Frantz Fanon, influences, héritage et post-colonialisme.
Publié le 19/05/2025 à 16:54
- 25 min -
par
Hélèna
Sorti en salles le 2 avril, Fanon, le biopic de Jean-Claude Barny retrace le portrait du grand intellectuel martiniquais et militant anticolonial Frantz Fanon… Il fait cependant une entrée timide au cinéma avec une diffusion sur 70 écrans seulement et à des horaires tardifs contre le quadruple pour une comédie française à gros budget la même semaine… Réserve, invisibilité ou boycott de l’affiche ?
Ce phénomène n’est pas sans évoquer l’ambivalence de l’héritage de Fanon : plébiscité par les chercheurs en sciences humaines et sociales mais difficilement assumé par la mémoire nationale, honteuse de son passé colonial. Fanon représente pourtant aujourd’hui le précurseur d’une pensée qui émerge dans les années 1950, celle du décolonial et qui voit son prolongement plus tard en 1980 dans ce que l’on a nommé le post-colonialisme. Il peut être défini comme l’ensemble des études qui analysent les conséquences durables (sociales, économiques, identitaires) du colonialisme sur un temps long c’est-à-dire depuis la fin des empires coloniaux jusqu’à aujourd’hui.
Retour sur ce destin particulier et les écrits majeurs d’une pensée qui se doit d’être réactualisée face à une histoire coloniale et une responsabilité encore difficilement reconnue.
Fanon : un intellectuel colonisé.
Frantz Fanon naît le 20 juillet 1925 à Fort-de-France d’un père inspecteur des douanes et d’une mère « mulâtresse », elle-même née d’un planteur blanc. Il reçoit une éducation tout à fait classique au lycée susdit Victor Schoelcher, nom de l’homme politique français qui a promulgué l’abolition de l’esclavage en 1848 en Martinique. Cet enseignement éveille chez lui ses premières critiques du racisme. En outre, alors qu’il n’est âgé que de dix ans, il demande à ses professeurs pourquoi Victor Schoelcher doit être considéré comme un héros par les Martiniquais noirs mais aussi pourquoi l’histoire du territoire ne commence qu’avec l’esclavagisme.
En 1943 alors qu’il a 18 ans, il s’engage dans les Forces Françaises Libres suite au ralliement des Antilles à De Gaulle où il est envoyé à l’armée de l’Afrique du Nord. Il combat donc aux côtés des tirailleurs Sénégalais et est témoin au premier plan du racisme colonial latent de l’armée française où une hiérarchie ethnique est mise en avant entre les « Européens » et les « Autres ». Cet engagement qui avait pour source un idéal d’égalité et liberté se révèle donc être une expérience décevante pour lui. Il écrit ainsi à ses parents :
« Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète (…) Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause (…) ; car cette fausse idéologie, bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles, ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! ».
Il retourne après la guerre en Martinique où il obtient son baccalauréat en 1945 et où il a comme professeur de philosophie le poète Aimé Césaire dont il soutient l’élection en tant que député. Ancien combattant et décoré pour avoir été blessé au combat, il bénéficie alors d’une bourse d’études pour étudier la médecine en métropole notamment à Lyon où il suit également les cours de philosophie de Merleau-Ponty. Il s’intéresse plus particulièrement à l’ethnographie et la psychanalyse tout en se familiarisant aux idées marxistes et au thème de l’engagement autour de Sartre, penseur éminent de l’époque.
Pendant sa quatrième année de médecine, celle de sa thèse, il rejoint l’équipe du psychiatre Dechaume dont les travaux tournent autour de la neurochirurgie. Dès lors, lorsque Fanon lui présente sa thèse (très personnelle) Peau noire, masques blancs qui traite de l’aliénation des Noirs en situation coloniale en tant que pathologie miroir, celui-ci en est horrifié et la refuse. Fanon doit alors se conformer au milieu universitaire traditionnel et rendre un autre travail plus classique afin d’être reçu docteur en 1951.
Il fait ensuite son apprentissage en Lozère auprès du psychiatre François Tosquelles dont la méthode a pour but le « vivre ensemble » : soignants et malades se mélangent, sociabilisent, échangent. Dès lors, le patient même « fou » est considéré avant tout comme un humain. Cette formation de quinze mois va profondément marquer la manière d’exercer de Fanon mais aussi sa pensée.

