L’hantologie, ou la musique des spectres

- temps de lecture approximatif de 28 minutes 28 min - Modifié le 30/09/2022 par Fabien Vandamme-Schlimpert

Parmi la myriade d'appellations servant à désigner les musiques récentes, il en est une qui ne cesse de revenir, depuis son apparition fin 2005 au détour de billets parus sur les blogs respectifs des critiques et essayistes britanniques Simon Reynolds et Mark Fisher - principe de revenance qui n'a en soi rien de surprenant, puisqu'il s'agit de son mode opératoire même : on veut parler de la musique hantologique (hauntology dans le texte), soit la musique hantée par ses propres fantômes.

Sommaire

La musique hantologique : origines & apparitions

Les spectres de l’enregistrement sonore

- Les voix des morts
- Sédimentations sonores
- La reproductibilité de l’aura

La musique entre mémoire et oubli

- L’amnésie comme source d’inspiration
- Le trop-plein de l’archive

Malheureusement, le futur n’est plus ce qu’il était

- Rétrofuturisme vs. Rétromania
- Une question d’éducation
- A la recherche de temps en perdition

Et maintenant ?

Dans Rétromania : comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, Simon Reynolds ausculte l’obsession nostalgique voire mortifère pour les musiques du passé dans laquelle musiciens, auditeurs et médias confondus se sont engouffrés depuis une dizaine d’années : rééditions en coffrets luxueux de disques « cultes », reformations de groupes en tous genres, albums mythiques joués en concert dans leur intégralité… La liste est impressionnante. Forme paradoxale de cette rétromania généralisée, l’hantologie musicale en est l’avatar trouble, le versant ambivalent, inquiet.

Avec par ordre d’apparition : William Basinski, Philip Jeck, Joe Meek, Leif Elggren, CM Von Hausswolff, The Caretaker, Demdike Stare, Ghost Box, Mordant Music, Burial, Ariel Pink, James Ferraro, Rangers, Maria Minerva.

[**Pour expérimenter au mieux le phénomène hantologique, il est suggéré de lire toutes les pièces musicales proposées ici en simultané**]

A lire :

- Simon Reynolds, Rétromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, Marseille : Le mot et le reste, 2012
- Simon Reynolds, “Excess all areas“, texte inédit (en français) et “De la néophilie vers la nécrophilie“, entretien avec l’auteur, sur le site web de Chronic’art.


Simon Reynolds, Rétromania © Le mot et le reste


La musique hantologique : origines & apparitions

C’est en janvier 2006 que Simon Reynolds, journaliste et auteur d’essais remarqués sur la musique pop sous ses formes les plus déviantes, propose sur son portail Blissblog d’utiliser le terme hauntology pour désigner plusieurs musiques de styles disparates dont le dénominateur commun serait la persistance ou la résurgence fantomatique de couches sonores souvent fragmentaires, en tous cas lointaines et anciennes, et données à entendre comme telles au sein d’œuvres nouvelles : vieux samples de vinyles et de cassettes audio dont les craquements et le souffle couvrent le son d’origine, voix tremblotantes d’enregistrements sonores anciens, genres désuets et tombés dans l’oubli soudain revitalisés, entre autres présences spectrales. Ce terme semble faire écho au « climat hanté » que David Toop évoquait deux ans auparavant dans son ouvrage éponyme, Haunted Weather, à propos des musiques électroniques de ces vingt dernières années.

Un peu avant Reynolds, Mark Fisher avait sur son blog K-Punk tenté de circonscrire cette tendance (sans toutefois lui donner un nom), à l’occasion d’un billet portant sur le label Ghost Box en septembre 2005. Selon Fisher, c’est une forme instable, partielle et endommagée de la mémoire et de la référence qui caractérise les sons, images et textes contenus dans les disques du label : « une conspiration de ce que l’on a oublié à moitié, de ce que l’on se remémore pauvrement, de la confabulation » – c’est-à-dire fabulation délirante, passé vécu comme réel mais seulement imaginé.

L’hantologie met en exergue le doute qui agite toute remémoration. La mémoire, on le sait, est trompeuse : en créant de toutes pièces une impression de « déjà-vu artificiel », la musique hantologique instille ce doute au sein même de la seule mémoire supposément objective, celle de l’enregistrement et de l’archivage machiniques, analogiques comme numériques.

Le terme même d’hantologie est dû à Jacques Derrida. Il le forge en 1993, dans Spectres de Marx, afin de marquer une distinction avec l’ontologie. Il s’agit alors pour le philosophe de définir par ce concept la logique spectrale de la pensée et de l’événement de son surgissement, en analysant notamment les retours du marxisme (de ses esprits, précisément) après que l’on a annoncé celui-ci comme mort et enterré, chute du bloc communiste et avènement du capitalisme néo-libéral aidant.

