DESIGN à manger à penser
Publié le 06/09/2010 à 23:00 - 22 min - Modifié le 17/06/2016 par Dalli
La langue et la bouche n'ont pas dit leur dernier mot : les cuisiniers et pâtissiers « designent » et « architecturent », les designers cuisinent, sans perdre leur latin, leur mâchoire, et leur spécialité.
Encore balbutiant, tâtonnant et à vrai dire exote, le design culinaire opère des transferts de domaines et savoirs et s’attache au principe de l’interaction. Les produits sont investis par le sensible, la dégustation est émotive, narrative…Le sens compose avec sel et sucre et la perspective d’une “viande sans victime” pourrait être traumatique…
Sommaire
1. Goûts en scène : j’aime/ j’aime pas…c’est beau donc c’est bon !
3. Au croisement de l’art food et du 9ème art (la cuisine selon Curnonsky)
4. Une troisième dent à la fourchette , un moule universel : la bouche …
1. Goûts en scène : j’aime/ j’aime pas…c’est beau donc c’est bon !
Des philosophes dissertent sur notre « cerveau gourmand ». C’est la faute à Voltaire qui souligne l’impossible indifférence, neutralité ou apathie à l’égard du goût, celle de Bourdieu qui inscrit le goût esthétique dans le goût alimentaire… Thierry de Beaumont nous invite lui, à le méditer : Pour justifier le crime, la parade consisterait à “appareiller” notre nourriture. Manger c’est transformer un cadavre en philosophie.
Des scientifiques : André Holley (professeur émérite, membre du Centre des sciences du goût (CNRS / Inra / Université de Bourgogne)et Hervé This (physicien et chimiste, reconnu comme l’inventeur de la cuisine moléculaire) dissèquent sur un mode plutôt artistique (palette de nuances de saveurs) la valeur hédonique de l’aliment transposé à une galaxie de combinaisons relevant de l’alchimie. Nous versons dans le vortex gustatif !
Le goût, polysémique, appelle d’autres actions que goûter : évaluer, jouer aussi ! Selon Luca Vercelloni, il est l’organe de la sensibilité esthétique (réfractaire au raisonnement) par essence, outil de l’imagination avant tout … Catherine Perret (« Comme une seconde peau : designer le goût ») définit le design du goût comme un design d’interface, d’émotions. Idée d’ailleurs partagée par Stéphane Bureaux : « Parce qu’il touche aux tripes et en appelle à la cervelle, le design culinaire pose le gustatif en préalable à tous questionnements. Si l’implacable exigence de ce design est de donner envie de tout goûter et surtout de regoûter, faire du design culinaire impose en plus d’exprimer des intentions, des émotions, des relations ».
Les avis convergent : la conception alimentaire requiert un scénario, un protocole, une scénographie du goût qui le rende intelligible, lui confère du sens, le “resémantise”, le raconte en ajoutant et créant de la valeur. Dans le cadre du Sial on peut évoquer le projet d’Agathe Bouvachon et son Gemme de beurre, un modelage avec strates facettées qui évoque la valeur du beurre, offert aux dieux dans de nombreuses cultures.
En revanche les avis divergent sur « l’autorité esthétique » de la cuisine et la corrélation entre la beauté et le goût, territoires des affects et du plaisir : un plat esthétique pourrait se révéler à priori répugnant à la dégustation et inversement bien que cela semblât peu probable ! Le beau reflèterait-il indubitablement le bon ?
Goûts à vendre : essais sur la captation esthétique sous la dir. d’Olivier Assouly ; ed. du Regard.
Du reste, reconnaître ce que l’on mange c’est aussi être à même d’en déchiffrer les qualités intrinsèques, une démarche rationnelle, contraire à la dimension de sensibilité, d’émotions et de plaisir associés à la nourriture.
Ce qui est indiscutable, c’est qu’il y a bien comme l’énonce Roland Barthes, « d’un côté un appétit naturel, qui est de l’ordre du besoin et de l’autre l’appétit de luxe qui est de l’ordre du désir »
Indispensable mise en bouche : Culture et Musées, n°13 : “Scènes et scénographies alimentaires”.