En 1953 Fanon est nommé médecin-chef à l’hôpital de Blida-Joinville en Algérie où son expérience l’emmène à confirmer sa thèse : il est témoin des effets dévastateurs et traumatiques de la colonisation sur ses patients. Il bouscule alors les méthodes de l’hôpital en pratiquant le vivre ensemble et se heurte aux réticences du personnel.
Cette expérience radicalise sa pensée anticoloniale et le pousse à s’engager d’autant plus et ce notamment auprès du Front de Libération Nationale (FLN) pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie. Pour Fanon, l’Algérie doit représenter la lutte et le terreau de la désaliénation des colonisés.

Dès lors, il ne cesse d’être productif que cela soit en termes d’écriture intellectuelle notamment pour le journal résistant du FLN, El Moudjahid, aussi bien qu’au niveau de son militantisme politique comme à l’hôpital où il soigne clandestinement des maquisards.
En 1956, il se fait expulser d’Algérie par les autorités françaises pour son implication qui n’était pas cachée. Fanon dénonçait ouvertement l’oppression et la torture des Algériens par le régime colonial français. Il se réfugie et s’installe alors à Tunis jusqu’en 1961 où il s’engage officiellement au FLN et devient un porte-parole majeur, un ambassadeur pour les mouvements de libération des peuples colonisés en Afrique comme par exemple au Ghana, Mali et Guinée. Cette période de sa vie fait de lui un véritable acteur de la lutte anticoloniale.
Sa pensée se radicalise d’autant plus qu’il préconise une révolution armée pour la libération des peuples. Il écrit notamment un peu avant sa mort son œuvre majeure Les Damnés de la terre, véritable manifeste politique et philosophique en faveur de la décolonisation. Préfacée par Jean-Paul Sartre, l’œuvre obtient un rayonnement international et contribue à faire plus tard de Fanon un père et un intellectuel incontournable de la pensée postcoloniale.
Malade d’une leucémie dès 1960, Fanon s’éteint à 36 ans le 6 décembre 1961 aux Etats-Unis. Il ne verra malheureusement jamais l’Algérie prendre son indépendance.
Frantz Fanon. Une vie en révolutions d’Adam Shatz (éditions de La Découverte, 2024).

Cette biographie récente retrace le parcours du personnage de manière à mettre en lumière toutes les multiplicités qui le composent.
Ainsi, avec brio, Shatz montre ses contradictions : la radicalisation progressive de Fanon partagée entre fierté noire mais l’envie de transcender le cadre de la race, la lutte au sein du FLN alors qu’il n’est en réalité pas considéré par ses pairs comme un Algérien à part entière vu qu’il ne partage ni leur langue, ni leur culture. Mais aussi, l’utilisation de la violence révolutionnaire comme moyen de libération du colonisé qui s’oppose à sa posture de soignant et son éthique. Autre contradiction, son idéal universaliste du tiers-monde qui s’oppose aux luttes très locales auxquelles il participe : l’Algérie, le Mali. Ainsi, cet ouvrage reflète la complexité de Fanon : influencé par sa condition, ses expériences, la guerre, sa carrière, ses émotions. Différentes facettes qui nous rappellent finalement l’essence même de l’humanité.
Trois œuvres colossales pour le décolonial.
Peau noire, masques blancs. (éditions du Seuil, 1952).
Cette thèse, rejetée, est à la fois un récit très personnel de Fanon sur son vécu et son expérience en tant qu’homme noir et un essai psychiatrique sur l’aliénation des colonisés dominés par les Blancs. Le colonialisme y est dépeint comme une pathologie, une névrose collective dont le racisme produit une souffrance psychique indéniable des colonisés. Cette violence psychologique du colonialisme, qui s’inscrit dans l’inconscient de toute la société, est décortiquée ici dans toutes ses ramifications. Plaidoyer pour l’universalisme, cet essai enjoint au Noir de rejeter « les masques blancs » afin de se libérer et de redevenir un sujet libre.

