L’épopée du roman-feuilleton au XIXe siècle
Naissance d'un genre littéraire
Publié le 13/05/2022 à 08:00 - 8 min - Modifié le 17/05/2022 par Paquita Lefranc
Le XIXe siècle est indéniablement l’âge médiatique. Les journaux se multiplient et leurs tirages ne cessent d’augmenter envahissant le quotidien d’une population de plus en plus alphabétisée. Cette montée en puissance de la presse entraîne le triomphe du roman grâce à l’apparition du roman-feuilleton. Considéré comme une sous-production littéraire, il fera l’objet de virulentes critiques. Pourtant ce genre littéraire a donné naissance à un panel de personnages tels que d’Artagnan, Lagardère, Rocambole ou bien le Comte de Monte-Cristo. Dès leur apparition, ces héros de la littérature française ont de suite conquis un très vaste public.
Qu’est-ce qu’un roman-feuilleton ?
Le roman-feuilleton est un roman populaire dont la publication est faite par épisode dans un journal quotidien. Il est déterminé par sa forme. Souvent assimilé au roman d’amour dans l’imaginaire collectif, il demeure cependant sans restriction de genre. Il peut ainsi être un roman d’aventures, une fiction fantastique, exotique ou historique, un policier voir même un roman érotique.
Les romans-feuilletons prennent la forme d’un récit d’aventure ou d’un récit dramatique où les rebondissements sont nombreux, les amours dévorantes et les passions excessives avec comme pivot central un héros marginal, justicier ou malfaisant. Longtemps mésestimé, le roman qui en découle s’impose enfin comme une forme littéraire majeure du XIXe siècle.
Histoire d’un espace
Le feuilleton désigne d’abord la bande inférieure d’un journal séparée du haut du texte par un trait épais. Cette rubrique est inventée dès 1800 par le Journal des débats. Subterfuge fiscal, elle permet l’augmentation du format sans impôt supplémentaire. Premier rubriquage clair dans la presse, cet élément ne cesse de se développer à partir des années 1830.
Espace marginal supplémentaire, le feuilleton regroupe dans un premier temps un bric à brac d’annonces, de charades, de programmes et de textes de revues avec des critiques diverses. Lieu intermédiaire entre le journal et son lectorat, il échappe à la censure et apparait vite comme un lieu de résistance et de polémique. Très tôt il développe les potentialités du support périodique en s’organisant autour de pseudonymes. Le feuilleton devient le lieu où se manifestent les deux caractéristiques essentielles du quotidien, la périodicité et la sérialité.
Absorbant la matière littéraire sous toutes ses formes, il se transforme en un laboratoire où se tente l’écriture du social. Petit à petit, des nouvelles, des contes puis des extraits littéraires y sont publiés. La forme narrative prend de plus en plus d’importance. Elle annonce cette grande révolution que sera le roman-feuilleton.
Du feuilleton au roman-feuilleton
Le roman-feuilleton ne surgit donc pas ex-abrupto mais s’insère dans une longue série de métaphores textuelles motivées par la création de cet espace. La transition est progressive. Les “feuilletons-nouvelles” se développent nettement à partir de 1830. Ils sont alors caractérisés par une publication morcelée et par la mention “À suivre”. Le lectorat adhère à ce mode de publication et les journaux de l’époque ne manquent pas de le constater. Cependant le journal reste un médium onéreux destiné à un public bourgeois.
Le roman-feuilleton prend son envol en 1836 dans deux journaux, Le Siècle, d’Armand Dutacq, et La Presse, d’Emile de Girardin. Ces concurrents ont l’idée de diviser de moitié le prix de l’abonnement en comblant le manque à gagner par l’introduction de la publicité. Parallèlement à la baisse du prix du quotidien, ils y introduisent des romans dans le but de séduire le lecteur et de le fidéliser.
Pour ce faire, Girardin fait appel à la fine fleur de la jeunesse romantique. Il confie à des auteurs comme Dumas ou Gautier le rez-de-chaussée de son journal pour des collections de chroniques et de fictions. Un véritable marché s’ouvre aux hommes de lettres.
Des débuts imparfaits mais prometteurs
Dès juillet 1836, le quotidien La Presse publie des extraits de La comtesse de Salisbury d’Alexandre Dumas dans la rubrique feuilleton. Mais les différents passages sont lâchement reliés entre eux et la cohérence romanesque n’est pas encore présente. Le découpage de l’œuvre est postérieur à l’écriture. La publication apparaît plutôt comme une présentation de l’œuvre au public avant l’édition du livre.
Le premier roman-feuilleton est La vieille fille de Balzac qui est cependant publié en page trois sous le titre ” variétés ” à l’automne 1836 dans La Presse. Mais le succès escompté n’est pas au rendez-vous. Le manque d’action est patent. Balzac ne maîtrise pas encore les codes de l’écriture à rebondissement.
Le roman-feuilleton étant le seul moyen pour les écrivains de se faire connaître et d’élargir leur cercle de lecteurs, ils deviennent rapidement émérites. Les textes écrits pour ce mode de publication exploitent le suspens des interruptions programmées. Ils n’hésitent pas à ajouter des péripéties et à coller à l’actualité afin de conserver l’attention des lecteurs. En effet, certains sujets politiques délicats sont abordés plus aisément dans le feuilleton que dans la partie information.
Le triomphe des Mystères de Paris
Le roman-feuilleton devient vite une rubrique attractive centrale dans la concurrence entre journaux. Leur lancement donne lieu à de grandes campagnes promotionnelles avec affiches.