2. « La science de gueule » (dixit Montaigne) invente et dessine son potentiel (esthétique, scientifique, d’évocation…)
Émulsions archéologiques
L’histoire offre moult constatations physico-chimiques et mises en scène culinaires : Pierre Gagnaire et Hervé This réitèrent et s’approprient les préceptes du fameux Nicolas de Bonnefons, valet de chambre de Louis XIV et auteur des « Délices de la campagne » au 17ème (sensuels à point), une lointaine première ébauche ou idée de la cuisine moléculaire …
Alchimistes aux fourneaux, d’après Les Délices de la campagne de Nicolas de Bonnefons de Nicolas de Bonnefons, Pierre Gagnaire, Hervé This ; photographies de Rip Hopkins ; ed. Flammarion.
Les fantaisies ou « folies » formelles : entremets en forme de fontaines antiques ou palladiennes d’Antonin Carême au XVIIIème (Chef de Bouche du tsar Alexandre de Russie à Saint Petersbourg), les nourritures échafaudées et couplées à des objets d’ornements d’Urbain Dubain (chef du roi de Prusse) ou Auguste Escoffier et son hommage à la grande Melba (ailes d’un cygne moulé dans la glace rappelant le cygne de Lohengrin qu’avait chanté la grande Melba) montrent que les expérimentations culinaires étaient déjà au cœur des préoccupations…, hier !
Sensibilité composite
Fis la sévérité fonctionnelle et industrielle ! Le design culinaire construit autour du sensible un patchwork qui confronte tradition et modernité, associe les produits locaux et étrangers …voire étranges ; marie la nature, la science et la technique ; fédère l’archaïsme et les avant-gardes ; relie l’art et l’industrie. Il couple, combine un travail sur le beau, le bon, le bien manger adapté à l’évolution des comportements alimentaires et des tendances.
Emmanuelle Benoît, designer culinaire, en souligne le caractère polysensoriel : « L’alimentation est le seul domaine créatif dont le sujet, le matériau, l’objet, l’usage, la destination et la jouissance impliquent et exploitent les cinq sens ».
La Biennale de design de Saint Etienne, en 2008, proposait d’ailleurs le port d’un casque sensé réveiller les papilles grâce à l’écho du craquement des aliments sous la dent. Nos oreilles s’avèrent être un instrument inattendu pour évaluer la nature du sablé cacao à la fleur de sel qui craque en bouche …
Et puis on s’éprend de design ! Le pâtissier Sébastien Gaudardrecherche les goûts qui s’aiment,
évoque avec nostalgie « l’entame d’un petit beurre par les pointes ». Attentif au fond comme à la forme, il élabore le premier « gâteau-puzzle » à partager pour être ensemble où « tout ce qui est signifié au dessus se retrouve à l’intérieur ». Il s’agit de raconter visuellement puis gustativement.
Agitateur de goût de Sébastien Gaudard ; ed. Hachette pratique.
La créativité est donc sentimentale et référencée (attachée aux héritages culturels, à la tradition, à l’éducation, à l’histoire). D’ailleurs le respect patrimonial protège de la transgression (vecteur de ruptures). Il s’agit vraiment de mettre en œuvre une alchimie globale harmonieuse.
Le propos du design culinaire se fait plus explicite. Le designer Stéphane Bureaux en décrit clairement la mission : redéfinir les classiques en développant une réflexion à la fois plastique et gustative et l’illustre par un travail sur le millefeuille (dans le cadre de conceptions de gâteaux pour la société de biscuits Greenage, avec Stéphane Marchal). « En amincissant le nappage et en proposant plus de transparence, on peut offrir un autre équilibre entre crème et pâte tout en conservant les saveurs ». Il s’agit bien d’une affaire d’esthétisation où le produit prime sur la métamorphose. Le dénaturer serait le nier, le trahir …
Matériau : ne crachons pas dans l’azote !
Alors que Ettore Sottsass considère la cuisine comme une gigantesque encyclopédie des substances et Roland Barthes (encore lui !) explore, pour chaque aliment, la mythologie de chacune, de nombreux parallèles et croisements sont déjà établis avec les disciplines plastiques.
Marc Brétillot préconise de s’intéresser au matériau nourriture (comme aux autres dont traite le designer) sans toutefois perdre de vue la grande spécificité des aliments : organiques, ils s’avalent, se digèrent, se périment.
Culinaire design Marc Brétillot avec Thierry de Beaumont ; ed. Alternatives.
