Quentin Dupieux et la place du spectateur
Quels sont les processus d'identification au cinéma ?
Publié le 25/06/2024 à 16:32
- 13 min -
par
Val
Quentin Dupieux malmène-t-il ses spectateurs ? Au gré des visionnages de ses différents films dont nombreux évoquent la relation entre le spectateur de cinéma et le film, la question se pose. « Apparemment c’est un film pour cinéphile, moi en tout cas je n’ai rien compris à la fin ». Cette phrase entendue lors de l’avant-première de son dernier film, Le deuxième Acte, montre que le cinéaste français aime déboussoler son public. Que ce soit à travers la prise d’otage de spectateurs dans une salle de spectacle, leur empoisonnement ou des moqueries à peine voilées à leur encontre, les spectateurs sont malmenés. Quel rôle leur confère-t-il dans ses films ? A travers un retour sur quelques films du prolifique réalisateur, nous allons observer comment, grâce à un jeu de mise en abyme, il parle de la condition si particulière du spectateur de cinéma.
Qui est Quentin Dupieux ?
Quentin Dupieux est un réalisateur prolifique – 5 films en deux ans – qui continue de surprendre et d’intriguer. Ses histoires reposent sur un concept fort, développé sur un temps court. Ces films ne dépassent jamais les 1h30, et Yannick, l’une de ses récentes réalisations les plus appréciées par la critique et le public ne dépasse pas les 1h05 générique compris. Au-delà de sa casquette de réalisateur, Dupieux monte et conçoit le scénario de ses productions. Il est aussi musicien sous le nom de Mr. Oizo, et a composé les musiques de trois de ses films. Cette polyvalence n’est pas anodine lorsqu’il s’agit d’analyser son rapport avec des spectateurs qu’il met souvent en scène dans ses films.
Le cinéma narratif classique
Le cinéma narratif classique est basé sur une construction très précise de ses plans. L’œil du spectateur s’adapte à celui de la caméra, grâce à un dispositif très développé. Organisations et tailles des plans, raccords, agencement des différentes séquences entre elles,…. L’enchaînement de ces techniques cinématographiques ne se ressent pas, et cela n’est pas anodin. La complexité de ce travail est rendu invisible. Quentin Dupieux se détourne régulièrement de cette convention formelle dans le but de décontenancer son spectateur, mais aussi de le mettre face au caractère onirique de son visionnage.
1. Rêve et cinéma
Etre spectateur de son propre film
Réalité raconte l’histoire d’un homme, Jason Tantra, qui essaie tout le long du film de faire le plus beau cri de l’histoire du cinéma. En parallèle, une jeune fille trouve une cassette VHS dans le ventre d’un sanglier que son père vient de chasser. Le caractère nébuleux de l’intrigue s’accorde avec un montage qui rend difficilement compréhensible la continuité narrative de l’œuvre. Des séquences que tout oppose se suivent, des personnages acquièrent le don d’ubiquité, les situations se confondent en faisant fi des logiques d’espace et de temps. Ces situations ne vous rappellent rien ? Des personnages qui apparaissent et disparaissent, des environnements qui se métamorphosent, le caractère incertain de la temporalité de l’histoire. Au gré du film, nous comprenons que ce montage correspond à un rêve. Néanmoins, même en disant cela, une seule interprétation est très difficile à appliquer pour un tel film. Malgré cela, nous pouvons être sûrs qu’une part de rêve s’immisce chez les personnages et cela n’est pas anodin. En effet, la position de Jason Tantra, qui se perd au milieu d’une multitude d’images, est aussi la position du spectateur de cinéma.




Présence et absence de l’image cinématographique
Le spectateur de cinéma est assis dans le noir, en position semi-allongée dans un état quasi végétatif. Notre participation sensori-motrice se limite à notre ouïe et notre vue qui sont surexploitées. Bien sûr, je ne parle pas ici des séances qui vont engager notre odorat ou notre toucher via des dispositifs extra-cinématographiques. Les images défilent sur l’écran à un rythme très soutenu. On les croit, on les accepte dans leur succession parfois illogique.
Et c’est bien cela que montre Réalité. Jason Tantra vit ce rêve et nous le partageons avec lui. Il s’endort dans une salle de cinéma et vit cette fiction dont il fait partie. Il se retrouve comme nous, face à une suite d’images immatérielles dont il est difficile de suivre la cohérence.

