La darkromance, un genre controversé
Publié le 22/01/2025 à 10:55
- 13 min -
Modifié le 08/02/2025
par
AdM
Nouveau genre apparu à la suite de la New romance, la darkromance cartonne notamment chez un public jeune. Utilisant les mêmes ressorts que la New Romance tels que des phrases courtes, beaucoup de dialogues, des tropes identifiés…, la darkromance se distingue par des contenus beaucoup plus violents, voire malsains. Il semble donc important de se demander ce qui fait le succès du genre et quels sont les points de vigilance à avoir, notamment auprès du jeune public.
Caractéristiques du genre
Violences psychologiques et physiques
Les intrigues de darkromance mettent en scène des scènes de viol, de captivité, de maltraitance, de violence, d’abus psychologiques et physiques ou qui se situent dans des milieux sombres comme ceux de la mafia, des gangs, des tueurs à gages… Magali Bigey, maître de conférences à l’université de Franche Comté : « On y trouve toujours une histoire d’amour toxique, violente, une ambiance glauque et une fin heureuse ». Pour Glenn Tavennec, directeur du label Verso (Seuil) : « l’idée est de pousser les curseurs de la passion plus loin avec une figure de masculinité toxique qu’on essaie de sauver malgré elle ». Ces histoires utiliseraient les « clichés » et la « fascination absolue de l’homme violent et de la femme soumise ». Et ceux-ci sont de véritables succès comme le démontre Captive, trilogie écrite par Sarah Rivens. La jeune autrice a fait exploser les chiffres de l’édition avec presque un demi-million d’exemplaires vendus et une dizaine de traductions.




Effet de communauté grâce aux réseaux sociaux
Ce succès, notamment auprès des jeunes, se crée comme pour la New Romance par les réseaux sociaux et les plateformes d’écriture en ligne. Sarah Rivens, comme beaucoup d’autres autrices de darkromances, a d’abord écrit sur le réseau d’écriture collaborative Wattpad. Cette écriture permet à l’autrice de publier son histoire chapitre par chapitre et d’interagir avec son lectorat. L’écriture évolue donc en fonction des commentaires. L’autrice peut si elle le souhaite fabriquer une histoire sur mesure.
Cette interaction permet de nouer des relations parasociales qui entraînent un attachement plus fort aux personnages. D’autant plus que comme pour Christopher Paolini avec Eragon, les autrices sont proches de l’âge de leurs lectrices, ce qui renforce ce sentiment d’appartenance en effaçant le sentiment de verticalité.

La journaliste Océane Herrero, dans son ouvrage Le Système TikTok (Le Rocher) explique : « Quand on entretient une relation parasociale avec une personnalité, celle-ci devient comme une connaissance, voire un ami ».
Cette communauté se diffuse et augmente par le biais de TikTok ou YouTube. Des booktubeuses promeuvent les livres et les lectrices se les recommandent entre elles. Enfin, les ruptures en librairies ne font qu’alimenter le phénomène car bien qu’ayant parfois déjà lu l’ouvrage en ligne, le format papier reste très prisé. « Elles savent que ce qui est publié sur le net est moins travaillé, relève-t-on chez BMR. Une fois publié, le roman a une valeur ajoutée : le travail de l’éditeur, la correction des phrases… ».
Ainsi, avec son cortège de relations abusives, certains accusent la darkromance de promouvoir une image rétrograde des rapports hommes-femmes. Toutefois, d’autre voix ne sont pas en accord avec cette condamnation.
Emancipation ou domination ?
Miroir de notre société et de sa violence
Des personnages plus attachants et plus proches du lecteur
Pour certains, le succès de la darkromance tient notamment au fait que le genre met en avant des personnages sombres qui souffrent. Par exemple, Camille, lectrice de 21 ans dit à propos de Captive : « Je suis très attachée aux personnages car ils ont des souffrances qui sont réelles ». C’est d’ailleurs un point commun avec la New Romance dont les personnages plus complexes et les intrigues en lien avec des problématiques de société ont permis un renouveau du genre de la romance.