Il est nécessaire selon lui d’éprouver la plasticité alimentaire, d’en questionner la fonction, l’usage, la saveur et d’esquisser une typologie de l’« ergonomie du manger ». Fondateur en 1999 de la discipline “design culinaire” à l’ESA de Reims, il innove avec l’organisation de repas « Parigot à la purée de guerre » (ce n’est pas une insulte !), « le grand déjeuner » (ce n’est pas le picnic de Monet !) qui explorent le conditionnement environnemental de la dégustation.
Le contexte devient central et suscite de nouvelles pratiques et expériences en tous genres : easy cooking ou eating, junk food, fusion food (mets réduits à des accessoires), et le fameux fooding ((food et feeling) inventé par Alexandre Cammas, journaliste et chroniqueur culinaire.
Fooding, le dico
d’Alexandre Cammas, Emamnuel Rubin et leurs meilleurs amis ; ed. Albin Michel.
La dicipline défend un art de manger et de cuisiner avec imagination et anticonformisme, une approche conviviale, libre, une nouvelle logique du plaisir gastronomique exempte de toute règle. Le contexte influence le plaisir que l’on prend à table et les performances culinaires, héritières des expériences du début du XXème assoient une mutation de la cuisine et des lieux de dégustation.
La Galerie Food du designer Christian Ghion fut précurseur en la matière.
Aghiongraphie
Intramuros, n°115, nov.-déc. 2004.
Dorénavant une grande part est laissée aux hasards, aux désirs, aux humeurs, aux audaces…aux instants. Alain Senderens définit le cuisinier comme « un artiste de l’instant ».
Architecture source de créativité et d’innovation : concept, construction, formalisation…
Elle peut être paysagère (paysage odorant et comestible de Gaetano Pesce présenté au salon du meuble de Milan)…ou
Calquer les pratiques :
Michel Bras restaurateur à Laguiole, constructiviste du goût, fonctionne avec un carnet de croquis en poche et insiste sur le lien qui unit sa cuisine à l’architecture, au point de la scénariser avec l’architecte Eric Raffy qui a conçu avec lui le cadre de ses créations.
Faire référence
Pour Stéphane Bureaux c’est par le biais de la citation que se crée le lien avec l’architecture. Son entremets « Hommage à Jean Prouvé est conçu à la manière d’une architecture du maître.
Les différents constituants du gâteau sont préfabriqués puis assemblés au dernier moment (tripode, disque,… ).
Un emporte-pièce spécial a été conçu pour découper simultanément toutes les perforations de la plaque en chocolat qui coiffe le gâteau.
Construire le goût
Pierre Hermé, « Magicien du dessert, pâtissier de la Haute couture à Paris, Picasso de la pâtisserie à New York et architecte des émotions à Tokyo » travaille sur l’architecture des goûts (pense ses desserts de façon à la fois intellectuelle et sensuelle). Avec le Saint-Honoré Hispahan créé pour Van Cleef, il compose un dialogue de camaïeu à partir de framboise, lechee et rose et développe une succession rythmique de textures (moelleux, croquant, onctueux, croustillant, fondant…).
Pierre Hermé introduit la notion de collection à l’instar de la collection de mode : cela donne « Désirs » (au départ pour la maison Fauchon) qui varie « au gré des saisons ». Les défilés de gâteaux se suivent et se succèdent dans des lieux atypiques : “Kawai” au Palais de Tokyo en 2003 ; “Désir” au Crazy Horse en 2005.
Toujours dans un souci d’audace innovante, il travaille en collaboration avec un designer Yan Pennor’s pour la conception de « la cerise sur le gâteau », l’un de ses gâteaux stars.
Si le design culinaire reste lié aux métiers de bouche, le design alimentaire relève, lui, de l’industrie et joue sur un registre totalement différent. Il mise sur une apparence de nouvelles gestuelles de consommation avec des formes basiques, simples (cube, balle, capsule), aux connotations souvent futuristes, du moins empreintes de nouvelles technologies.
Le design alimentaire se développe également en fonction de problématiques liées à la nutrition et à la production industrielle.
Sciences
Les enseignements de la science permettent de transcender les classiques et de les repenser (deux cobayes de choix se profilent : fromage et chocolat).