L’immatérialité de l’image de cinéma est dans son essence. Elle est présente car visible, mais aussi absente car simple projection lumineuse sur une toile. Ce rêve est aussi cette croyance en la fiction que le réalisateur porte en étendard dans ses films. « L’univers du film mêle les attributs du rêve à la précision du réel » (Esthétique du film). Dans Le Deuxième Acte, c’est bien Louis Garrel qui dit à une figurante, spectatrice enchantée du film qui se tourne devant elle : « Continuez à rêver, c’est mieux ». Ainsi, en partageant la même position déboussolée devant les images que le personnage principal, l’identification n’en devient que plus aisée. Mais par quels biais l’identification fonctionne-t-elle au cinéma ?
2. L’identification
On pourrait penser que l’identification fonctionne simplement à partir des caractéristiques des personnages de fiction qui semblent nous ressembler, autour d’une typologie simpliste. Un enfant va se confondre avec celui représenté à l’écran, ou le parent. Mais qu’en est-il des personnages profondément abjects ? Peut-on se laisser absorber par une histoire si aucun personnage ne nous correspond ? Ainsi, la question de l’identification au cinéma repose sur une analyse psychanalytique de la place du spectateur. Les théories freudiennes y occupent donc une place principale.
La théorie freudienne
Ces théories reposent sur deux temps de l’identification. L’identification primaire renvoie à la phase de construction de l’enfant en bas âge : au début incapable de différencier le moi et l’autre, l’enfant va se développer pour les séparer. Après la phase dite du miroir, où il se rend compte de l’unité de son corps et de celui de l’autre, va s’enchainer un deuxième temps de l’identification, notamment caractérisé par la phase œdipienne, où lutte entre désir et interdit va structurer l’enfant. In fine, les trois instances de l’appareil psychique vont finir de se développer : le ça attaché au désir, le surmoi à la loi et le moi préservant cet équilibre précaire face à la réalité extérieure.
L’identification primaire cinématographique
Cette théorie se décline au cinéma, au-delà de la simple identification au personnage qui est plus complexe qu’il n’y paraît. Une double identification s’opère sur le même modèle psychanalytique selon Jean-Louis Baudry. L’identification cinématographique primaire est reliée au dispositif lui-même. Le spectateur adopte le point de vue de la caméra et l’intériorise inconsciemment. Nous nous identifions facilement à l’œil de la caméra, qui nous permet d’accéder au statut de tout-percevant. Ce terme signifie que nous occupons une place privilégiée où nous sommes le réceptacle, le foyer de la représentation.
L’identification secondaire
De cette identification primaire découle une deuxième identification. Celle-ci se décompose en plusieurs traits. D’une part, l’attrait naturel de l’être humain pour les récits et son identification aux personnages de la fiction, nommé identification primordiale. De l’autre, le retour du schéma œdipien, la lutte entre désir et loi au cœur de la narration. C’est sûrement ici que se dissimulent les biais qui nous font rentrer dans la fiction rapidement. La relation entre sujet désirant et objet de désir est constamment mise en avant. Un pneu tueur qui veut détruire toute forme de vie par exemple. Le spectateur est dans l’attente d’une résolution, quelle qu’elle soit. Mais le sujet désirant va devoir faire face à des obstacles : la police, la malchance ou la fatigue. Ces contretemps, ce désir qui se retrouve contrecarré, emportent le spectateur. Sinon comment se laisser happer par une histoire de pneu tueur, si elle ne rejoue une partition qui nous parle : désir, loi et conditionnement.
Identification et mise en scène
Le personnage de Yannick dans le film éponyme est symptomatique de ce phénomène : au départ, le spectateur de cinéma s’identifie à lui car affligé par la fadeur de la pièce qui est jouée devant lui. Quentin Dupieux ne s’y méprend d’ailleurs pas.

Le regard sur la scène provient de l’assistance, au milieu des autres spectateurs du théâtre. Certaines parties du corps de Yannick obstruent des côtés de l’image.


Des champs et contre-champs d’une grande sobriété sont utilisés pour filmer les acteurs de théâtre. Chacun d’entre eux à le droit à son plan fixe, sans relief, telles les répliques des acteurs sur scène.
Le spectateur de la fiction et du cinéma ont donc le même statut. Mais quelque chose dérape, Yannick se lève. La tension œdipienne surgit, les enjeux sont posés, le spectateur peut s’investir dans la fiction. Yannick « paie pour qu’on lui change les idées ». Ses envies sont retardées, les situations se retournent, d’autres désirs se dévoilent. Les cadres d’images évoluent, on accède au point de vue des acteurs, et même des autres spectateurs. Le film, par son découpage en séquences organisées, provoque une identification multiple grâce à la variation des points de vue. Nous entendons les messes basses des acteurs, mais voyons aussi le point de vue des spectateurs. Au final, Yannick nous prend aussi en otage. La tension monte encore d’un cran lorsqu’il sort un pistolet. Ce huis clos commence à peser.
C’est le réalisateur qui influe notre rapport aux personnages. Il nous propose les plans qu’il souhaite, il a donc une conséquence sur notre niveau de connaissances et d’investissement dans la fiction.
Construction de l’identification
Comme évoqué précédemment, le cinéma narratif classique tend à invisibiliser le processus de création du film. Au-delà d’occulter la construction de l’énonciation filmique, cela invisibilise aussi les moyens mis en œuvre pour l’identification. Prenons l’exemple de Rubber. Ce film raconte l’histoire d’un pneu qui prend vie et se découvre un pouvoir de destruction d’objets et d’êtres vivants. En parallèle, un groupe de spectateur observe cette situation surprenante à distance. Le film a donc une dimension métacinématographique assumée. Le réalisateur nous pousse délibérément à suivre le point de vue de ce pneu, personnage principal du film.

