Philosophie

Les communs de la connaissance

Entretien avec Lionel Maurel

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 04/02/2020 par Guillaume

Biens communs, communs, communs de la connaissance... Réservées il y a encore quelques années à de petits groupes d'initiés, ces expressions commencent à se répandre auprès du grand public. En août dernier, le magazine Usbek et Rica a publié un long article sur le sujet et depuis quelques temps, les ouvrages sur les communs se multiplient. Philosophes, sociologues, économistes se mettent à parler de "Commun" (au singulier), de "Renaissance des communs", de "renouveau des communs"... Ces nouveaux modes de gestion collective d'un bien ou d'une ressource interrogent et visent à transformer la vie démocratique. Et parmi ces ressources, la connaissance semble bien constituer un domaine où les communs peuvent se déployer de façon particulièrement efficace. Pour en savoir plus, L'Influx a posé quelques questions à Lionel Maurel, bibliothécaire et juriste...

El Alma del Ebro
El Alma del Ebro sculpture de l'artiste Jaume Plensa. Photo de Paulo Brandao

Comment en êtes-vous venu à intégrer vos réflexions autour du droit d’auteur et du domaine public à celle des communs ?

J’ai commencé à m’intéresser à ces questions au moment de la loi Hadopi et des discussions sur l’adaptation du droit d’auteur dans l’environnement numérique. Il y a deux facteurs qui m’ont conduit à élargir la perspective vers les communs : d’abord, c’est la découverte des licences libres qui sont nées dans le monde du logiciel puis qui se sont étendues à tous les domaines culturels (la photo, l’écrit, la musique…). Elles entretiennent un lien fort avec les communs. Si certaines de ces licences s’appellent des creative commons, ce n’est pas par hasard… L’autre chose qui m’a fait élargir la perspective, c’est la découverte de la théorie des communs et notamment les recherches d’Elinor Ostrom. Cette économiste a travaillé toute sa vie sur des communs naturels, des ressources partagées et gérées par des communautés. Elle a eu le prix Nobel pour avoir montré que la gestion partagée pouvait, dans certaines circonstances, être plus efficace qu’une gestion soit par le marché, soit par les acteurs publics.

Portrait Elinor Ostrom

Elinor Ostrom par Holger Motzkau, 2010

A la fin de sa vie, Elinor Ostrom a collaboré avec une bibliothécaire, Charlotte Hess avec qui elle a dirigé un ouvrage collectif intitulé Understanding knowledge as a commons (Comprendre la connaissance comme un commun. Il n’a cependant pas encore été traduit en français [NDLR]). Dans ce livre, elles expliquent que les communs naturels et les communs de la connaissance ont certes des différences, mais qu’on y retrouve le même processus : des communautés qui se rassemblent pour développer des ressources partagées, pour les conserver, les enrichir, les faire vivre. Ostrom et Hess montrent que ces modèles-là peuvent être extrêmement efficaces. Depuis plusieurs années d’ailleurs, Wikipedia est la preuve que gérer de la connaissance de manière partagée s’avère redoutablement efficace !
J’ai donc convergé vers cette notion parce qu’il m’est apparu que le passage via les communs donne un niveau de compréhension supérieur, au-delà des simples débats sur la réforme ou le renforcement du droit d’auteur.


“Depuis plusieurs années d’ailleurs, Wikipedia est la preuve que gérer de la connaissance de manière partagée s’avère redoutablement efficace !”


En somme, un commun, c’est trois choses : une ressource ou un bien géré par une communauté selon des règles qu’elle se donne. Voilà pour la théorie… Pourriez-vous nous donner un exemple concret d’un domaine de la connaissance géré comme un commun ?

Il y a de multiples illustrations possibles, à commencer par le logiciel libre ! Au départ, un logiciel est une création soumise au droit d’auteur. Dans les années 90, des gens souhaitent sortir de ce modèle et produire des logiciels ouverts où chacun va pouvoir accorder un droit d’usage à l’autre pour le modifier, le partager, l’enrichir. On voit déjà là le lien à la connaissance puisque le développement de ces logiciels libres suppose une mutualisation des connaissances dans une création collective.

Par exemple, le système d’exploitation Linux comporte bien les trois éléments que vous mentionnez. Il y a la ressource partagée, ouverte : c’est le logiciel. Il y a bien une communauté, très structurée, qui gère le travail des personnes contribuant à Linux. Enfin, on retrouve les règles qui rendent possible la prise de décisions collectives importantes quant à l’enrichissement du logiciel.
Elinor Ostrom insiste largement sur ce dernier aspect, sur cette dimension régulatrice. Elle a souvent constaté que ces règles sont d’autant plus efficaces qu’elles sont démocratiquement établies et discutées ; chaque voix compte dans la gouvernance globale de la ressource.