Le potentiel des produits est revu avec des paramètres scientifiques et une analyse sensorielle des aliments dans une quête de nouvelles formes, textures, présentation, découverte, transformation, adaptation. Les formes et matières générées : émulsion, écume, gelée multiplient les possibles. Le designer catalan Marti Guixé réfléchit à ce que l’on ingère et comment. En 1999 (déjà !), il conçoit “Pharma-Food”, “un projet de création culinaire qui propose une autre façon de se nourrir à travers l’inhalation de microparticules vitaminées, une sorte de musli volatil“. Marti Guixé : libre de contexte textes Inga Knölke, Chantal Prod’hom, Brigitte Rambaud, Octavi Rofes ; Musée de design et d’ arts appliqués contemporains.
La cuisine et le design relèvent dorénavant de l’ingéniérie et empruntent sans limites ou presque aux nanotechnologies ainsi qu’ aux phénomènes physiques et chimiques. Le nitrogène ou azote liquide, l’alginate de sodium (gélifiant), le xanthane (épaississant) se mêlent aux ingrédients. Quant aux gestes, ils se calquent sur ceux de la physique mécanique : assemblage, articulation, section, évidage, perçage, écoulement, coloration, torsion, moulage…
Create. Eating, design and future food, the future laboratory ed. gestalten.
De nouvelles machines : Pacojet, Gastrovac, Rotovapor (il ne s’agit pas des robots du petit !) mais d’une sorbetière express, d’un autocuiseur sous vide et d’un distillateur de produits solides…envahissent les laboratoires, enfin… les cuisines et permettent de créer de nouvelles saveurs et textures. Des cuisiniers non réfractaires à cette mécanique culinaire (Michel Bras, Jean-Georges Klein, Jean-François Piège, Jacques Decoret, Thierry Marx, Ferran Adria entre autres) n’ont crainte de manier le fouet tout en « jouant du robot » !
Science et vie Hors série n°208 de septembre 1999 « Design alimentaire : le défi sensoriel »
Et puis, si on se lâche sur les possibles d’aujourd’hui, on peut déjà envisager demain la viande « sans victime » : le Professeur Marc Peschanschi, Institut français I-Stem s’affaire à la fabrication de peau à partir de cellules souches embryonnaires, à court terme envisage la possibilité de concevoir des muscles donc de la viande. En parallèle, un autre procédé non moins révolutionnaire associe polymères et cellules vivantes pour générer un cuir semi-vivant. Le design est déjà sur les rangs : le Groupe Symiotic’A , Université of Western Australia avec un designer étudiant James King, s’évertue à réaliser des moules de ces viandes cultivées in vitro.
Une petite faim, un simili cuir vite fait, sur le pouce ?
3. Au croisement de l’art food et du 9ème art (la cuisine selon Curnonsky)
Au fil des digressions artistico-culinaires, le cuisinier est promu “artiste”, le mangeur “amateur d’art” et le critique gastronomique “critique d’art” ! Jonathan Glancey directeur de publication d’architecture et de design du Guardian note que « l’être humain ne vit pas pour manger mais pour manger avec art ».
Sic ! Joseph Beuys a définitivement mangé le sien…
Hors d’oeuvre : ordres et désordres de la nourriture exposition du 9 oct. 2004 au 13 fév. 2005 ; capcMusée d’art contemporain de Bordeaux ; ed. Fage
“Demain”
Déjà « Cubistes et futuristes tentaient de donner à l’art culinaire son entrée dans la modernité. » notamment avec le Manifeste de la cuisine futuriste écrit par Marinetti en 1932 !
Cet intérêt des artistes et plasticiens pour la nourriture relève d’une longue tradition ponctuée par des mouvements : l’eat art dans les années 60. Depuis les années 70 et aujourd’hui, les nourritures partagées constituent un axe de recherche qui développe parfois une esthétique de la brutalité… L’aliment est le médium de l’œuvre : hot dogs de Wayne Thiebaud, spaghettis de James Rosenquist ou glaces de Tom Wesselman, et bien d’autres : Antoni Miralda, Dorothée Selz…
Manger / eat : photographie, littérature, design
Aliment conceptuel
L’aliment blanc de Robert Malaval, les déjeuners chromatiques de Sophie Calle (inspirés par Paul Auster) laissent un goût sans nom…et ont inspiré quelques designers en mal de monochromie alimentaire et de goût unichrome.
