage est cependant assez lent en raison de la pénurie de papier et d’un tirage limité à 60 000 exemplaires pour tous les journaux lyonnais. Dans l’euphorie de la Libération, le journal maintient le cap au centre gauche.

Le Progrès de Lyon, no. de la Libération, 8 septembre 1944. BML.

1945, 7 septembre. – Parution du premier numéro du Dauphiné Libéré, successeur du Petit Dauphinois au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’où l’épithète accolé dans son titre au nom de l’ancienne province française. Avec un tirage de 110 000 exemplaires pour son premier numéro, le Dauphiné libéré dépasse la zone de diffusion qui avait été, entre les deux guerres, celle du Petit Dauphinois. Il se lance rapidement à la conquête du grand Sud-Est, qui englobe non seulement la totalité de la région Rhône-Alpes jusqu’alors située dans la zone d’influence du Progrès, mais déborde sur trois autres régions (Provence-Côte-d’Azur, Bourgogne et Auvergne). Le journal fait ainsi paraître successivement les éditions du Vaucluse (1946), du Rhône (1955), de la Loire et de la Saône-et-Loire (1961). Pendant deux décennies, le Progrès et le Dauphiné libéré vont afficher leurs visées expansionnistes en se livrant à une guerre ouverte sur toute la région Rhône-Alpes, principalement dans le Rhône, l’Isère, la Loire, les deux Savoie et une partie de l’Ain, où les batailles sont les plus rudes, et même un peu au-delà, comme dans le Jura.

Le Dauphiné libéré, 7 septembre 1945. BML

1946.Le Progrès de Lyon tire à 150 000 exemplaires et possède dix éditions. Quatre ans plus tard, son tirage a presque doublé (275 000 exemplaires pour dix-sept éditions).

1953, 22 mars. – Le Progrès lance son édition dominicale, Le Progrès Dimanche, édition dite du “7e jour”. La réaction de L’Écho-Liberté, son concurrent sur l’agglomération lyonnaise, né dans l’après-guerre sur les cendres du Nouvelliste de Lyon, ne se fait pas attendre longtemps. A partir du 22 mars, il parait également – et pour la première fois – sur sept jours.

1954. – Malgré l’estime qu’Émile Brémond porte à Pierre Mendès-France, malgré l’amitié, née de la Résistance, qui lie Hélène Brémond au leader radical, le Progrès se fait le défenseur du maintien de la présence française en Indochine.

1955, 1er février. – Afin de concurrencer le Progrès sur ses propres terres, le Dauphiné libéré lance une édition quotidienne diffusée sur Lyon et ses banlieues. Le nouveau journal prend pour titre Dernière heure lyonnaise avec une rédaction dans le centre de Lyon, à proximité de l’hôtel de ville, place de la Comédie, autrement dit sous les fenêtres du maire de Lyon. Ultime affront au Progrès : il y ouvre, le mois suivant, son propre “hall des dépêches” !

Dernière heure lyonnaise, 1er février 1955. BML

1958. – Retour du général de Gaulle au pouvoir. Bien que contestant parfois ses positions, tant sur le plan de la politique internationale que sur celui de la politique intérieure, le journal verra toujours en lui, jusqu’à sa mort, l’homme du 18 Juin 1940. Pendant la guerre d’Algérie, le Progrès prend position pour l’Algérie française, notamment à travers les reportages du journaliste Marcel-Gabriel Rivière (1905-1979) et les éditoriaux d’Émile Brémond. Quelques années plus tard, il sera réticent à l’égard des accords d’Évian.

1959, 1er octobre. – Premier numéro du Progrès-Soir, titre très illustré paraissant en fin de journée et privilégiant les actualités sportives et artistiques, ainsi que les loisirs.

Le Progrès Soir, 1er oct. 1959. BML.

1959, 12 décembre. – Centenaire du Progrès de Lyon. Pour l’occasion, le journal fait paraître un numéro spécial qui constitue une véritable prouesse technique : l’édition du jour au tirage de 420 770 exemplaires est en effet encartée dans une double page couleur. Le Progrès est à cette époque le deuxième quotidien du pays après Ouest France. Cette année-là, il comprend 33 éditions dont celle de Grenoble, nouvellement créée en Isère. L’offensive contre le Dauphiné libéré bat son plein…

Numéro du centenaire du Progrès, 12 déc. 1959. BML.

1963-1964. – L’affrontement du Progrès et du Dauphiné se concentre dans la Loire où Le Progrès absorbe L’Espoir tandis que le Dauphiné libéré rachète La Dépêche-La Liberté. Le Progrès prend également le contrôle de La Tribune de Saint-Etienne. Sous le titre La Tribune-Le Progrès (toujours distribuée en 2024), sa diffusion couvre la Loire, la Haute-Loire et l’Allier. Parallèlement, le Dauphiné Libéré lance ses éditions de Saône-et-Loire et Loire.

