Vous avez dit Bruce Lee ? (4/5)

Bruce Lee dans le texte : et sinon, qu’est-ce que ça vaut ?

Tao du Jeet kune do - Ma méthode de combat - Pensées percutantes - La Fureur de vivre (sic) - et autres titres posthumes

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 28/02/2025 par gdamon

Grand lecteur, homme d'écrits, Bruce Lee n'a publié qu'un livre confidentiel de son vivant. Star mondiale élevée au rang de mythe, Bruce Lee a publié, depuis sa mort, au moins une demi-douzaine d'ouvrages devenus des classiques pour les fans.

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Si vous avez abordé la préadolescence au mitan des années 90 et que votre coeur ne battait que pour le kung-fu, vous avez peut-être accompli un rituel singulier : remplir soigneusement un bon de commande trouvé dans les dernières pages d’un Karaté bushido, y adjoindre un chèque négocié avec vos parents sur une avance d’argent de poche, avant l’envoyer le tout au siège des bien nommées Budo éditions.

Quelques mois plus tard, vous décachetiez une imposante enveloppe. Le contenu s’avérait à la hauteur de l’attente : grand format, beau papier épais, richement illustré de dessins à la plume et orné d’une magnifique couverture noire, où, à côté d’une silhouette en clair-obscur du maître, des lettres rouges annonçaient : Tao du jeet kune do [Livre] / Bruce Lee.

Tao du Jeet kun do : un livre de Bruce Lee ?

De fait, s’il a publié en 1963 un unique livre, Le kung-fu chinois, une philosophie de la self-défense, imprimé à quelques milliers d’exemplaires et passé relativement inaperçu, Lee a, en 1970, profité d’une blessure pour se mettre à son grand oeuvre, projeté pour occuper la bagatelle de sept volumes.

Laissé inachevé du fait de la carrière fulgurante que mena l’intéressé au cours des trois années suivantes, le livre a été publié par sa veuve, Linda Lee Campbell, en 1975, et doit sa cohérence à l’immense travail d’un certain Gilbert “Gil” Johnson que celle-ci chargea de classer et assembler un amas considérable de notes éparses.

Certaines d’entre celles-ci tenaient du manifeste :

L’art du Jeet Kune Do est simplement l’art de simplifier. C’est l’art d’être soi-même ; c’est l’essence de la réalité et c’est dans cette essence que se trouve la signification – être libre, au sens originel, libre des entraves de l’attachement, des freins divers, du morcellement, de la complication.

Tout le Bruce Lee auteur est ici : une philosophie exprimée par fragments, un goût des formules choc, de l’abstrait et du paradoxe font sa patte inimitable. Même les chapitres les plus directement techniques abondent en formules sibyllines :

Un expert est une sorte de magicien qui dérobe, altère, crée un univers spatial autour des deux combattants qui engendre une totale confusion chez son opposant.

Ou encore :

Le “style” véritable dans l’art du combat est celui qui peut combiner vélocité et puissance avec la meilleure défense, dans un absolu naturel.

Combattant-philosophe ou philosophe-combattant ?

Une telle tendance à l’abstrait peut surprendre lorsqu’il s’agit de baston, mais il faut se rappeler une chose importante : lorsqu’il émigra aux Etats-Unis à l’âge de 19 ans, c’était pour étudier la philosophie.

Rien d’étonnant dès lors à ce que le Jeet Kune Do (en français : La voie du poing qui intercepte), art martial fondé par Lee vers 1967, tienne davantage du concept que du répertoire de techniques. Ce qui intéresse le petit dragon n’est pas un style, mais une attitude – une ouverture propre à s’approprier n’importe quel geste, une souplesse pour rester en perpétuelle évolution.

C’est donc un art en évolution constante que Lee introduit – et construit – dans ces pages. A telle enseigne que Johnson, dans son introduction, évoque maints passages comme “des tentatives d’éclaircissements personnels sur de soudaines inspirations, sur des idées incomplètes qu[e Bruce] écrivit comme elles venaient, dans la fièvre de la réflexion”. Et que lorsqu’il lui arrive de décrire concrètement des techniques, celles-ci sont issues de disciplines qu’il ne maîtrise pas particulièrement, boxe, judo, jiu-jitsu – vues alors comme en temps réel, au moment même où il les intègre.