Aujourd’hui les banquets définis comme des sculptures éphémères comestibles sont à l’honneur
et vous pouvez manger du monochrome vert avec les plantes de Tomoko Mitsuma et son « Spring Cake buffet » (où les éclairs verts côtoient les tiramisus de mousse sur un air printanier) ou dévorer les tableaux chocolatés de Vik Muniz.
L’Ingestion ou indigestion est artistiquement ritualisée
Giovanni Anselmo présente une structure qui se mange, une sculpture dévoreuse de salade dont les deux blocs de granit consomment jour après jour le végétal. Les œuvres d’art dévorent et on dévore les œuvres d’art mais le repli est toujours possible dans “la Cabine boulimique” de Tatiana Trouvé…
Certains artistes ont investi des lieux de dégustation
On se souvient du Restaurant Spoerri (à Dusseldorf) avec ses fameuses escalopes de python et omelettes de fourmis grillées, hier. Aujourd’hui, le restaurant du MAC/VAL créé en 2007 « le Transversal » invente un mets à l’occasion des expositions et se veut “passerelle expérimentale protéiforme entre les arts plastiques et la gastronomie, entre l’esthétique du goût et celle des yeux“. Ces expériences ont désormais le soutien institutionnel et le mélange des genres serait presque labélisé.
Les nouveautés alimentaires se multiplient et les voyages culinaires deviennent « Lewis carrolliens »
Pensons à Martine Aballea et son virtuel sirop des marais, sa gelée des forêts profondes, ses bonbons marine ou son potage antique…à Nir Adar, à Isabelle Tournoud petite fille de l’arte povera, couturière des secondes peaux qui se révèlent thérapeutiques sous forme de cataplasmes vestimentaires (gants de tomate, corsets d’eucalyptus…).
Ricca FUKUDA et Tomoko NAGAO, duo artistique de créations culinaires tokyoites, stylistes alimentaires, concepteurs de restaurants démontrent à travers leur exposition « Berried » l’ambivalence de l’aliment, en l’occurence du fruit rouge :
“Séduisant et frais, il possède aussi un côté obscur, prolifère comme une cellule, est envahissant comme un virus, son jus a la couleur du sang“. Une dégustation suit pour le visiteur qui se retrouve contaminé par les baies. Ha ! La puissance cachée des baies (multiplier, remplir, tacher, moucheter…) et la magie de leur transformation.
Une tentative ?
4. Une troisième dent à la fourchette, un moule universel : la bouche …
Ustensile organique
Marc Brétillot définit la bouche comme « le moule universel, l’étalon-salive du design culinaire », un sublime outil organique dont Peter Kubelka mesure l’étendue des capacités :
“La pâte est une architecture de bouche. La bouche permet d’appréhender non seulement la taille, la forme et la texture d’un aliment, mais également l’odeur, le goût et la température.”
Il reste cependant à inventer, adapter… sur le plan du design des accessoires de bouche car depuis le rajout d’une troisième dent à la fourchette par Léonard De Vinci…et quelques objets plus tard, les besoins et rêves ne cessent d’appeller de nouveaux profils formels !
Anatomie de bouche
Les échanges entre designers et cuisiniers nourrissent la conception d’objets. Sylvie Amar designer, a mené une série d’observations des usages et besoins de chefs pour repenser l’ergonomie de certains objets ou répondre à un manque d’outils (une cabine à peinture culinaire par exemple, à usage pâtissier).
Les récipients et outils de bouche à destination des professionnels ou à usage domestique font l’objet de développements constants et nombre de designers s’y consacrent : Agnès Thurnauer, les frères Campana
…tentant de répondre notamment aux spécificités culinaires.
La cuisine moléculaire notamment ne disposait pas forcément d’une vaisselle adéquate… et utilisait jusqu’à peu, des matériels détournés : tubes à essai, fioles de laboratoire, haricots de facture hospitalière, peu engageants…le décor était posé : médical, ludique ou rédhibitoire même si l’art du décalage a toujours trouvé ses adeptes.
Dossier “Le nouvel art des mets” in Ateliers d’art, n°88 juillet août 2010.
Physionomie de table
L’impact du contenant sur le contenu (ce qui est mangé) est une donnée incontournable, son influence sur la perception ayant été largement éprouvée. Emmanuelle Becquemin propose une nouvelle approche philosophique de “la mise en dégustation”. Philosophie de l’attente, de l’envie où les ustensiles ont valeur d’amplificateurs. Elle imagine un menu en voix off, la projection d’un couvert virtuel sur une table nue qui peu à peu s’étoffe de mets bien réels au fur et à mesure du délitement de l’image.