Une écriture potentiellement cathartique
Cependant, dans la darkromance, le curseur va bien plus loin et c’est justement cette exposition, pour certains, de situations traumatisantes qui permettrait une catharsis. Face à l’ampleur du nombre de violences sexuelles chez les enfants, et surtout chez les filles, qui pour beaucoup ont déjà vécu des situations d’emprises, physiques ou psychologiques, il peut être intéressant de pouvoir lire une littérature qui fait écho à des expériences personnelles. Cette description de situations similaires et douloureuses pourrait permettre, par la mise à distance du récit, de formuler ces expériences ou de se questionner sur des comportements toxiques. D’autant plus, qu’il s’agit pour la majorité de romans écrits par des femmes pour un public en grande partie féminin et de la même génération.
Une violence qui fascine dans tout les genres
Pour Joyce Kitten, autrice de Toxic et Borderline, « Je pense qu’il faut laisser les femmes lire et écrire ce qu’elles veulent ». Après tout, dans les autres genres, qui peuvent également dépeindre des clichés ou des milieux sombres, la question se pose moins. L’être humain semble avoir une fascination pour les comportements déviants. Le succès des séries Netflix sur les tueurs en série, ou encore la série Dexter dont le personnage principal, auquel on s’attache tout de même, est un psychopathe le démontrent. Arthur de Saint Vincent, directeur général d’Hugo Publishing explique que « Les Français lisent du thriller où des psychopathes découpent en morceaux leurs victimes, ça ne fait pas d’eux des tueurs ! On n’édite pas pour des filles neuneus. Nos histoires d’amour permettent de s’échapper. Par ailleurs, quand violences il y a, les auteurs les dénoncent ».
Au-delà de cet argument, selon Hélène Vecchiali, psychanalyste et autrice du Silence des femmes (Albin Michel) : « C’est une construction saine d’aller à l’encontre des valeurs qu’on nous a inculquées, pour savoir si elles sont valables et surtout les choisir ».

Une banalisation de la violence?
Toutefois, il faut rester prudent car certaines darkromance ne font pas que représenter des situations de violence mais banalisent une forme de violence “justifiable” par amour ou parce qu’autrui a souffert dans le passé. Comment est perçue cette violence faite aux femmes ? Voilà le point de vigilance.
Pour certaines lectrices interrogées, la maltraitance des darkromance est dangereuse ; toutefois certaines relèvent aussi que le personnage féminin, si elle souffre, sauve le personnage masculin qui est violent car il a souffert. « On est là dans ce qu’on appelle le syndrome de l’infirmière, analyse Helène Vecchiali, la femme serait née pour sauver des hommes en particulier le bad boy. Et s’il faut être humiliée ou mourir pour ça, la cause aura été belle. […] La souffrance ne donne aucun droit de faire souffrir. Une fois qu’on a massacré une personne, les traumatismes sont à vie. Si l’auteur sauve son héroïne, c’est parce qu’elle-même s’est rendue compte qu’elle allait trop loin… ».
Pour Florence Schreiber, ancienne bibliothécaire et membre de l’Association des bibliothécaires de France, ce qui l’a vraiment questionné dans Captive c’est la violence qui est du ressort de la violence intrafamiliale ordinaire qui mène au féminicide : « à la trentième page, le héros écrase la main de l’héroïne sur une plaque électrique brûlante. Puis cet acte est minimisé, presque évacué. » Camille Emmanuelle, journaliste et autrice de Cucul, note même que l’agresseur se transforme en sauveur : « le message, c’est qu’il va protéger l’héroïne d’un monde extérieur rempli de violeurs. Lui est malsain, chelou, psychopathe, mais dehors c’est pire. C’est un discours de prédateur qu’on entend dans les procès pour violences conjugales ! ».
Il s’agit de trouver le bon équilibre entre la déculpabilisation et l’acceptation du désir et du fantasme, libres et pas toujours politiquement corrects, et les représentations sexistes et patriarcales.
