Théâtre
L’écriture de plateau
Publié le 22/03/2024 à 10:22 - 7 min - Modifié le 28/03/2024 par Hélèna D.
De grandes mutations affectent la scène contemporaine depuis une trentaine d'années. Le plateau prend de plus en plus d’importance dans les processus de création. Le texte et les auteur.trices sont désacralisés. L'éloignement des écrivains de la scène, contribue largement à l'essor des metteur·euses en scène. Le texte nait d'expériences, collectives ou individuelles. « L’auteur » (un metteur en scène) voire « les auteurs » (un collectif d’acteurs avec ou sans metteur en scène) tissent ensemble, pendant et à partir des répétitions. Enfin, Le texte s'ouvre à d'autres formes d'art.
La scène au-delà du texte
Depuis la fin du XXème siècle, le texte dramatique a de plus en plus tendance à être désacralisé au profit de la mise en scène. Il est remis en cause dans sa légitimité à être l’origine même de toute dramaturgie.
Le terme “écriture de plateau”, théorisé par Bruno Tackels, peut recouvrir des réalités très différentes.
D’une façon générale, le théâtre tend à donner de plus en plus d’importance à tout ce qui se passe au plateau pendant les répétitions, par opposition à tout ce qui se passe d’habitude en amont : le travail d’écriture ou le travail à la table.
L’écriture de plateau ne part donc pas d’un texte préalable, mais se construit au fil du travail de répétition et directement sur scène. Cette dernière n’est plus le porte-voix d’un texte qui lui préexiste. Même s’il y a mise en scène ou orchestration des différents éléments scéniques par un artiste créateur.
De nombreux artistes, tels que Jan Fabre, Romeo Castellucci, François Tanguy, Angelica Liddell, Rodrigo Garcia ou Pippo Delbono, font un travail qui dépasse de loin la mise en scène d’un texte classique. Devenu matériau, ils le décomposent, élaborent des montages et des collages…
Ainsi le spectacle Coda, du Théâtre du radeau, est composé d’un collage de fragments d’Ovide, Lucrèce, Holderlin, Leopardi, Kafka ou Blake. “Le texte se faisant matériau, c’est la vitalité des poèmes, des essais, des fragments de récit ou de théâtre qui est valorisée...” (Source)
Nous sommes loin d’un théâtre dans lequel les acteurs incarnent des personnages et racontent une histoire devant un public. La frontière entre représentation et performance est souvent ténue. C’est notamment le cas dans les spectacles d’Angelica Liddell, de Pippo Delbono ou de Jan Fabre.
Du théâtre comme expression collective
Ainsi la démarche créative n’est plus celle du décryptage du texte, par un metteur en scène démiurge, à l’attention du public, via l’acteur-interprète. La construction du sens procède d’une nouvelle logique dans la dramaturgie des écritures de plateau. L’acteur est sujet, et non interprète. Le metteur en scène construit avec lui du sens.
Pour l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat les interprètes ont toujours un rôle dans la création. Pour certaines créations il travaille plusieurs mois avec des acteurs, auxquels il propose quotidiennement des séances d’improvisation. (Ces comédiens ne seront pas forcément ceux qui interprèteront le spectacle final). Il écrit ensuite a posteriori à partir de là. C’est le cas par exemple pour le processus d’écriture du texte Cercle fiction.
La metteuse en scène, Ariane Mnouchkine, écrit également à partir d’improvisations de comédiens. Dès les années 1970, elle revendique, avec sa troupe du Théâtre du Soleil, une véritable écriture de plateau, par le biais de créations collectives. C’est le cas par exemple du spectacle 1789.
Selon elle “on ne peut pas écrire un spectacle aujourd’hui et mettre ses mots dans un comédien.” Sa recherche “est d’arriver à ce que le comédien soit un auteur en tant que comédien.” La troupe incarne une certaine idée de la communauté. Tous les membres de la compagnie gagnent le même salaire.
