Journalisme, littérature et sciences sociales à la recherche d’une même vérité

- temps de lecture approximatif de 7 minutes 7 min - Modifié le 11/10/2019 par Admin linflux

Succès des témoignages et des écrits « basés sur une histoire vraie », lutte contre les fausses informations… Le contexte actuel fait de la vérité un enjeu central dans la compréhension et dans l’appréhension du monde par les individus. Car les spectateurs, les lecteurs, les citoyens au sens large sont à la recherche d’une forme d’exactitude et de vérité qui semble gagner, au-delà de l’information et de l’actualité, de nombreux champs disciplinaires et culturels, et ce jusque dans la création littéraire contemporaine.

En camping-car...
En camping-car... Photo by Nubia Navarro (nubikini) from Pexels

 

Dans le dernier numéro de la revue America, nouvelle revue consacrée à la littérature américaine, c’est Paul Auster qui interroge en creux ce pouvoir de la littérature sur la réalité : selon l’auteur américain, c’est bien de journalistes que l’Amérique aurait besoin dans le contexte actuel, afin de dire les faits réels et de raconter l’histoire contemporaine :

« Ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, dans ce pays et dans le monde, c’est d’une nouvelle ère de bons journalistes. Des reportages profonds, fouillés, sérieux, enquêtés, sur ce qui se passe aux États-Unis et sur cette planète […]. Les journalistes sont en première ligne. Sans eux, nous plongerions dans le chaos. Dire les faits, raconter l’histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée, telle est leur tâche. Ce ne sont pas les romanciers qui peuvent répondre à ces questions, mais les journalistes. » (America, n°4 Hiver 2018, p. 43)

Face à ce qu’on a coutume désormais, sur le modèle américain, de nommer la non fiction, la littérature serait-elle devenue impuissante, dans la réponse à l’enjeu devenu central de la recherche de la vérité ? A une époque où même la véracité de la parole présidentielle n’est plus assurée, le pouvoir du journalisme, de la littérature mais aussi des sciences sociales contre les fausses informations est plus que jamais interrogé.

Or le journalisme, même réinventé par de nouvelles formes et sur un temps long, qui seul peut permettre l’investigation et l’interrogation de la vérité, ne suffit pas toujours à révéler celle-ci dans toute sa complexité et à fidèlement éclairer la société à travers les faits. C’est en tous cas ce qu’affirment de nombreux auteurs et chercheurs, qui souhaitent positionner leurs ouvrages comme acteurs d’une recherche de la vérité, en complémentarité des productions strictement journalistiques. La littérature, qui bénéficie en revanche de ce temps long et jouit d’une forme de liberté au regard de la dure temporalité médiatique, semble ainsi de nouveau s’investir de cette mission.

 

Alors que la littérature réaliste de Zola ou de Balzac a permis, à la fin du XIXe siècle, d’explorer l’organisation de la société française et ses travers, le milieu du siècle dernier a vu émerger une puissante littérature de témoignage, grâce à laquelle les auteurs victimes des terribles crimes contre l’humanité commis au XXe siècle ont pu les dénoncer et les documenter, comme Primo Levi avec Si c’est un homme, publié à son retour du camp d’Auschwitz en 1947, ou bien sûr Alexandre Soljenitsyne en 1973, avec L’Archipel du Goulag, précisément sous-titré « essai d’investigation littéraire ».

Plus récemment, la lecture de nombreux ouvrages interroge les frontières entre sciences sociales et littérature. C’est le cas dans des textes aussi divers que La Stratégie des antilopes, troisième opus d’une « trilogie rwandaise » que Jean Hatzfeld a consacrée au drame du génocide,  Le Royaume, dans lequel Emmanuel Carrère dresse une histoire des premiers chrétiens croisée avec le récit de sa crise mystique, En finir avec Eddy Bellegueule, une chronique saisissante livrée par Édouard Louis de l’enfance d’un jeune garçon dans le Nord de la France des années 1990, ou encore La fin de l’homme rouge, dans lequel Svetlana Alexievitch s’est attachée à raconter le vécu quotidien des individus en URSS. Dans ces récits, qui n’appartiennent déjà plus au genre du roman mais demeurent pourtant profondément littéraires, histoire, ethnologie, sociologie sont ainsi convoquées au sein de la littérature, dans leur méthodologie comme dans leur théorie et leurs concepts, venant bousculer les codes et redessiner les contours des différents champs disciplinaires.

