1789 : le théâtre du Soleil rayonne à la Cartoucherie

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - par Clémence

Le Théâtre du Soleil est une troupe unique en France, qui a son lieu personnel, choisi et restauré par ses soins – la Cartoucherie de Vincennes –, ses méthodes. Un théâtre qui se veut avant tout populaire, ouvert à l’international, égalitaire, et qui se remet en question en permanence. Un théâtre qui constitue une aventure exceptionnelle. Cette année, le spectacle 1789, créé en 1971, est étudié par les élèves de terminale en spécialité Théâtre. Le programme s’appuie sur le film du spectacle réalisé en 1974 par Ariane Mnouchkine.

INA- répétitions de 1789
INA- répétitions de 1789

Le Théâtre du Soleil : une aventure de 60 ans

Le Théâtre du Soleil a été créé à l’initiative d’Ariane Mnouchkine le 29 mai 1964. La troupe existait sous la forme d’une association d’étudiants depuis 1959, mais c’est en 1964 qu’elle devient une SCOP (société coopérative et participative). Les droits et devoirs de chacun sont les mêmes, tout le monde touche à tout (jeu, costumes, décors, mise en scène, …) sans hiérarchie, sans spécialisation. Encore aujourd’hui, 60 ans après, chaque membre de la troupe touche le même salaire.

1789 est le premier spectacle créé à la Cartoucherie de Vincennes, lieu emblématique du Théâtre du Soleil depuis plus de 50 ans.

1789

Le projet

En 1970, Ariane Mnouchkine  lance l’idée de la Révolution Française… qui suscite l’enthousiasme de tous. L’idée n’est pas de raconter la destinée de tel ou tel héros révolutionnaire, mais de changer de perspective. Ici, l’événement historique est vécu, au niveau du quotidien, par des gens du peuple, et les spectateurs seront immergés dans ce quotidien historique.

L’histoire vue par le peuple : pas si simple ! On discute, on essaie… Ariane Mnouchkine a alors l’idée de donner le point de vue de bateleurs qui racontent la Révolution.

Bateleurs, forains, crieurs publics ou agitateurs montrent ce qu’ils ressentent, ce qu’ils connaissent, ce qui leur parvient des événements “historiques”, des personnages majeurs. Jamais nous ne montrons Louis XVI. Le spectateur voit Louis XVI vu par un forain puis par un autre, quelques mois plus tard, dans un second jeu.

Ariane Mnouchkine, Les Tréteaux de l’histoire

En août 1970, beaucoup de matériaux ont été accumulés. Le Théâtre du Soleil décide d’arrêter la chronologie du premier spectacle au massacre du Champ de Mars de juillet 1791. Ce sera  « 1789. La révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur », d’après une citation de Saint-Just – homme politique de la Révolution, soutien de Robespierre.

La préparation et l’écriture de plateau

Recherches et improvisations

La tradition européenne du théâtre est profondément “texto-centrique” : le texte est considéré comme le centre de l’activité théâtrale. Dès ses premiers spectacles, la méthode de travail de la troupe du Soleil s’élabore par tâtonnements successifs et se tourne vers le concret du plateau.
Pour 1789, aucune œuvre, aucun texte n’existe au préalable. Les auteurs, ce sont Ariane Mnouchkine, les comédiennes et comédiens : ils tissent ensemble, pendant et à partir des répétitions. C’est une écriture de plateau.

De même que sur le plan de l’improvisation, la plus grande liberté, la plus totale disponibilité étaient laissées aux comédiens, de même le travail de l’équipe technique pour l’élaboration du décor, ou de l’équipe “costumes” ou encore des éclairages n’a pas été conçu a priori, mais a constamment évolué au fur et à mesure des répétitions.

Extrait du texte-programme, éditions Stock/Théâtre ouvert, 1972

Un énorme travail de préparation commence : cours d’histoire, lectures individuelles, projections de films à la Cinémathèque.
Le travail se poursuit par des improvisations collectives par groupes de quatre ou cinq comédiens. Elles sont toutes enregistrées au magnétophone. Une sélection très rigoureuse est opérée, tout ce matériau est mis en ordre, réécrit. Un tableau du spectacle peut assembler une vingtaine d’improvisations effectuées durant quatre mois de travail.

Une création par tous

Ariane Mnouchkine est la metteuse en scène, mais il n’y a pas vraiment de hiérarchie dans les différentes idées. 