Prise de conscience des autrices vis-à-vis de leurs écrits
Joyce Kitten, autrice de Toxic et Borderline, est consciente de ce fait : « On reprend rarement les hommes sur leurs fantasmes ou leur consommation de pornographie, ou on occulte le fait que l’imaginaire féminin est parcouru par la domination masculine… ne nous étonnons pas que cela ressorte dans notre littérature ». L’autrice regrette que le genre entier soit déconsidéré par une poignée d’ouvrages bien qu’elle ne nie pas que « certains procès en misogynie sont justifiés » et qu’elle dise intégrer cette réflexion à son travail. Elle pense même peut-être à expurger certaines scènes à connotations par trop sexistes dans certaines rééditions. Sa principale préoccupation, et c’est peut-être là le point de vigilance le plus important face à cette nouvelle littérature, est l’âge des lectrices. L’autrice elle-même ne souhaiterait pas voir ouvrir ses livres « avant 25 ans ».
Responsabilité des autrices
En effet, le public réellement touché est parfois trop jeune pour mettre en perspective ces fantasmes de soumission et de domination. D’autres autrices, conscientes des clichés sexistes, essaient de s’en affranchir. Eugénie Dielens, autrice sur Wattpad connue par Addictives en 2021, déclare : « Dans mon écriture, j’évite de créer un personnage féminin vulnérable qui va être sauvé par un homme. Certaines de mes lectrices m’ont reproché de faire pleurer un de mes personnages masculins, d’ailleurs. […] Si des trops comme la différence d’âge peuvent être problématiques, c’est à l’auteur de montrer qu’il ne faut pas normaliser ces comportements. La romance permet d’aborder des sujets importants pour les lecteurs. À la charge de l’autrice de les accompagner pour rappeler l’importance du consentement, les dangers de l’emprise… ».
Une volonté de plus d’inclusivité?
Pour la booktubeuse au 14 000 abonnés, Orlane, « tout reste très hétéronormé. Quand il y a une relation lesbienne, elle est fétichisée, ressemble à du porno. Il y a aussi peu de personnages noirs ou racisés. Les auteurs tombent dans des clichés, ils en font des personnages secondaires issus de quartiers populaires. » Mais selon elle la romance n’est pas morte : « Il y a des supers récits inclusifs publiés par des autrices moins mis en avant sur le réseau social ».
La darkromance ne serait donc pas à condamner dans son entièreté mais demanderait davantage d’accompagnement et de précautions de la part de tout le circuit, de l’éditeur aux parents en passant par les librairies et les bibliothèques.
Vigilance et responsabilité
Un lectorat capable de recul et d’analyse
Que l’on trouve que le style d’écriture soit pauvre, que les scènes de violences soient problématiques ou cathartiques, que les intrigues promeuvent des clichés ou bien que, parfois forte et indépendante, la femme n’a pour finalité d’épanouissement que l’amour, il ne faut pas prendre les lectrices pour des quiches.
« Parce que le lectorat féminin est inconsciemment, encore, construit comme plus malléable, influençable, perméable aux stéréotypes et caricatures que lui renvoient les romances et qui correspondent à ceux que la société construit sur les femmes » on estime que ce genre est plus dangereux que d’autres car les lectrices ne sauraient pas faire la part des choses mais il faut s’éloigner de ce stéréotype. La plupart des lectrices de plus de 25 ans sont parfaitement conscientes des travers de cette littérature et du fait qu’elles se lancent dans une lecture sombre et dure. D’ailleurs des autocollants de mise en garde aux lectrices non averties couvrent les livres.
Mais cette capacité d’analyse et de mise à distance n’est pas toujours possible et évidente pour un lectorat plus jeune dont on sait qu’il est celui des darkromances: le public des adolescentes et des jeunes adultes.
Un public jeune plus vulnérable et impressionnable
Certes des triggers warnings existent mais est-ce suffisant ? D’autant plus que certains éditeurs jouent avec des couvertures trompeuses et des résumés de quatrièmes de couverture qui n’indiquent pas forcément que le récit fait l’apologie des violences sexistes. Pour la libraire Elsa Mittelette « Les jeux vidéo ont des PEG, les films des limites d’âge, il faut penser à établir ces restrictions pour l’objet livre. C’est aussi à l’éditeur d’alerter plutôt que de capitaliser sur l’appétence des adolescentes pour les récits de relations toxiques et patriarcales ».