En regard, une certaine recherche en sciences sociales s’intéresse de plus en plus aujourd’hui à la manière dont elle s’écrit, tout autant qu’à la vérité scientifique qu’elle produit. En témoigne une actualité constante, depuis quelques années, de nouvelles formes d’essais qui développent une expression à la première personne, laissant transparaître le « je » et le récit de vie grâce à une écriture nouvellement littéraire dans sa forme, qui ouvre un dialogue à part entière avec la littérature.

 

L’historien Ivan Jablonka est de ceux qui militent pour que s’assume le « je » en sciences sociales, y compris dans des travaux qui n’ont rien de personnel, et ne relèvent donc pas de l’ego-histoire au sens où a pu la définir Pierre Nora. Un « je » qui replace l’historien comme un individu, explicite sa méthode et son cheminement, et permet donc au lecteur de le suivre et de le comprendre, tout en mettant en œuvre une proximité et une intimité habituellement propres à la littérature davantage qu’aux travaux de recherche académiques.

Dans Comment on écrit l’histoire, paru en 1971, Paul Veyne affirmait déjà que « l’histoire est un roman vrai ». Dans L’écriture de l’histoire (1975), Michel de Certeau rappelait que « l’histoire s’écrit », au sens fort du terme, et ce afin d’être lue et appréciée par un large public.

Dans son essai L’histoire est une littérature contemporaine, Ivan Jablonka revendique cette approche, et souhaite démontrer trois affirmations : les sciences sociales peuvent être littéraires, la littérature est apte à rendre compte du réel, et des textes peuvent appartenir à la fois à la littérature et aux sciences sociales. Refusant cependant de réduire la littérature à la fiction ou au roman, il préfère considérer de manière plus vaste tous les « écrits du réel » : témoignages, grands reportages, récits de vie, autobiographies, carnets de bord…

Pour Ivan Jablonka, « l’histoire est moins un contenu qu’une démarche, un effort pour comprendre, une pensée de la preuve ». Il s’agit de « mettre en œuvre une méthode dans une écriture », et c’est bien par le raisonnement, par l’enquête et la recherche de la vérité, qu’un texte littéraire pourra s’inscrire en lien avec le réel.

Sous-titré Manifeste pour les sciences sociales, cet essai se veut ainsi enthousiaste et moteur d’une nouvelle écriture :

« Imaginons une science sociale qui captive, une histoire qui émeut parce qu’elle démontre et qui démontre parce qu’elle s’écrit, une enquête où se dévoile la vie des hommes, une forme hybride qu’on peut appeler texte-recherche ou creative history – une littérature capable de dire le vrai sur le monde. »

Ce manifeste est conçu et revendiqué par l’historien comme le volet théorique d’une pensée concrétisée dans deux ouvrages, également publiés dans la collection elle-même interdisciplinaire du Seuil, La Librairie du XXIe siècle : Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, paru en 2012, puis surtout Laëtitia ou la fin des hommes, paru en 2016.

Avec ce dernier texte très remarqué, succès public et lauréat de plusieurs prix littéraires, mais également polémique dans son interrogation du rôle et de la responsabilité de l’historien, Ivan Jablonka a fait exploser les frontières entre les genres de l’essai, du document, du récit et de l’enquête. S’attachant au destin de Laëtitia Perrais, assassinée en 2011, Jablonka avait alors livré une enquête passionnante et absolument inclassable, inscrivant l’interdisciplinarité au cœur de son dispositif, la recherche de la preuve et de l’exactitude historique venant se nourrir d’une forme d’écriture, d’une présence subjective et d’une intimité profondément littéraires, propres à entrainer le lecteur dans un récit tout aussi captivant que dérangeant.

Avec En camping-car, paru ces jours-ci aux éditions du Seuil, Jablonka poursuit son travail d’écriture, et livre entre les lignes d’un récit très personnel le véritable portrait d’une époque.

À l’heure où la connaissance de la vérité des faits s’impose comme un besoin essentiel dans la société contemporaine, et où la transmission de cette connaissance est sans cesse interrogée, cette hybridation des genres assumée, qui inscrit la littérature dans le réel et lui associe une forme de renouveau des sciences sociales, semble bel et bien ouvrir et enrichir la production intellectuelle contemporaine dans sa capacité à questionner, comprendre et partager les savoirs. À chacun d’explorer et de s’approprier désormais l’ensemble de ces champs disciplinaires, grand ouverts…

 

Dans les collections de la Bibliothèque municipale de Lyon :

Revue America, n°4, Hiver 2018

Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire (Éditions du Seuil, 1971)

Pierre Nora, Essais d’ego-histoire (Gallimard, 1987)

Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales (Éditions du Seuil, 2014).

Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (Éditions du Seuil, 2012)

Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes (Éditions du Seuil, 2016)

Ivan Jablonka, En camping-car (Éditions du Seuil, 2018)

 

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