En fait, il m’est difficile de dire exactement quel est mon rôle ; nous travaillons de manière totalement empirique. Quand le spectacle est en marche je ne suis plus capable de dire quelle a été mon idée au départ. Je crois avoir eu telle idée alors qu’elle est venue des comédiens et vice-versa. Je crois que je suis là pour encourager, pour dynamiser… 

Ariane Mnouchkine, Les Tréteaux de l’histoire

Le processus de création par tous va plus loin, car la frontière entre comédiens et techniciens tend elle aussi à disparaitre.
Mais la création n’aurait surement pas abouti au même spectacle sans ce lieu de répétition exceptionnel qu’est la Cartoucherie de Vincennes.

La Cartoucherie de Vincennes

Un lieu à soi

La troupe avait commencé à répéter au Palais des Sports avant de pouvoir investir les trois nefs délabrées de la Cartoucherie de Vincennes.

© cartoucherie.fr

Tout d’abord domaine royal dédié à la chasse, elle devient un arsenal militaire sous Napoléon. Durant la Commune de Paris, des ouvriers révolutionnaires préfèrent saboter leur outil de travail plutôt que de se rendre : ils se feront exploser avec 400 000 cartouches !
Reconstruite par la Ville de Paris en 1874, elle est désaffectée après la Seconde Guerre mondiale. Pendant la guerre d’Algérie, elle sert de centre de triage pour Nord-Africains, et est attaquée par le Front de libération nationale. Un lieu chargé d’histoire !

Le 24 août 1970, le Théâtre du Soleil emménage dans les lieux, vaste hangar vide, en ruine. Le loyer est symbolique. Les membres de la troupe remettent tout en état eux-mêmes, en quelques mois. Un chantier gigantesque.

Ce choix permet au Théâtre du Soleil de se libérer des contraintes des architectures traditionnelles et de concevoir un lieu entièrement adapté à ses besoins créatifs, qui pourra être modulé à chaque spectacle.

Les tréteaux de l’Histoire

La Cartoucherie dispose de deux nefs. La première mesure 18 mètres par 45, la seconde, lieu du spectacle, est deux fois plus grande. Le dispositif scénique est le fruit de la collaboration étroite d’Ariane Mnouchkine, du scénographe Roberto Moscoso, et du directeur technique Guy-Claude François. Il est pensé comme devant être adaptable aux dimensions d’un terrain de basket, pour faciliter les tournées.

Dans la deuxième nef, cinq tréteaux de bois (chevillés comme au 18e siècle) sont reliés par des passerelles. Ils forment ainsi un ensemble d’aires de jeu, une salle insolite à la scénographie éclatée, comme on peut le voir sur cette galerie photo.

Certaines scènes se déroulent sur un seul plateau, d’autres entrainent les personnages d’un tréteau à l’autre. Et certaines se déploient sur tous les plateaux, simultanément, ce qui donne beaucoup de rythme à l’ensemble.
Les spectateurs peuvent se déplacer pour suivre une action, s’approcher tout près des comédiens (on le voit dans cet extrait du spectacle) : l’effet de surprise joue souvent. On ne sait pas où va jaillir la scène suivante… La musique a une place très importante, ajoutant émotion et tension à des tableaux déjà très expressifs.

Archives de la TSR (Télévision Suisse Romande)
Archives de l’INA

Création et succès

Le spectacle est créé au Piccolo Teatro à Milan en novembre 1970, et connaît un grand succès malgré la barrière de la langue. L’atmosphère est celle d’un théâtre de foire, parfois burlesque ou grotesque, parfois poétique. La musique renforce l’impact du spectacle.

Le spectateur est immergé trois heures durant dans un spectacle total, ouvert, où comédiennes et comédiens sont partout, tantôt proches, tantôt plus lointains. Ils ne sont d’ailleurs jamais totalement cachés du public puisque les coulisses sont visibles de la salle.

En revenant en France, le groupe décide de jouer 1789 à la Cartoucherie même. La troupe choisit ainsi de se mettre en dehors du circuit institutionnel habituel. Ce choix devient un symbole de liberté et d’indépendance. Dès l’hiver 1970-71, ils rencontrent un grand succès, attirant des foules et inspirant d’autres troupes à s’y implanter, comme le Théâtre de l’Aquarium et le Théâtre de la Tempête. Cette audacieuse décision marque un tournant pour le Théâtre du Soleil, qui s’affirme comme un théâtre hors des normes traditionnelles.
Le spectacle est vu par plus 280 000 personnes.

En 1972, la troupe crée un nouveau spectacle : 1793, la cité révolutionnaire est de ce monde. Il est joué en alternance avec 1789 jusqu’en mars 1973. Chaque comédienne ou comédien incarne un sans-culotte ayant une occupation bien définie : lavandière, brodeuse, artisan, commerçant…
En 1973, Ariane Mnouchkine réalise le film du spectacle pendant les trois dernières semaines de représentations. 

Soixante ans plus tard, le Théâtre du Soleil existe toujours, et ses spectacles ont fait le tour du monde !

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