En comparaison, les spectateurs sont des types de personnes sans aucune profondeur : rednecks, geeks, le père et sa fille, lambdas composent ce groupe hétérogène.

Ainsi, Quentin Dupieux influe sur l’identification et nous fait participer à la série meurtrière du pneu et nous faisant nous demander : jusqu’où ira-t-il ? Parviendra-t-il à ses fins ?
Structure et identification
En effet, Rubber est un pastiche de film d’horreur. Dans d’autres circonstances, nous aurions peut être suivi les malheureuses victimes de ce tueur hors du commun. Nous aurions été crispés pour ceux qui auraient eu la malchance de tomber sur lui au détour d’un chemin. Mais ici ce n’est pas le cas. Selon Roland Barthes, on peut donc considérer que “l’identification ne fait pas acception de psychologie, elle est une pure opération structurale“(Fragments d’un discours amoureux). L’identification ne fonctionne donc pas exclusivement sur un fondement moral, et il ne suffit pas d’apprécier un personnage pour que l’identification fonctionne. Le rapport est même inversé. C’est parce que l’on s’identifie au personnage, via des schémas de structure du récit et de mise en scène, qu’il nous est sympathique. La sympathie passe par l’investissement émotionnel que l’on met dans une situation donnée.
La situation va découler sur un résultat, qui va pencher du côté du désir ou du côté de la loi si l’on revient au schéma œdipien. Yannick assouvit son désir. Il arrive enfin à rire, à pleurer devant sa pièce. Mais la Loi le rappelle inévitablement à l’ordre. Dans une scène d’une grande violence symbolique, le film s’arrête sur une force d’intervention prête à rentrer dans la salle de spectacle. A contrario, dans Rubber, le pneu arrive à ses fins. Son plaisir mortifère ne rencontrera plus aucun obstacle.
3. Quentin Dupieux et son spectateur
Le spectateur tient donc une place importante dans les différents films de Quentin Dupieux. Mais pourquoi tant les représenter ?
Le réalisateur se moque effrontément d’eux. On peut suggérer que c’est pour attiser la sympathie et embarquer plus facilement les spectateurs dans son univers filmique, malgré les tourments qu’il leur fait subir. Dans Rubber par exemple, un supposé démiurge demande par téléphone à son assistant d’empoisonner les spectateurs. Au regard de ce qu’accomplit Quentin Dupieux dans la conception de son film, le rapprochement est clair. Les spectateurs sont aussi moqués dans le Deuxième Acte, avec l’utilisation stéréotypée de son casting de rêve. Ce dernier correspond parfaitement à la réputation qu’ils ont.
Quentin Dupieux met aussi en scène les spectateurs pour parler de cinéma, de celui qu’il aime. Ses différents films résonnent entre eux sur ce point là.
Le personnage de Bob Marshall dans Réalité interprète un producteur sans cœur. Il est là aussi comme l’équivalent du spectateur de cinéma qui découvre le film en même temps que lui. Tantôt dépité devant la longueur des plans -“c’est trop long”- tantôt subjugué -“c’est du p****n de génie”- il représente le spectateur dans ses extrêmes. Selon le philosophe Etienne Souriau, on appelle fait spectatoriel tous ces faits subjectifs que vit le spectateur au cours d’une séance. D’ailleurs ce phénomène peut se prolonger au delà de la séance. Ce sentiment de vide, d’incompréhension qui a traversé cette spectatrice du Deuxième Acte est un fait spectatoriel.
La croyance dans le cinéma est enfin un point important de l’œuvre de Quentin Dupieux. L’incompréhension que vivent certains personnages de Rubber face à ceux qui savent qu’ils sont des personnages, n’en devient que plus pertinente : “Stop acting like this is real life – This is real life”. La scène de fin du Deuxième Acte, long plan séquence dévoilant les coulisses du tournage résonne forcément avec cette phrase de Bob Marshall : “Pourquoi il laisse tourner la caméra pour un plan aussi con ?”. Au final c’est bien notre position de spectateur que Quentin Dupieux interroge. A quel point sommes nous prêts à nous laisser immerger dans les mondes qu’il crée ?
Pour aller plus loin
- Esthétique du film, 120 ans de théorie et de cinéma ; Aumont, Bergala, Marie, Vernet
- Fragments d’un discours amoureux ; Barthes
- 10 films de Quentin Dupieux sur la médiathèque numérique
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