Fanon nous livre à la fin du livre ce cri du cœur :
« C’est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c’est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d’existence idéales d’un monde humain. Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ? A la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience. Mon ultime prière : O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! »
Ainsi, cet ouvrage, fondateur de la pensée postcoloniale s’illustre comme un outil essentiel pour comprendre les mécanismes du racisme. Un intemporel.
L’an V de la révolution algérienne. Sociologie d’une révolution. (éditions Maspero, 1959).

Ce livre, écrit lors de la guerre d’Algérie, présente la théorie révolutionnaire de Fanon. Il y analyse les causes, les processus et les implications sociales et politiques de la révolte des Algériens. Ce texte nous présente donc un véritable portrait d’une révolution anticoloniale et les enjeux auxquels une telle révolution se confronte. Tout en exposant les différentes composantes de la société coloniale et les tensions internes entre les classes sociales que cela suppose, Fanon souligne le rôle important que doit jouer l’élite politique et intellectuelle. Il souligne notamment la nécessité de la violence des colonisés pour se libérer des chaînes de la domination coloniale mais aussi pour leur permettre de se réapproprier leur identité et de se désaliéner.
En ce sens et par son aspect psychologique de la violence révolutionnaire, ce texte est novateur. De par son importance, il ne cessera d’influencer la pensée révolutionnaire du XXème siècle.
Les Damnés de la terre. (éditions Maspero, 1961).
Publié quelques jours avant sa mort en 1961, cet ouvrage est l’œuvre majeure de Fanon. Ici, il analyse le processus de décolonisation, ses effets psychologiques et sociaux pour les colonisés. Fanon théorise également de manière plus poussée l’utilisation inévitable de la violence dans la lutte pour l’indépendance. Si la colonisation déshumanise par une certaine violence alors la libération des peuples colonisés ne peut se faire que par cette même violence. C’est leur manière de retrouver une humanité et une dignité.

C’est cette légitimation de la violence qui compliqua la réception de Fanon en France et provoqua sa censure. Cette idée explique, aujourd’hui encore, l’héritage nuancé de Fanon en France où il est souvent considéré comme trop « radical ». Cet écrit, fondamental et indissociable de la pensée postcoloniale, met également en garde contre les dangers du néocolonialisme et la continuité de certains mécanismes de domination au sein des Etats postcoloniaux. C’est en ce sens qu’il préconise une transformation totale de la société.
Authentique manifeste de la décolonisation, Les Damnés de la terre, est un texte crucial dont la lecture n’est encore que trop actuelle.
Aimé Césaire, la Négritude comme résistance anticoloniale.
Fanon, élève de Césaire, déclare dans Peau noire, masques blancs :
« M. Aimé Césaire m’a appris qu’il existait une grandeur noire. Mais il faut que je dépasse cela. ».
Ainsi, si Césaire a influencé le jeune Fanon, force est de constater que l’élève voulu dépasser le maître. Chef de file de la Négritude, mouvement prônant la défense de l’identité noire et de la culture africaine, Césaire et ses idées se distinguent pourtant de celles de Fanon pour qui la Négritude est assimilée à une aliénation inconsciente du colonisé. Le colonisé doit dépasser l’essentialisme, le cadre figé de l’identité raciale Noir/Blanc afin d’être un homme totalement libéré et nouveau.
Discours sur le colonialisme. (éditions Réclame, 1950).