Ce qu’en retiennent Reynolds et Fisher dans leur utilisation ultérieure tient de la dualité du fantôme, à la fois être et non-être, présence et absence, autrement dit, paradoxe de la présence du passé dans le présent. Autre singularité de l’hantologie, le temps dans lequel elle survient est, du fait de cette coprésence des strates temporelles et du caractère imprévisible et aléatoire de son surgissement, non linéaire, disjoint. « The time is out of joint » est la belle formule tirée d’Hamlet que Derrida ressuscite dans son ouvrage pour évoquer ce phénomène, avant de le décrire : « hors de ses gonds, le temps est déporté, hors de lui-même, désajusté. »

Comment opèrent les spectres de la musique ? Quel sont leurs modes d’apparition ? A quels temps appartiennent-ils ? A suivre, quelques manifestations de l’hantologie en musique, qui permettront d’en apprendre un peu plus sur ces sons paranormaux.

A lire :

- Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris : Galilée, 1993.

- David Toop, Ocean of sound, Paris : Kargo : Eclat, 2008.

- David Toop, Haunted weather. Music, silence and memory, London : Serpent’s Tail, 2004.


Les spectres de l’enregistrement sonore

Les voix des morts

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Premier modèle du phonautographe, 1857

En 2008, First Sounds, une association de chercheurs américains, parvint à rendre audible un enregistrement « sonore » de 1860, quelques bribes crachouillantes d’une voix chantonnant « Au clair de la lune ». Précédant de dix-sept ans l’invention du phonographe par Thomas Edison, le phonautographe d’Edouard Scott de Martinville avait comme particularité de pouvoir fixer visuellement le son au moyen d’un stylet inscrivant sur un cylindre enduit de fumée noire la trace des ondulations produites par les vibrations sonores, mais son inventeur n’avait pas trouvé alors le moyen de restituer le dit son.

Pouvoir entendre pour la première fois ce témoignage resté silencieux pendant près de cent cinquante ans a quelque chose de touchant et de troublant, car il rend manifeste la persistance de la voix désincarnée et préservée au-delà de la mort de son émetteur, ce qui est le propre de la reproduction sonore. Dès son apparition, celle-ci eut à faire avec l’étrangeté de ce phénomène, Edison considérant parmi d’autres que la préservation de la voix des morts, notamment de celle de ses proches, avait un potentiel au moins aussi pertinent que la reproduction de la musique dans l’utilisation de son invention.

Michel Chion raconte que Gustave Eiffel possédait une valise, sorte d’album souvenir sonore qui contenait des cylindres étiquetés « ma femme », « mon fils », « ma fille », autant de portraits sonores équivalents de la photographie amateur familiale et intime, et s’interroge sur les raisons de l’échec d’une telle pratique. C’est que, d’après l’écrivain, « l’écoute de ces voix, même du très proche passé, est d’un pathétique trop grand, qu’elle évoque trop cruellement le fugitif, l’occasion ratée, le moment enfoui… » La voix enregistrée nous met face à la réalité du temps qui passe, un temps proprement incontrôlable, à l’inverse de l’image que l’on peut arrêter : « enregistré, donc emprisonné et conservé, le son des voix et des bruits n’en continue pas moins d’enfermer du temps à l’état sauvage. »


Sédimentations sonores

Il y a donc d’une part cette fragilité de l’instant qui resurgit dès lors qu’on le reproduit. Il y a aussi un autre trouble, opposé, dû à la fixation de la voix au moment de son expression. Jonathan Sterne fait un parallèle historique intéressant : à l’instar de l’embaumement, dont la généralisation dans la société occidentale du 19e siècle est contemporaine de la naissance de la reproduction sonore, l’enregistrement a pour vocation d’arrêter le cours du temps et la détérioration du corps, de donner l’impression artificielle d’une vie maintenue en l’état, ceci au prix d’une modification irrémédiable de la substance. C’est ainsi que Sterne assimile l’enregistrement à une “tombe résonante”, vidée de son intériorité et qui pourtant résonne encore ; une expression à la mesure de l’ambivalence de l’hantologie.

Pourtant, si la voix ne se détériore pas, le signal oui. Le passage du temps est ainsi attesté par les passages de la cellule sur le sillon du disque vinyle, qui l’endommagent peu à peu ; par les rayures et les poussières qui s’accumulent ; ou encore par les particules d’oxyde de fer qui se détachent sur les bandes magnétiques, comme c’est le cas dans la série de quatre disques The Disintegration Loops de William Basinski, produits en 2002 et 2003. En tentant de numériser de vieilles cassettes de sa propre musique, le musicien s’aperçut que les bandes se désagrègaient : il décida alors de se servir de cette matière même comme base d’une musique qui à l’écoute est envahie par le souffle et la poussière. La stratification à l’œuvre chez Basinski rend à la fois compte de la préservation et de la lente disparition du signal, désormais lointainement audible, et dont la présence peine à se faire entendre.