Pour le Théâtre du Radeau, la démarche est également celle d’un travail collectif de recherche. Les propositions de tous les artistes rassemblés sur la scène ont une importance égale. La parole de chacun pèse de la même manière dans le projet.
Concernant la compagnie, L’harmonie Communale, créée et dirigée par Nicolas Ligeon et François Hien, elle se donne pour vocation de créer les textes de ce dernier. “La fonction de mise en scène est assumée le plus souvent collectivement, par les comédiens au plateau. L’écriture même est influencée en retour par cette pratique du jeu, puisque l’auteur intègre toujours la distribution.” (Source)
Egalité des différents matériaux du spectacle
Il peut aussi s’agir d’un choix artistique qui fait intervenir à égalité les différents matériaux du spectacle, donnant au son, à la lumière, à l’image vidéo ou à la scénographie toute leur place.
Joël Pommerat établit le texte définitif du spectacle à venir de cette façon, en le combinant aux autres matériaux et en compagnie des différents spécialistes du son et de la lumière, qui l’accompagnent. Cet artiste insiste sur le fait que la lumière ne se « rajoute » pas à la mise en scène et à l’écriture, mais qu’elle « la constitue, au même titre que tous les autres éléments tels que le son et le mouvement, les corps, les costumes ».
Dans le spectacle La réunification des deux Corées, par exemple, la scénographie, la lumière et la création théâtrale ne font qu’un.
Metteur en scène, créateur de scènes, de lumières et de costumes, Romeo Castellucci est connu dans le monde entier pour avoir créé un théâtre fondé sur la totalité des arts et visant une perception intégrale de l’œuvre. C’est un théâtre fait d’images extraordinairement riches exprimées dans un langage compréhensible comme la musique, la sculpture, la peinture ou l’architecture.
Pour lui, dans sa création Bros, ” la lumière n’est pas au service de choses à voir, elle n’est pas un outil, c’est un personnage – le personnage principal peut-être. Si on trouve la clé de la lumière, de cet animal, alors on a bien avancé. Très souvent, je commence par-là… ” (Source)
Pour finir, n’oublions pas le spectateur, qui pour de nombreux artistes donne un sens au spectacle. Pour notamment Romeo Castellucci “Le corps le plus intéressant est celui du spectateur. Le plateau définitif est en lui. Le spectacle n’est pas un objet à consommer, c’est une expérience – et d’abord celle du spectateur. “
De nombreux artistes cherchent et inventent aujourd’hui de nouvelles relations à l’écriture. Les actes sont multiples : textuels, visuels, plastiques, sonores et technologiques…
Les nouvelles écritures de plateau permettent donc aux spectacles de se renouveler.
Pour aller plus loin
- Les écritures de plateau : état des lieux / Bruno Tackels / Les Solitaires intempestifs / 2015 [Livre]
- Les Castellucci / Bruno Tackels / Les Solitaires intempestifs / 2005 [Livre]
- François Tanguy et le Théâtre du Radeau / Bruno Tackels / Les Solitaires intempestifs / 2005 [Livre]
- Anatoli Vassiliev / Bruno Tackels / Les Solitaires intempestifs / 2006 [Livre]
- Rodrigo García / Bruno Tackels / Les Solitaires intempestifs / 2007 [Livre]
- Pippo Delbono / Bruno Tackels / Les Solitaires intempestifs / 2009 [Livre]
- Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil / Bruno Tackels / Les Solitaires intempestifs / 2013 [Livre]
- Les dramaturgies de plateau / Anne-Françoise Benhamou / Les Solitaires intempestifs / 2012 [Livre]
- Les nouveaux matériaux du théâtre / Joseph Danan et Catherine Naugrette / Presses de la Sorbonne nouvelle / 2018 [Livre]
- Nouveaux matériaux, collectifs et écritures de plateau [sur artcena.fr]
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