Ce discours fut prononcé en 1950. Pourtant, il n’a pas pris une ride. Le poète martiniquais y dénonce la colonisation et notamment la colonisation française. Exposant la condition inhumaine auxquels sont soumis les colonisés, Césaire montre l’hypocrisie des colons européens qui sous prétention d’idéaux de liberté et d’égalité universelle commettent les pires atrocités au nom d’une mission « civilisatrice ».
Il critique fortement ces puissances impériales, montrant ainsi en quoi le système colonial est un système barbare, corrompu et déshumanisant. Césaire appelle à la révolte, à la résistance en préconisant la reconquête de l’identité et de la culture du colonisé. Ce réquisitoire, à la fois lyrique et politique, est un des textes majeurs de la pensée anticoloniale.
Nègre je suis, nègre je resterai. (éditions Albin Michel, 2005).

Ce livre présente des entretiens tenus entre Césaire et la militante anticoloniale Françoise Vergès qui ont eu lieu en 2004 alors qu’un débat législatif sur l’enseignement du passé colonial de la France dans les écoles fait question. Cet essai, reprenant le nom du recueil de poèmes le plus célèbre de Césaire, met en avant la revendication de l’identité noire en tant que forme de résistance face à l’oppression coloniale. En s’affirmant, l’homme Noir cesse d’être assimilé à la structure hiérarchique du colonialisme et se libère.
En analysant cette œuvre, l’autrice met en lumière l’importance des mémoires coloniales contre un racisme institutionnalisé et leur enjeu actuel. Elle rappelle ainsi la nécessité pour les colonisés de se réapproprier ce passé et appelle la France à faire son devoir de reconnaissance des injustices coloniales commises.
Aimé Césaire, Frantz Fanon. Portraits de décolonisés de Pierre Bouvier. (éditions des Belles Lettres, 2010).

Ce livre nous offre deux panoramas complets : deux personnalités majeures de la pensée anticoloniale, deux parcours singuliers, deux approches différentes. En analysant leurs doctrines et pratiques, l’auteur montre également leurs différences de la poésie à la psychologie. Sans les opposer véritablement, Pierre Bouvier nous propose plutôt de les réunir, de voir en quoi ces deux pères de la pensée anticoloniale sont complémentaires et en quoi leur héritage reste essentiel aujourd’hui pour poursuivre les luttes de libération des populations opprimées.
Sartre, la colonisation est un essentialisme.
Deux vécus, deux intellects différents mais une cause commune : la libération des peuples colonisés. Connu pour ses engagements politiques et son fort idéal de la liberté, Sartre s’engage tôt après la guerre au profit de la décolonisation en prônant la révolte.
Fanon, étudiant en médecine, le lit d’ailleurs énormément et en sera influencé. Ainsi, les mentions à Sartre ne sont pas rares dans ses écrits. Néanmoins, si les deux hommes s’accordent pour une révolution violente comme condition à la décolonisation, leur avis diverge concernant l’essence même de cette violence.
Pour Fanon, cette violence est la modalité même de la libération des peuples colonisés tandis que pour Sartre, cette violence est une réponse à la violence coloniale. Autre différence, si Sartre défends la libération des colonisés c’est au prisme d’une action collective… Son vécu reste celui d’un homme blanc. De son côté, Fanon met l’accent sur les mécanismes psychologiques de la colonisation : un racisme intériorisé par l’homme noir qu’il doit dépasser pour se libérer.
Orphée noir. (préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor, Presses Universitaires de France, 1948).
Cet essai rédigé par Sartre en 1948 préface la célèbre Anthologie de la nouvelle poésie nègre de Léopold Sédar Senghor. Le philosophe analyse ici le concept de Négritude en tant que révolte du colonisé dont l’assimilation par le colon anéantit l’identité propre. Sartre montre l’importance d’un tel mouvement et souligne que la Négritude n’est pas qu’une simple réaction à la colonisation mais bien la revendication d’une identité propre qui doit s’exprimer haut et fort pour enfin permettre la libération des peuples colonisés et la reconnaissance de leur humanité.