De l’artiste martial comme coach de vie

Tao du Jeet kune do comprend évidemment de vastes chapitres consacrés à la préparation physique et mentale, aux positions du corps, aux techniques de percussions, aux saisies et projections, ainsi qu’aux qualités indispensables au combat – sens du rythme, équilibre, vigilance visuelle… – et des aperçus techniques issus des disciplines les plus variées.

Cet enthousiasme à embrasser la totalité des arts martiaux, anciens et modernes, asiatiques et occidentaux, se double d’un énorme appétit de sagesses – de tous les temps, de tous les lieux également. En témoignent les chapitres qui ouvrent et closent l’ouvrage, “Du Zen”, “Un cercle sans circonférence”, “Juste un nom” :

“L’art sans artifice est l’art de l’âme qui a trouvé la sérénité, lune en reflet sur un lac insondable. Le but premier de l’artiste : se consacrer journellement à devenir un “expert de la vie” et devenir maître ainsi d’un art de la vie.

[…]

Quand tu es complètement éveillé, il n’y a plus de place pour une conception, un schéma, “l’opposant et moi” ; il faut s’abandonner totalement.

[…]

Le Jeet Kune DO n’est pas fondé sur un a priori technique ou doctrinal. Il est juste ce que tu es.

Quand il n’y a ni centre ni circonférence, alors il y a la vérité. Quand ton expression est entièrement libre, tu es le style total.

La multiplication des livres

Nous laissons aux lecteurs et lectrices le soin de décider s’il est vraiment possible d’apprendre un art martial dans les pages du maître. On pourra le faire à travers un panel désormais beaucoup plus étendu : depuis le décès de Johnson dans les années 1980, c’est l’écrivain John Little que Linda Lee Campbell a chargé d’ordonner et de publier carnets, feuilles volantes et devoirs de philo du petit dragon. En français, Budo éditions propose pas moins de dix-neuf ouvrages signés Bruce Lee au moment où nous parlons !

On trouvera, au catalogue de la Bml, des ouvrages tels que Pensées percutantes ou La sagesse du combattant philosophe, où on croisera tant Lao Tseu que Descartes, La fureur de vivre : réflexions sur mon processus d’évolution qui donne assez largement la parole au Bruce Lee poète (si si) ou Ma méthode de combat (avec Mitoshi Uyehana), riche en photos, où notre homme livre ce qui ressemble le plus à ce qu’on attend d’une méthode d’arts martiaux, sans toutefois s’interdire de pousser la lyre :

Comme lire entre les lignes

Et délier les couleurs,

Marcher sans crainte des sentiers perdus,

Naviguer sur la mer,

Comme on se fait de la bête étrangère

Une amie,

Le Combat s’apprivoise

Et nous lie.

[…]

En apprentis-sorciers d’orages mécaniques,

De faisceaux d’énergie en éclats sonores,

Défions-nous du regard

D’édifier tous ensemble

Cet étrange domaine

De courbes, de spirales

Et d’envolées soudaines

Où l’on se sent si bien.

Restons face à face

Sans un bruit

Et laissons le Combat nous unir,

Laissons-le prisonnier de nos bras

Comme d’un cercle alchimique

Pour qu’il nous guide au coeur,

Où nous avons voulu

Être Libre.

(Traduction : Valérie Melin, Emmanuel Charlot et Thierry Plée)

On peut trouver l’inspiration clinquante. On peut trouver à ces perles de sagesse une tonalité “développement personnel”, l’intéressé n’y aurait sans doute rien trouvé à redire. Reste que ces ouvrages, tout posthumes qu’ils soient, font revivre le bouillonnement d’un esprit hyperactif, curieux, avide de savoir, d’un enthousiasme à tout épreuve.

Et qui a su transmettre cet enthousiasme à des millions de personnes.

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