1965, 1er février. – Le Dauphiné libéré pose la première pierre d’une imprimerie modèle, aux portes de Lyon, à Chassieu, une commune de la banlieue ouest de Lyon dépendant à cette époque de l’Isère. Elle est inaugurée en octobre.

V. 1966-1979. – Groupe Progrès – Dauphiné libéré

Dans sa volonté d’expansion, le Progrès s’est heurté à un adversaire de taille. Pendant plus d’une décennie, le Progrès et le Dauphiné libéré se sont livrés une guerre acharnée et ruineuse. Au bord de l’épuisement, tant physiquement qu’économiquement, les deux groupes de presse parviennent à s’entendre en 1966 par le biais d’accords que l’on dit “historiques” et qui mettent fin aux batailles concurrentielles, à la guerre de territoire et d’influence à laquelle ils se livrent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour ce qui concerne le Progrès, les fils des deux clans familiaux – Jean Brémond (1932-2007) et Jean-Charles Lignel (né en 1942) – sont progressivement introduits, par alternance de deux ans, aux postes de direction du journal. La rivalité entre les deux cousins porte cependant à la connaissance du public les divergences qui existent entre les deux familles. Elles conduiront le journal à sa perte.

De g. à d. : J.-C. Lignel (Le Progrès de Lyon), Jean Gallois et Louis Richerot (direction du Dauphiné libéré). BML.

1966, 27 septembre. – Les dirigeants des groupes Dauphiné libéré et Progrès qui, depuis le milieu des années 1950, se disputent le lectorat de la région Rhône-Alpes, concluent des accords qui prévoient la mise en commun des moyens techniques, commerciaux et rédactionnels des deux anciens rivaux. De fait, ces accords signent l’acte de naissance du “plus important groupe de la presse quotidienne et régionale”.

1966-1967. – Création de diverses “sociétés de services” communes aux deux anciens groupes qui se chargent désormais de toutes les questions techniques et rédactionnelles pour l’ensemble des titres du nouveau groupe de presse ainsi formé : Province Publicité no.1. ou P.P.1. (pour la publicité locale et extra-locale) ; A.I.G.L.E.S. (rédaction) ; E.P.1. (impression et composition) ; R.A.D. (routage et diffusion) ; SERP (journaux du “7e jour”, audiovisuel et publications diverses), etc. De la publicité à la rédaction, de l’impression au routage, tout est désormais géré par ces “sociétés de services”.

1967, juillet. – Fermeture des imprimeries du Progrès de la rue Bellecordière qui sont transférées au centre de presse du Dauphiné libéré à Chassieu.

1968, 21 mai. – La grève des ouvriers du Livre pendant les évènements de mai-juin 1968 conduit à l’interruption de tous les titres de la presse régionale. La publication de Dernière heure lyonnaise, de L’Echo-Liberté, du Progrès et du Progrès soir est ainsi suspendue. Plusieurs petits organes quotidiens de substitution vont tenter de les remplacer. Outre le très confidentiel et spécialisé LIBERTE/lnformations (anagramme de BERLIET, dont les lettres géantes ont été redisposées au fronton de l’usine), on peut lire : La Voix du Rhône et La Voix du Lyonnais (publications communistes) ; L’Horizon lyonnais, bulletin gaulliste ronéotypé et Le Journal du Rhône. Les imprimeries de Chassieu ne reprennent le travail que le 7 juin.

Journal du Rhône, 24 mai 1968. BML.

1970. – Conflit entre Jean-Charles Lignel, devenu directeur général de la société éditrice Delaroche, et son cousin Jean Brémond qui prend la succession de son père à la direction du Progrès de Lyon.

1974. – Le Dauphiné libéré décide de construire une deuxième imprimerie à Veurey (Isère), à une quinzaine de kilomètres de Grenoble. Inaugurée le 1er juillet 1977, elle devient le siège social du groupe.

1974, avril. – A la demande d’Hélène Brémond, le Progrès décide de soutenir la candidature de François Mitterrand.

1974, juin. – Éclatement d’un conflit opposant les familles Brémond et Lignel qui se partagent à parts égales les actions de la société éditrice du Progrès (Delaroche S.A.). Jean-Charles Lignel, héritier d’une des deux familles, refuse d’approuver les comptes pour 1973 et saisit le tribunal de commerce afin de dénoncer les accords de septembre 1966. Procédurier et attaquant systématiquement en justice toutes les décisions prises, il est progressivement évincé de tous ses postes de direction par le biais d’une coalition entre les Brémond et les responsables du Dauphiné libéré (Louis Richerot et Jean Gallois). Le 8 juillet, il demande la dissolution du groupe Progrès-Dauphiné libéré et de toutes ses sociétés. Le conflit se transforme en une bataille juridique qui va durer cinq années.

1974, octobre. – Le tribunal de commerce de Paris nomme Claude Levet administrateur provisoire du Progrès. Il occupe ses fonctions jusqu’en avril 1979, mais finit par se déclarer incompétent pour régler les litiges.