La Négritude représente alors cette quête d’identité originelle au détriment de l’assimilation d’une identité perdue, altérée par la colonisation. De même, il montre en quoi la poésie au-delà de l’esthétique, est un authentique cri de résistance, un véritable outil utile dans la lutte anticoloniale.
Si Sartre salue et encourage la Négritude, il appelle néanmoins à une vision plus ouverte et universelle de celle-ci : elle ne doit pas rester figée sur une identité raciale mais bien être l’expression d’une identité humaine partagée.
Fanon de Frédéric Ciriez, Romain Lamy. (éditions de La Découverte, 2020).
Cette BD qui présente l’itinéraire de Fanon met également en avant un épisode important de sa vie : sa rencontre avec Sartre à Rome en août 1961. Gravement malade, ces trois jours marqueront à jamais sa vie. Aux côtés de Sartre, Simone de Beauvoir et Claude Lanzmann, la discussion est vive et pour cause : leurs idées se ressemblent et ont le même objectif mais elles divergent.

Si Sartre est un philosophe engagé, il se montre plus mesuré quant à la nécessité d’une révolution violente et radicale, signe de son origine bourgeoise. Tandis que de son côté, Fanon, victime même de la colonisation prône une action plus intense et immédiate.
Le fin mot de l’histoire reste heureux : Sartre accepte de préfacer Les Damnés de la terre, l’œuvre la plus aboutie de la pensée de Fanon. Cette préface, légitime la violence nécessaire des colonisés avec parfois des formules chocs qui ont fait scandale quitte à faire censurer l’ouvrage de Fanon dans certains pays : « Tuer un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups. ».
Cette BD est une excellente introduction à la pensée anticoloniale et à l’œuvre de Fanon. Elle réaffirme notamment l’importance de celle-ci à l’heure de débats toujours actuels autour du racisme et de la colonisation.
Alice Cherki, entre l’élève et l’héritière.
Alice Cherki rencontre Fanon en 1953 à l’hôpital de Blida pendant ses études de médecine. Né en 1936 à Alger, issue d’une famille juive, elle n’est pas étrangère au phénomène d’exclusion de par ses origines. C’est pourquoi, elle s’engage dès le début du conflit pour l’indépendance de l’Algérie. Elle se forme donc aux côtés de Fanon et n’hésite pas à s’investir dans le soin clandestin des maquisards ce qui marque profondément son approche clinique.
La frontière invisible : violences de l’immigration. (éditions Elema, 2006).

Outre son portrait célèbre de Fanon, Alice Cherki a aussi écrit et théorisé les conséquences psychologiques et sociales de l’immigration forcée et ses violences. Très fortement influencée par son mentor qui n’est d’autre que Fanon, elle met en lumière ici comment le racisme, la discrimination, le rejet, l’exclusion, l’humiliation ou encore la torture vécus par le migrant favorisent une fracture identitaire dont le traumatisme reste parfois invisible et muet. Pour guérir, une seule solution : libérer la parole, contrer les silences de l’Histoire, reconnaître l’humanité des migrants.
Cet essai psychiatrique, qui promeut un meilleur accompagnement des blessures psychiques de l’immigration, est également une critique ouverte du comportement des sociétés occidentales à l’égard des migrants. En ce sens, cette étude ne manque pas d’actualité.
Albert Memmi, le visionnaire pessimiste.
Albert Memmi naît en 1920 à Tunis alors que la Tunisie est sous protectorat français. Il fait des études de philosophie à Tunis, Alger et Paris. Il grandit dans un milieu fortement multiculturel puisqu’il est issu d’une famille juive d’origine italienne dans un milieu où se mélangent avec tensions Arabes et Français. Il est profondément marqué par les questions identitaires qui accompagnent cet environnement.
Ses écrits à la fois autobiographiques et sociologiques sont marqués par le manque d’identité propre des populations colonisées, l’effet destructeur de la colonisation. C’est ce traumatisme qui le pousse en 1957 à écrire plusieurs articles sur ce thème dans les revues Esprit et Temps modernes.
Le Portrait du colonisé précédé souvent du Portrait du colonisateur sont des incontournables de la pensée postcoloniale. Ces deux essais sociologiques, qui sont novateurs pour l’époque, décrivent les relations entre le colonisé et le colonisateur et les divisions qui en découlent. Memmi n’y voit qu’une issue : l’indépendance des colonisés.
Si Fanon ne rencontre jamais Memmi, il est certain que les deux se soient lus et influencés réciproquement. Les deux intellectuels sont en accord sur les rapports inégalitaires de la colonisation et son effet destructeur sur l’identité du colonisé. Néanmoins, Fanon critique le pessimisme de Memmi quant à la libération des colonisés dans Les Damnés de la terre. En effet, Memmi ne sollicite pas de révolution contrairement à Fanon.
Portrait du colonisé. (éditions Corrêa, 1957).
Cet essai, publié en 1957, fut considéré presque comme prophétique puisque ce qui y est décrit se réalisa alors qu’il fut écrit avant la guerre d’Algérie.
Léopold Sédar Senghor en dit même à son propos que :
« Le livre d’Albert Memmi constituera comme un document auquel les historiens de la Colonisation auront à se référer. ».
Et cela est véridique, cet article est aujourd’hui un classique essentiel des études postcoloniales.