 

Quelles sont selon vous les spécificités des communs de la connaissance par rapport à des communs naturels, comme une forêt, un pâturage, une rivière ?

Les communs naturels ont une fragilité intrinsèque liée à leur “rivalité” : chaque prélèvement qu’on effectue dans une ressource, telle qu’une réserve de poissons ou une forêt, en soustrait une portion. Ces ressources sont donc très sensibles à la surexploitation et à leur préservation dans le temps. Pour les communs naturels, il est nécessaire d’établir un droit d’usage qui ne nuise pas au renouvellement de la ressource.

source : wikimedia commons

source : wikimedia commons

Les communs de la connaissance n’ont pas cette problématique, c’est même l’inverse. Toute connaissance est un bien non rival. Si je vous transmets une connaissance, je l’ai toujours. La jouissance de cette connaissance par une personne n’empêche pas l’autre d’en jouir.
Les communs de la connaissance sont même dans une logique additive : Plus une connaissance est utilisée, partagée, diffusée, plus elle a de la valeur.
La fragilité de ces biens réside non dans leur surexploitation, mais dans leur sous-utilisation. Beaucoup de connaissances ne sont pas assez diffusées et subissent des “enclosures”. Le cas typique, c’est le savoir scientifique. Les chercheurs produisent des connaissances dont l’accès est souvent réservé à des universités en mesure de s’abonner à des bases de données qui contiennent, “enclosent” ces savoirs.


“Les communs de la connaissance sont dans une logique additive : Plus une connaissance est utilisée, partagée, diffusée, plus elle a de la valeur.”


Vous dites que pour qu’un commun soit viable, il faut que la ressource soit partagée. Ce qui soulève évidemment des interrogations puisque si sur le domaine public les ressources sont partageables, qu’en est-il des créations ou des biens qui sont sous droit d’auteur ? Comment peuvent cohabiter ou s’articuler communs et droit d’auteur ?

C’est une question complexe et épineuse ! Surtout dans le cas de la France qui est très attachée au droit d’auteur. Mais ce dernier a toujours été conçu, dès la Révolution, dans un équilibre entre le droit du créateur et le droit du public. Pendant longtemps, cet équilibre a été atteint par la durée des droits. Au départ, le droit d’auteur dure encore 10 ans après la mort du créateur. Ensuite l’œuvre entre dans le domaine public et devient une ressource dont l’usage est ouvert à tous. Au fil du temps, l’équilibre s’est rompu du fait de l’allongement de la durée du droit d’auteur.

Dans son livre The public domain : enclosing the commons of the mind, le juriste américain James Boyle rappelle le mouvement d’enclosure qui a frappé les communs fonciers (les terres), notamment au 18ème, en Angleterre.

guerre-des-forets-_thompsonLe législateur avait donné l’autorisation de mettre des barrières pour clore les champs que les gens utilisaient collectivement pour du glanage par exemple. Il met en parallèle ce mouvement et la dynamique d'”enclosure” du 19ème siècle qui a frappé le domaine de la connaissance en attribuant des droits de propriété sur la connaissance. Le droit d’auteur entre dans cette dynamique, mais on peut aussi penser aux brevets sur les inventions…
Il ne s’agit pas de remettre en cause ces droits-là, mais d’affirmer la nécessité de cet équilibre entre les droits du public et les droits des créateurs.
Internet rend plus sensible cette question parce que cela démultiplie la possibilité de diffusion et de réutilisation des œuvres.
Je m’intéresse ainsi beaucoup à l’usage pédagogique que l’on peut faire des œuvres. Et il faut reconnaître que c’est assez compliqué. En France, on n’a par exemple pas le droit de diffuser plus de 6 minutes d’un film à sa classe. De mon point de vue, c’est typiquement un problème d’équilibre entre une protection qu’on reconnaît au créateur et des droits d’usages collectifs sur la culture qui ont toujours été portés par certaines institutions comme les bibliothèques.

 

Vous êtes co-fondateur du collectif Savoirscom1 qui vise à promouvoir les biens communs de la connaissance. Quelles actions le collectif a portées pour influer sur les politiques publiques ?