1976, 26 février. – Mort d’Émile Brémond.

VI. 1979-1985. – J.-C. Lignel, propriétaire.

Rien ne va plus au Progrès. Le 19 mars 1979, les familles Lignel et Brémond, accompagnées de leurs avocats respectifs, sont réunies à Paris, ville qui abrite le siège de la société Delaroche, pour pendre part à une vente aux enchères privée inédite, en trois tours et “à la bougie”. Lors de cette vente, Jean-Charles Lignel prend le contrôle du Progrès en rachetant la moitié des parts détenue par sa tante Hélène Brémond pour la somme astronomique de 115 millions de francs. Déjà en possession de l’autre moitié des parts acquises auprès de sa mère quelques années auparavant, J.-C. Lignel devient donc le seul et unique propriétaire du Progrès de Lyon. Mais pas vraiment le patron. Les Lyonnais n’apprendront les détails de cette vente rocambolesque qu’au début de l’année suivante.

1979, 14 septembre. – J.-C. Lignel dénonce une partie des accords techniques entre le Progrès et le Dauphiné. Il met notamment en cause la convention qui lie le Progrès à la société de services P.P.H. La rupture entre les deux groupes est consommée.

1979, 15 octobre. – Louis Richerot, fondateur-directeur du Dauphiné, demande un arbitrage sur les accords de 1966 entre le Progrès et le Dauphiné. J.-C. Lignel fait de même le 19 octobre.

1980, 23 janvier. – Rupture des accords de septembre 1966 entre le Progrès et le Dauphiné. Les deux titres retrouvent leur autonomie.

1980, 5 mai. – Pour concurrencer le Progrès, le Dauphiné libéré se dote d’une édition lyonnaise : Lyon Matin. Ce journal succède en fait à Dernière heure lyonnaise, édition lyonnaise du Dauphiné libéré. La guerre de tranchée est relancée.

Lyon Matin, 5 mai 1980. BML.

1983, juin. – Propriétaire du Figaro depuis 1975, Robert Hersant, surnommé le “papivore” de la presse, rachète le Dauphiné libéré.

1985, 30 décembre. – Jean-Charles Lignel qui, quelques mois plus tôt, déclarait être “le seul à lutter contre Hersant”, doit également céder. Endetté et lâché par les banques, il est dans l’incapacité de verser les salaires de décembre ainsi que le 13e mois de ses employés. La situation financière du Progrès l’oblige à abandonner le quotidien au propriétaire du Figaro.

Epilogue

Vestiges de l’imprimerie historique de Chassieu. Vue prise depuis le nouveau bâtiment, 29 mai 2024. © Ph. Rassaert.

Suite au rachat du Dauphiné libéré puis du Progrès de Lyon, Robert Hersant concentre désormais entre ses mains la quasi-totalité des titres de la presse quotidienne lyonnaise.

En janvier 1986, le journal Le Monde qui possède depuis quelques années un correspondant permanent à Lyon (Claude Régent) et un autre à Grenoble (Claude Francillon) est le premier à faire barrage en lançant sa propre édition régionale. A partir du 28 janvier, Le Monde Rhône-Alpes consacre deux pages quotidiennes aux événements politiques, économiques, sociaux et culturels de la région. Des journalistes de la rédaction parisienne, sous la direction de Bruno Frappat, sont temporairement détachés “à temps complet” pour s’occuper de ces nouvelles rubriques. Dix semaines plus tard, les parisiens ayant rejoint leur base, ils sont remplacés par cinq journalistes, tous lyonnais de souche ou ayant acquis une expérience dans la région. La petite équipe est d’abord installée rue du Président Edouard-Herriot. Elle prend possession fin juillet de ses locaux définitifs au 62, rue de la République.

Dans le même temps, Serge July, directeur de Libération, fait le déplacement dans la capitale des Gaules afin de marquer son intérêt pour la première région économique de France. Le 30 janvier 1986, lors d’une conférence de presse, il annonce la création d’un premier “quotidien de ville” et sa volonté d’installer une équipe rédactionnelle au cœur même de la ville. Lyon Libération verra le jour le 8 septembre, quelques jours après le lancement de Lyon Figaro par le patron de la Socpresse (Robert Hersant).

En cette année 1987, les Lyonnais trouvent chaque matin en kiosque : Le Progrès de Lyon, Lyon Matin, Le Journal Rhône-Alpes et Lyon Figaro (groupe Hersant), auxquels il faut encore ajouter L’Humanité Rhône-Alpes, Lyon Libération et Le Monde Rhône-Alpes, soit sept titres au total ! La plupart auront disparus bien avant le nouveau millénaire.

Robert Hersant conserve le Progrès de Lyon jusqu’en 2004, date à laquelle il cède le titre à Serge Dassault. Il est repris en 2006 par EBRA (Crédit Mutuel), premier groupe de presse français par sa diffusion et son actuel propriétaire.

Rédaction du Progrès au Confluent, 20 sept. 2023. © Ph. Rassaert.

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