Memmi nous livre ici un portrait très précis du colonisé et des mécanismes qui découlent de la domination coloniale. L’oppression, l’humiliation, l’aliénation du colonisé donnent lieu à une crise identitaire mais aussi l’impossibilité pour lui de s’intégrer dans cette société coloniale. Souvent, le colonisé réagit alors de trois manières différentes : la soumission, le mimétisme ou la révolte. Et ce sont bien ces trois mêmes attitudes qui vont s’exprimer pendant la guerre d’Algérie.
Cette œuvre majeure sur les relations entre colonisé et colonisateur est donc un texte fondamental pour la compréhension de la domination coloniale et ses conséquences.
Elaine Mokhtefi, une vie entre anticolonialisme et tiers-mondisme.
Elaine Mokhtefi est journaliste et militante anticoloniale américaine de la première heure. Marquée par l’antisémitisme qu’elle subit dans son enfance, elle s’engage contre le racisme et dans des mouvements pacifistes notamment pendant ses années d’études de langues. Elle s’installe en 1951 à Paris où elle prend connaissance du cas de l’« Algérie française ». Sensibilisée par le sort des militants algériens, elle décide de s’impliquer dans la lutte pour l’indépendance.
Elle rencontre Fanon en 1958 à Accra dans le cadre d’une conférence panafricaine et décide de s’engager aux côtés du FLN. Proche de Fanon et de sa conception de la révolution, elle le visite régulièrement à l’hôpital sur son lit de mort.
Jusqu’en 1962, elle travaille pour le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) à New York puis elle finit par s’installer à Alger peu après l’indépendance où elle occupe divers rôles notamment celui d’accueil en terre d’exil de mouvements de libération nationale tels que les Black Panthers ou Fidel Castro. Elle organise en 1969 le Festival panafricain d’Alger qui participe à l’unité de l’Afrique dans la lutte contre le colonialisme.
Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers. (éditions de La Fabrique, 2019).

