Jane Austen, féministe avant l’heure ?

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 28/06/2022 par Paquita Lefranc

Derrière des romans sentimentaux et des héroïnes qui subissent le patriarcat, Jane Austen s’avère bien plus avant-gardiste qu’elle ne parait. Restée célibataire, la demoiselle anglaise vive et primesautière a su se rire des opinions du monde. Si elle se montre en effet respectueuse des conventions littéraires, elle l’est moins des normes sociales. Avec un humour décalé, elle a décapé la société britannique et œuvré bien malgré elle aux prémices de l'histoire du féminisme dans la littérature.

© Ellie Foreman Peck

Jeunesse et formation littéraire

Portrait de Jane Austen par sa sœur, Cassandra Austen, National Portrait Gallery, Londres.

La vie de la plus célèbre des romancières britanniques est assez peu connue malgré pléthore de biographies à son sujet. Sa sœur Cassandra, dont elle était très proche, a en effet brûlé une grande partie de ses lettres après sa mort. Née en 1775 à Steventon dans le Hampshire, Jane Austen grandit au sein d’une famille unie appartenant à la petite gentry. Son père, pasteur, dispose d’une cure permettant tout juste au ménage et à leurs huit enfants de subsister. Elle commence à écrire dès l’âge de onze ans afin de divertir les siens les soirs de veillée.

Initiée dès son plus jeune âge à la littérature grâce à l’imposante bibliothèque paternelle, elle se construit une culture littéraire en découvrant notamment les œuvres de Pope et Shakespeare. Son père, suffisamment ouvert d’esprit, lui permet de lire Henry Fielding, Samuel Johnson et Lawrence Sterne. Jane Austen a sans doute pris le parti de la mère de Mary Shelley, Mary Wollstonecraft, auteure de Défense des droits de la femme. Publié en 1792, cet ouvrage s’avère être un véritable brûlot contre le patriarcat.

Quelle place a la femme dans la société géorgienne ?

La société géorgienne n’offre en effet que trois choix à la femme : se marier, rester célibataire et à la charge de sa famille, ou bien trouver un poste de gouvernante ou une place de dame de compagnie. Un seul remporte la reconnaissance de la société : le mariage.

© Linda Huang

Grâce au droit coutumier, la loi de l’entail, seul l’avenir de l’ainé était assuré. Les autres frères s’engageaient dans l’armée ou la marine y cherchant fortune pour bénéficier d’une forme de sécurité. Soumises à l’autorité masculine, les femmes dans la société géorgienne sont donc considérées comme des sujets dépendants.

Quand un père de famille décédait, l’ensemble du patrimoine était transmis à l’ainé de la famille ou à un lointain cousin et les femmes devaient se contenter d’une pension les contraignant à vivre dans une situation précaire. Jane Austen a connu ce dénuement après la mort de son père en 1805. C’est une situation qu’elle relate dans plusieurs de ses romans.

Premiers écrits et premières publications

Bien qu’elle débute l’écriture de Raison et sentiments avant 1796, l’ouvrage n’a été publié qu’en 1811. Elle écrit discrètement sans aucunement chercher la célébrité. Bien reçu par la critique, ce premier roman se révèle être un succès honorable auprès du public. Puis, se sont enchaînées les parutions d’Orgueil et préjugés (1813), Mansfield Park (1814) et Emma (1815). Ses autres romans seront publiés après son décès en 1817.

Sa fameuse impertinence perce déjà dans ses textes précoces. Les rebondissements des entrelacs sentimentaux auxquels sont soumis ses protagonistes servent une critique sociale sans concession. Ses écrits permettent pour la première fois d’entrer dans l’intimité des femmes sans passer par les mots d’un homme et vilipendent la morale en vigueur sous le règne de George III. Persuasion ou Raisons et sentiments dénoncent la fameuse loi de l’entail. Northanger Abbey critique le dédain dont usent les magazines pour qualifier les romans écrits par des femmes.

La question cruciale du mariage

Le célibat étant très déconsidéré dans cette Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, Jane Austen souligne tout en la dénonçant cette sécurité financière dont la quête maritale en est la finalité. Pour comprendre son génie, il faut se souvenir qu’elle est précisément une fille de cette époque. Dans une lettre à sa nièce Fanny, elle écrit :

Tout est préférable, tout peut être enduré plutôt qu’un mariage sans affection.

Jane Austen ne se mariera pas. Elle choisit cependant de faire du mariage la thématique centrale de ses romans et de le décortiquer sous toutes les coutures. L’omniprésence de la question de l’union est une manière d’exposer le sort des jeunes filles de son époque. Celles-ci devaient en effet se soumettre à cette institution afin d’améliorer leur condition ou celle de leur famille. Mariage d’amour, mariage arrangé, mariage d’argent, mariage mal assorti ou mariage de raison, tous sont abordés. Ce n’est pas tant la situation conjugale installée qui intéresse notre écrivaine mais ce moment charnière où une jeune fille essaie de quitter le foyer familial et se cherche un mari.

© John Atkinson

Se gardant de tout simplisme, Jane Austen s’attache à l’évolution de la psyché de ses héroïnes. Ses personnages ne sont pas seulement des êtres vertueux en butte aux contraintes sociales. Elles apprennent la désillusion et la lucidité et passent des sentiments à la raison. Elles deviennent des êtres à part entière tout en devenant ou non des épouses. Si ses héroïnes finissent certes par aller devant l’autel, le propos subversif contre l’institution du mariage est bien là.