Savoirscom1 rassemble des chercheurs, des auteurs, des documentalistes, des bibliothécaires… Outre cette promotion des communs, notre objectif était de nous organiser nous-mêmes comme un commun. Notre capacité à agir collectivement, notre pouvoir d’agir ensemble, voilà notre commun ! On essaye donc de travailler le plus “horizontalement” possible.
Nous nous sommes beaucoup pencher sur l’open access pour les publications scientifiques, sur l’open data, c’est-à-dire la libre diffusion des données publiques, mais aussi sur les droits d’auteur, sur la réforme du domaine public.

loi république numériqueLes opportunités d’agir auprès des pouvoirs publics ne manquent pas, notamment à travers les députés. En les interpellant, nous avons ainsi pu intervenir dans de nombreux débats législatifs. Je pense à la loi “république numérique”, à celle sur la création… On n’a pas toujours gagné nos combats, mais on s’est en tout cas efforcé de porter ces questions sur la place publique. Nous sommes aussi intervenus dans de nombreux rapports et consultations publiques.

A côté de ces démarches politiques, le collectif mène aussi des actions de sensibilisation, d’éducation au commun. Tous les ans par exemple, nous publions un calendrier de l’avent du domaine public. Durant tout le mois de décembre, on annonce tous les jours un auteur dont les œuvres vont entrer dans le domaine public au 1er janvier de l’année suivante.

 

Vous avez évoqué à plusieurs reprises le fait de s’organiser comme un commun ou d’avoir une communauté structurée de façon démocratique. Pouvez-vous nous préciser en quoi les communs, dans leur organisation même, favorisent la démocratie ?

On peut revenir encore une fois à Elinor Ostrom qui posait cette question du point de vue de l’efficacité économique. Elle a constaté que l’optimum dans la gestion de la ressource était atteint lorsque les acteurs étaient impliqués. D’abord parce que cette implication favorisait une meilleure connaissance de la communauté sur sa propre ressource. Ensuite, la gestion d’un commun est un processus souple. Il faut être en mesure de changer les règles pour les adapter constamment. Le meilleur moyen pour atteindre cette souplesse, c’était de favoriser la possibilité de débattre des règles, de demander des changements, d’être pris en compte dans la décision collective.

Rivage à Naples

Image source : Wikimedia commons

Il existe par ailleurs une dimension politique dans les communs. Des gens se sont emparés de cette idée pour réclamer que des choses deviennent des communs. En Italie, une partie de la population s’est mobilisée pour que l’eau cesse d’être privatisée et a exigé sa gestion en “commun”. Dans certaines villes, comme Naples, cette gestion a été restructurée avec la présence non seulement des acteurs publics, mais aussi des représentants de la société civile qui participent à la gouvernance de cette ressource.
De plus en plus de collectifs revendiquent un droit de regard, de cogestion et de décision pour des ressources essentielles : des ressources naturelles bien sûr, mais aussi des lieux publics ! Certains mouvements demandent à ce qu’il y ait dans les villes des espaces gérés en « bien commun ».

 

Pour finir, un conseil de lecture sur les communs de la connaissance ?

Pour les gens qui souhaitent découvrir la notion, je recommande chaudement la série de clips documentaires intitulée Datagueule, dont l’un des épisodes porte sur les communs. En quelques minutes, cette vidéo fait bien le tour de la question.

Plus spécifiquement sur les communs de la connaissance, je conseille le livre Libres Savoirs publié par CF éditions. Paru en 2011, C’est l’un des premiers en français à développer ces idées. C’est une excellente porte d’entrée pour comprendre les enjeux relatifs aux communs de la connaissance.

 


CC : Marie-Lan Nguyen

CC : Marie-Lan Nguyen

Lionel Maurel est actuellement conservateur des bibliothèques, chargé de la valorisation de l’Information Scientifique et Technique à l’Université Paris Lumières. Il est par ailleurs l’auteur du blog S.I.Lex dans lequel il décrypte et analyse les transformations du droit à l’heure du numérique. Il est membre du Conseil d’Orientation Stratégique de La Quadrature du Net, organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet.

Enfin, depuis mai 2016, il co-anime l’émission freezone sur la webradio libre@toi

 

 


Retrouvez l’intégralité de cette interview sur notre webradio éphémère dédiée à l’événement Démocratie / rêver, penser, agir ensemble.

https://soundcloud.com/bml-democratie/les-communs-de-la-connaissance-entretien-avec-lionel-maurel?in=bml-democratie/sets/reportages-et-interviews

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