Ce livre retrace les mémoires d’Elaine Mokhtefi ainsi que son combat pour l’indépendance algérienne et dans les luttes anticoloniales. Cet ouvrage intime permets de comprendre comment Alger s’est illustré comme un carrefour dans la lutte anticoloniale notamment dans les années 1960-1970. Cet aspect n’est pas sans faire écho à la volonté de Fanon de faire de l’Algérie un véritable levier pour les autres pays africains.
Ce témoignage, rare, permet également de relever les contradictions de la révolution algérienne et de montrer les difficultés auxquelles le jeune pays indépendant doit faire face. A travers son honnêteté, ce récit donne à voir une image du militantisme internationaliste et permet une meilleure compréhension des luttes antiracistes actuelles telles que le mouvement Black Lives Matter.
Edward Saïd, le père du post-colonialisme.
Edward Saïd est considéré comme le fondateur des études postcoloniales. Son œuvre majeure, l’Orientalisme, publiée en 1987 introduit les notions clés de cette pensée.
Sa réflexion, qui porte sur les modes de dominations culturelles des colonisateurs sur les colonisés montre comment l’Occident en produisant de manière assez systématique un discours stéréotypé, dégradant et raciste à l’égard de l’Orient a réussi à maintenir une domination impériale. De fait, il montre comment la culture fut utilisée comme un véritable outil dans le système colonial.
L’Orientalisme : l’Orient crée par l’Occident. (éditions du Seuil, 1980).
Considérée comme l’œuvre la plus importante de la pensée postcoloniale, cet essai définit l’orientalisme. Caractéristique d’une domination culturelle et intellectuelle, l’orientalisme est la manière dont l’Occident a pu définir et représenter l’Orient. Fondé sur des stéréotypes raciaux, l’orientalisme « prouve », « justifie » l’infériorité et la décadence de l’Orient. Ces images et discours dévalorisants, du « sauvage » et du « primitif » notamment, participent à la stratégie occidentale qui lui permet d’asseoir son impérialisme. En proposant cette définition de l’Orient, l’Occident se valorise et s’affiche comme le peuple « civilisateur », synonyme de progrès justifiant ainsi sa « supériorité ».

Cette thèse fondamentale est un concept essentiel de la pensée postcoloniale.
Achille Mbembe, entre héritage fanonien et le contemporain.
Né en 1957 au Cameroun, Achille Mbembe est un historien et politologue majeur de la pensée postcoloniale. Influencé par Michel Foucault, Frantz Fanon ou encore Edward Saïd, son étude a pour thème principal la manière dont se sont structurées les sociétés africaines après la décolonisation.
Son travail se distingue par une lecture nouvelle des politiques africaines contemporaines en critiquant certains dirigeants, qui selon lui, reproduisent parfois des comportements colonisateurs à travers une sorte de domination néocoloniale. Il s’intéresse aussi à la manière dont l’identité noire a été écrite dans l’histoire en montrant que cette identité a été construite par rapport à des stéréotypes racistes et pour les contrer.
Ses travaux ont été reconnus et il jouit d’une influence considérable notamment dans le cercle panafricain intellectuel. Il est engagé et défends d’ailleurs l’idée d’un projet politique africain nouveau avec l’idée d’une unité africaine construite en dehors des héritages du colonialisme et autour d’une identité commune.
De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. (éditions de La Découverte, 2020).

Cet ouvrage publié en 2000 a fortement marqué la pensée postcoloniale. Mbembe y analyse les héritages du colonialisme et ses conséquences sur les politiques africaines contemporaines. En démontrant la résurgence d’une domination chez les dirigeants africains par l’autoritarisme, il met alors en évidence comment l’Occident, les anciens colonisateur continuent d’influencer ces Etats postcoloniaux.
Cet essai majeur propose également une définition de ce qu’est une post colonie : un Etat postcolonial dont la structure est toujours marquée par le système colonial que cela soit au niveau politique, social, économique et même psychologique (rappelant alors la pensée de Fanon).
Si l’influence et l’apport de Frantz Fanon fut énorme pour les études postcoloniales, force est de constater que son héritage reste celui d’une figure intellectuelle qui dérange, entre ombre et lumière. Alors que l’actualité cristallisée autour de l’arrestation et la condamnation de l’écrivain Boualem Sansal ne cesse de montrer des relations franco-algériennes tendues, l’enjeu mémoriel de la guerre d’Algérie et la question de l’identité algérienne attestent que relire Fanon aujourd’hui ne peut être qualifié de démodé et superflu.
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