Une écriture moderne 

La puissance du style de Jane Austen réside dans la modernité de son écriture. Son talent est dans sa manière de dépeindre le monde qui fut le sien. Bien que décrivant son époque, son écriture reste intelligible pour le XXIème siècle. Sa vivacité de style ne laisse pas de place aux phrases à rallonge. Fidèle au style en vogue de son temps, elle a su adopter une simplification des tournures qui rend son discours efficace.

Tantôt ironique, piquante, légère ou vive, son écriture raconte une histoire. Chez cette jeune anglaise, l’analyse psychologique l’emporte sur l’exaltation de la nature et la satire sociale sur les envolées poétiques. En effet, elle dépeint avec une malice délicieuse la vie et les problèmes de la classe provinciale aisée sous la Régence.

L’emploi du discours où narrateur externe et protagonistes se mêlent rend la lecture fluide et agréable. Inaugurant la tradition des romans psychologiques, elle est ainsi, sous une plume pétulante, une des premières auteures à user du discours indirect libre.

Un regard féminin sans féminisme

Au début du XIXème, le terme de féminisme n’existe pas encore puisqu’il fera son apparition en 1851. Cependant, Jane Austen ne cessera de critiquer avec subtilité une société oppressive avec les femmes dont la seule volonté est le mariage.

Page de titre, Raison et sentiments, première édition, 1811

Dans chacun de ses romans, elle questionne l’image de la condition féminine de son époque, la réfutant entre les lignes. En se gardant d’un esprit partisan, elle réussit à donner à son œuvre l’équilibre nécessaire à sa pérennité. Son regard est juste. Ses textes excluent l’idée d’une guerre des sexes. Elle n’est pas dans la protestation, juste dans la constatation. Elle rend simplement justice à une réalité qui parle d’elle-même.

En 1811, lorsque Raison et sentiments paraît, les femmes ne peuvent être publiées. Jane Austen décide alors de signer son texte “By a lady“. Elle fait le choix de l’écriture dans un monde où la littérature est dominée par le discours masculin et où le genre noble réservé aux femmes est la poésie. Son engagement se mesure dans cet acte. Ainsi elle s’inscrit contre la société alors que l’écriture demeure l’apanage des hommes.

Un panel d’héroïnes

Elinor, Marianne, Elisabeth, Jane, Emma, Fanny, Catherine, Anne : les femmes sont le thème central des romans de Jane Austen. Elle esquisse des personnages féminins forts et passionnés. Il n’y a aucune scène dans ses romans où seuls les hommes soient présents. Le regard de ses héroïnes n’est pour autant pas partial du fait qu’il est féminin. Nous suivons ses héroïnes dans leurs idées, leurs amours, leurs désaccords et leurs doutes mais aussi dans leurs questionnements.

Ainsi Jane Austen a offert à la littérature une héroïne déterminée comme Elisabeth Bennet qui se révolte contre la nécessité d’un mariage et pose la question de l’égalité des genres. Publié en 1813, Orgueil et préjugés est un des romans de la littérature anglaise les plus populaires avec plus de 20 millions d’exemplaires vendus à ce jour.

La cadette de la famille Bennet démontre que les revendications féministes ne datent pas d’hier. Déterminée à se marier par amour et non par intérêt, elle s’octroie le luxe de refuser deux demandes en mariage dont celle de Mr. Darcy, propriétaire terrien fortuné, chose impensable pour l’époque !

Dès le début, je pourrais presque dire dès l’instant de notre rencontre, vos manières m’ont parfaitement convaincue de votre arrogance, de votre vanité, de votre mépris égoïste pour les sentiments d’autrui (…) ; je vous connaissais depuis un mois à peine que je vous tenais déjà pour le dernier homme au monde que l’on pût jamais me convaincre d’épouser !

Postérité

Près de deux siècles après sa disparition, la romancière anglaise continue d’exercer sur le monde littéraire une fascination aussi unique que surprenante.

Virginia Woolf la considérait comme l’une des plus grandes écrivaines britanniques. Walter Scott, George Eliot, Doris Lessing, Henry James, Vladimir Nabokov, Winston Churchill et P.D. James ont salué celle qui a su disséquer les grands et petits ridicules de ses contemporains.

Deux siècles après sa mort, l’engouement est toujours là. Le succès des adaptations de ses romans par la BBC et au cinéma confirme la cote hollywoodienne de la demoiselle du Hampshire. En 2017, elle sera la deuxième femme (outre la reine d’Angleterre) à figurer sur les billets de banque britanniques.

 

Comment expliquer l’incroyable postérité de cette auteure ? Dans ses romans, il est surtout question de jeunes filles rêvant de marcher jusqu’à l’autel. Qu’est-ce qui fait que ce canevas austénien fonctionne encore aujourd’hui ? Jane Austen est-elle la parenthèse romantique que s’autorisent les lectrices cultivées ? Car oui, ses livres parlent d’amour mais son regard sur son époque et sur la famille est féroce. La plus célèbre vieille fille de la littérature anglaise a offert aux lettres de son pays quelques un des meilleurs romans sur le mariage et la condition des femmes de son époque. Déclinant tous les aspects de l’union maritale pour mieux les discuter, elle a su faire fi des convenances sans jamais les outrepasser. L’inépuisable charme de ses romans réside dans son audacieuse liberté de propos.

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