« Oui, certaines de nos couvertures ont pu être trop axées jeunesse et tromper les lecteurs mais nous avons mis en place un système très clair pour les limites d’âge. Sur la quatrième, près du code-barres, il y a désormais quatre silhouettes qui, si elles sont coloriées, indiquent le degré de sexe dans le livre ou la violence »
Arthur de Saint Vincent
D’autres éditeurs développent des collections Young Adult spécifiques où les scènes sont moins explicites et davantage dédiées aux 13-20 ans.
Nécessité d’une médiation forte, spécifiquement auprès des jeunes
Toutefois, les publics jeunes ne tiennent pas forcément compte des avertissements et la prescription de ce genre comme celui de la New Romance, se fait majoritairement par TikTok hors du prisme parental.
Prescription réfléchie de la part des booktubeuses et tiktokeuses
Certaines booktubeuses sont conscientes de l’importance d’être assez mûres mentalement pour lire de la darkromance. Pour Ayma, booktokeuse aux 39 000 abonnés, certains romans sont très glauques comme le roman Ton parfum, de la française Fara Anah : « même avec le trigger warning et mon expérience en lecture de romances, j’ai dû en parler avec ma mère tellement j’étais remuée ».
Océane, qui a 143 000 abonnés TikTok et qui a commencé à consommer de la darkromance à 13 ans avec After d’Anna Todd explique son ressenti : « J’étais trop jeune pour ces lectures. Résultat : j’ai intériorisé pas mal de comportements misogynes. Je me suis mise à voir les autres filles comme des concurrentes. […] J’ai aussi commencé à être attirée par des garçons qui ne voulaient pas de moi et qui allaient me faire souffrir. Je me suis retrouvée en proie au syndrome de la sauveuse. […] Il faut être équipée, majeure, renseignée en ce qui concerne le féminisme pour bien prendre de la distance. Tout repose sur l’âge et la maturité du lecteur. C’est ce que j’indique à chaque fois avant de publier une critique ».
Accompagnement des professionnels du livre
Bien que cette problématique de l’âge face à un contenu violent ne soit pas le monopole de la darkromance, il est nécessaire de faire un travail de prescription autant au niveau des réseaux sociaux que des librairies et des bibliothèques. Effectivement, si certains jeunes, quand ils ne sont pas prêts à faire face à des mises en scène de violences, ne vont pas vers ces titres ce n’est pas le cas de tous, notamment chez les adolescents pour lesquels les triggers warnings sont presque attractifs. Myriam Sethom, de la librairie Les Nouveautés à Paris, témoigne dans Livre Hebdo du succès de leur rayon Romance notamment chez les jeunes. Mais elle reste très vigilante à l’âge des lectrices pour certains titres et elle fait aussi de la prévention auprès des parents, pas forcément conscients des lectures demandées par leurs enfants.
Médiation et dialogue
Florence Schreiber et Camille Emmanuelle évoquent la question de la censure instaurée seulement pour la littérature jeunesse. La darkromance, étant pensée pour un lectorat plus âgé, échappe à cette régulation, alors même qu’avec le Pass culture de nombreux jeunes de 15 à 18 ans achètent, dans la réalité, ce genre, dont le contenu peut être problématique.
Mais plus que la censure, la véritable force de proposition est la médiation. « Je ne suis pas du tout pour la censure, cela ne fonctionne pas et ce n’est absolument pas le rôle des bibliothèques. Notre mission est d’accompagner, de trouver des espaces de paroles et d’échanges. On ne peut pas se contenter de mettre ces livres à disposition sans se poser la question de ce que cela peut représenter pour les jeunes lectrices », explique Florence Schreiber. Pour Joëlle Mimba, professeure documentaliste, il faut accompagner les deux publics, masculin et féminin : « Ils liront ces texte avec l’aval ou non de leur documentaliste ou des parents. Il faut créer du dialogue. Pour Captive, par exemple, il faut poser des questions, demander ce qui relève des relations toxiques… ».
Ainsi malgré les stéréotypes qui gangrènent la darkromance, ce nouveau genre est un véritable phénomène littéraire potentiellement intéressant s’il est mis dans les bonnes mains, avec un discours adéquat et peut-être une écriture moins misogyne ou qui au moins ne banalise pas les actes de violences décrites. Car la darkromance, qu’on n’approuve ou pas, se déguste comme une gourmandise.
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