La physionomie de la table fluctue surtout depuis les années 1990. Elle s’enrichit d’innovations, d’expressions nouvelles de design.
Les produits sont pensés au delà de leur simple usage domestique : ils invitent à des humeurs nouvelles, jouent la carte
de l’humour, de l’anecdote.
Alberto Alessi fut sans doute l’un des premiers à en travailler l’« aura » !Alessi : the design factory, ed. Academy editions.
Les aliments sont vecteurs d’états, de sensations… : Julia Kunkel développe avec son projet “Bittersüsses” (Douce-Amère) : “les fortifiants d’euphorie”, “les chasseurs de mauvaise humeur”, “les passe-temps” et “les communicateurs”, fruits de l’observation de nos états d’âme, ennemis de notre satiété d’envies.
Contenants éphémères
Selon Andréa Branzi le designer oeuvre pour nous surprendre
et pour « renouer avec l’utilisateur ».
Des contenants d’une nouvelle facture voient le jour, trompe l’oeil, ils génèrent la surprise, se construisent sur un principe de disparition possible… Les Radi avec le biscuit chocolaté “Coffee Drop Splash” proposent une amorce de catastrophe, de gag et taquinent la tranquille “pause café”.
Les objets sont indubitablement chargés de second degré…
Machines outils culinaires
L’univers de l’outil contamine, inspire, remplace parfois les ustensiles de la cuisine : les légumes sont usinés comme des pièces de bois sur des machines outils deviennent cuillère à saucer et à manger. Les techniques d’assemblage utilisées pour la mise en forme : tourillonage (assemblage de type “tenon mortaise”) relèvent du travail de l’ébéniste !!!
D’ailleurs il n’est pas rare de trouver cisailles, rapes et scies près des fourneaux…
Stéphane Bureaux pousse l’expérimentation jusqu’à l’usage de machines outils industrielles (tour à métal, fraiseuse…).
Les produits sont envisagés sous un angle artisanal : celui de la plastique (forme, couleur et texture).
Finalement, la cuisine est-elle encore à ses fourneaux et le design à ses objets ? Une nouvelle consommation culturelle se profile où le repas est conçu comme “l’espace-temps d’une expérience globale du plaisir, tout ce qui participe à son régal peut être « designé » : tout se déguste et pas seulement ce qui se mange !”
Enfin, comme Rabelais le rappelle « la seule guerre de l’humanité ayant pour cause la cuisine, c’est dans Gargantua »
et Dans “Design culinaire : le manifeste, Ecole supérieure d’art et de design de Reims” : « La seule recette du design culinaire, c’est de ne pas en avoir »
Tout va bien !
A la carte :
Galerie Fraîch’Attitude
60, rue du Faubourg Poissonnière
75010 Paris
La cuisine c’est beaucoup plus que des recettes, Alain Chapel ; ed. Robert Laffont 2009
Les dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire de
Jörg Zipprick ; ed. Favre.
Science et cuisine, avancées récentes en gastronomie moléculaire, conférence du 3 mars 2000 par Hervé This ; Université de tous les savoirs.
Bouchées doubles : la cuisine centre de création /art & design/appliqués à l’alimentation
Les nourritures nostalgiques : essai sur le mythe du terroir d’Olivier Assouly
Stéphanie Sagot : Deuxième journée AFM Marketing agroalimentaire de Montpellier Design culinaire, design alimentaire : définition, enjeux et perspectives. Thèse : « le design de matière ».
Intramuros : n°11, mars 2004 « Art culinaire et design, mutations croisées »
D’Architectures, n°145 d’avril 2005.
Le monde du 7 décembre 2003 : « la gastronomie alternative » de Jean-Claude Ribaut.
Architecture intérieure CREE , n° 328, nov.-déc. 2006.
AMC n°169, avril 2007 : Manger design, entretien avec Stéphane Bureaux.
Kant, Lorsqu’il faisait du jugement de goût le principe de l’émancipation politique, ne pouvait prévoir qu’il finirait par s’incarner dans le gadget, cet « objet dans lequel le principe de réalité peut toujours être mis entre parenthèse ».
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