L’évènement déflagratoire vient du roman-feuilleton Les mystères de Paris. Cette fiction d’Eugène Sue est publiée dans le Journal des Débats entre le 19 juin 1842 et le 15 octobre 1843. L’engouement est total et immédiat. Outre l’intrigue, le succès vient du fait que la trame est conçue dès le départ pour être écrite en tranche. Tout le monde s’arrache les épisodes du roman et les illettrés se font lire le texte à haute voix.
Des malades ont attendu pour mourir la fin des “Mystères de Paris”. Le magique « la suite à demain » les entrainait de jour en jour, et la mort comprenait qu’ils ne seraient pas tranquilles dans l’autre monde s’ils ne connaissaient pas le dénouement de cette bizarre épopée. (Théophile Gautier)
Phénomène sans précédent, il demeure le premier exemple de mondialisation médiatique culturelle. Le roman est traduit dès le XIXe siècle en plusieurs langues. De nombreuses déclinaisons de mystères urbains vont également voir le jour en France comme à l’étranger. Les mystères de Londres de Paul Féval et Les mystères de Marseille d’Emile Zola en sont le parfait exemple.
Un atout capital des quotidiens
Le roman-feuilleton va contribuer à faire vendre davantage de journaux. Intimement lié à l’émergence de la presse et à l’alphabétisation galopante, ce mode de publication est tout à fait normalisé à partir des années 1840-1850. En 1844, Alexandre Dumas rencontre à son tour le succès avec Les trois mousquetaires. L’engouement se poursuit au fil du siècle. L’âge d’or est atteint vers 1875.
Le roman-feuilleton fait partie des stratégies rédactionnelles des patrons de quotidiens parisiens. La presse régionale s’en empare tout autant que la presse parisienne. Les tirages des journaux parisiens se haussent de 1,5 millions à 5,5 millions d’exemplaires tandis que ceux des quotidiens provinciaux augmentent de 0,5 à 4 millions. La demande en roman-feuilleton devient démesurée. Une course effrénée à la concurrence se livre alors entre les auteurs.
Ce mode de publication fait entrer dans son sillage les collections de romans populaires avec leurs couvertures illustrées. Il ne représente pas le seul moyen de publication du roman au XIXe siècle mais reste un des plus utilisés. La littérature entre dans la civilisation de loisirs avec des feuilletonistes comme Dumas et Le comte de Monte-Cristo, Paul Féval et Le bossu, Jules Verne et Le tour du monde en 80 jours ou encore Ponson du Terrail et son personnage de Rocambole qui a donné naissance à l’adjectif rocambolesque, qualifiant des péripéties incroyables.
Une critique peu élogieuse
Dès le milieu du XIXe siècle, les réactions ne manquent pas face au succès croissant de cette forme de littérature. Le développement de la lecture romanesque est perçu par l’élite intellectuelle comme un danger social. Accusé de répandre des idées subversives, le roman populaire dérange. La critique voit dans ces publications de bas de page une littérature populiste caractéristique de l’émergence d’une culture de masse.
Si certains s’inquiètent des formes que prend la démocratisation des débats d’idées, d’autres redoutent un abrutissement des citoyens par le divertissement littéraire. En effet, au centre de l’actualité, du fait divers et de la fiction, le roman-feuilleton est centré sur l’efficacité et la fécondité. Obligés de soutenir l’intérêt du lecteur, les auteurs abusent de stéréotypes, font du sensationnalisme et développent des procédés de suspension racoleurs. La faiblesse de l’écriture est aisément critiquée.
Le feuilleton est le laminoir de la pensée et de la phrase. Au lieu de tonifier la pensée et de serrer la phrase, le feuilleton les étend et les délave, tire dessus comme sur une étoffe. (Goncourt)
Cependant, ce sont ces auteurs, les Balzac, Dumas, Sue, etc., qui créent le nouveau lectorat parmi les récents alphabétisés.
Pérennité et postérité
Si ce genre littéraire triomphe de 1836 à 1914, il s’éclipse progressivement au XXe siècle. Pourtant, le roman-feuilleton a d’une certaine manière passé l’épreuve du temps. Aujourd’hui, la revue Le Rocambole se fait témoin de cette forme littéraire qui suscite encore beaucoup d’intérêt. Toujours pratiqué en littérature, sa qualité dépend grandement du talent de l’écrivain qui s’y adonne. Stephen King s’est fait feuilletoniste avec La Ligne verte, sorti sous forme de petits fascicules en 1996. Par ailleurs Internet permet à tout un chacun de tenter l’aventure à travers les blogs d’auteurs ou encore les fanfictions.
Son dérivé cinématographique, le “feuilleton-cinéma” connait son heure de gloire dans la première partie du XXe siècle. Les séries actuelles peuvent être considérées comme les variations les plus récentes du genre. Le triomphe actuel des plateformes numériques prouve le succès d’un genre en mutation. L’esprit du roman feuilleton demeure sous des formes et sur un support nouveaux.
En initiant le principe du quotidien à bon marché, Émile de Girardin a transformé le visage de la presse de l’époque. Omniprésents, les romans-feuilletons ont dominé le marché de la production romanesque du XIXe siècle. Méprisés par l’élite intellectuelle, ces romans populaires laissent cependant un témoignage sociologique précieux de cette époque. L’histoire de ce mode de récit permet ainsi d’appréhender certaines mutations de la littérature au XIXe siècle.
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