 

“dlp 1.1” William Basinski

 

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Mike Harding, The ghost of Philip Jeck, 2011

Il y a Basinski et ses cassettes. Philip Jeck utilise quant à lui d’antiques disques vinyles non pour la fidélité des musiques qu’ils contiennent, mais pour les inscriptions du passage du temps. Redoublement, voire mise en abyme des passés convoqués dans les reconfigurations musicales de Jeck : celui-ci échantillonne principalement des fragments de rythmes isolés, de voix anonymes, de musiques oubliées, dont la qualité d’origine (la singularité du son des techniques d’enregistrement des 78 tours et premiers microsillons) est déjà un indicateur temporel fort ; à cela s’ajoutent donc les effets du temps et des manipulations des supports, biffures, couches de poussière qui sont généralement amplifiées ; et les platines de lecture elles-mêmes participent de cette archéologie sonore, puisque Jeck joue principalement avec de vieux phonographes rudimentaires qui accentuent le caractère archaïque de sa musique, quand bien même ces opérations de montage (fragmentation et mise en boucle) et de mixage (superposition d’une multitude de strates temporelles de périodes et de tempos divers) tendent à réactiver, à réaffirmer une présence que l’on pensait éteinte.

“Fanfares Forward” Philip Jeck

 

A écouter :

- William Basinski, The disintegration loops, Musex, 2001.

- Philip Jeck, An ark for the listener, Touch, 2010.

A lire :

- Michel Chion, Le promeneur écoutant. Essais d’acoulogie, Paris : Plume, 1993.

- Jonathan Sterne, The audible past : cultural origins of sound reproduction, Durham : Duke University Press, 2003.


La reproductibilité de l’aura

On aurait pu croire que l’arrivée des techniques d’enregistrement et de reproduction mécanisés de l’image et du son dans le courant du 19e siècle mettrait un terme aux expériences surnaturelles, rencontres fantomatiques et communications extraterrestres en tous genres, en apportant les preuves irréfutables que tout ceci relevait de la seule imagination de quelques illuminés. Tout le contraire se produisit : les sciences occultes alors en plein essor, spiritisme en tête, happèrent les technologies naissantes et les entraînèrent aussitôt sur le terrain de l’irrationnel, loin du progrès de la science et de la raison qui était l’un des étendards de la modernité, en utilisant qui plus est l’irréfutabilité de la preuve scientifique pour appuyer leur démonstration (en mélangeant allègrement documents bruts et truqués).

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Albert von Schrenck-Notzing, Le médium Stanislawa P. avec un phénomène de matérialisation, c. 1913

Enregistrements « réels » de spectres et d’ectoplasmes allaient ainsi constituer un pan non négligeable de l’histoire de la photographie. Ces dernières années, ces pratiques parallèles, mises à l’écart de l’histoire officielle, connurent un regain d’intérêt notamment au travers de l’ouvrage de Daniel Grojnowski Photographie et langage, ou de l’exposition Le troisième œil. La photographie et l’occulte à la Maison européenne de la Photographie en 2004. Grojnowski remarquait aussi le lien paradoxal unissant la photographie d’aura, autre forme d’émanation psychique de l’impression photographique, et le concept lui-même passablement ambivalent d’aura chez Walter Benjamin. Selon Benjamin, en effet, l’aura comme célébration de l’instant et de l’unique dans l’œuvre d’art et dans le spectacle de la nature était au début du 20e siècle sur le déclin, grâce à ou à cause de, selon les utilisations qu’il fera du terme, la reproductibilité technique des nouveaux supports d’enregistrement, en premier lieu desquels la photographie qui, rendue duplicable à l’infini par l’invention du négatif, brisait cette unicité de l’ici et maintenant.

On a beaucoup glosé sur l’aura benjaminienne, si bien qu’il nous est impossible d’en révéler toute la complexité. Mais quelque chose s’est réalisé qui vient contredire la disparition de l’aura par la reproduction, et qui se trouve exemplifié dans la reproduction sonore, qui nous concerne ici : c’est sa persistance sur les supports enregistrés eux-mêmes. Voici la définition que Benjamin donne de l’aura : « Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. » L’irruption du passé dans le présent, qui est la marque du processus hantologique, fait littéralement apparaître au moment de son actualité le « lointain » en question. A la fois proche et distante, l’émanation hantologique se déroule dans le temps présent, tout en conservant des traces de son origine : ainsi, les craquements chez Philip Jeck, l’écho et la réverbération chez William Basinski, sont autant d’indices que les sons que l’auditeur est en train d’écouter ont déjà eu lieu.

Echo et réverbération sont d’ailleurs, soit dit en passant, deux des opérations les plus fréquentes en hantologie musicale : c’est pour cette raison que Reynolds évoque l’espace sonore du dub comme occurrence lointaine de cette tendance. L’un des plus importants producteurs de musique pop des sixties, Joe Meek, employait pour sa part fréquemment la réverbération, entre autres effets sonores qui pullulent dans sa discographie. Elle fut particulièrement adaptée à la chanson « Johnny, remember me » interprétée par John Leyton en 1961, que son amoureuse récemment décédée revient hanter, en chantant cet appel d’outre-tombe faisant office de refrain.

“Johnny Remember Me” John Leyton

Ce qui nous ramène à nos spectres : à l’instar de la photographie, les supports d’enregistrement et de diffusion sonores sont peuplés de revenants autrement inaudibles pour l’oreille humaine. Les Electronic Voice Phenomena ou EVP en sont les meilleurs exemples : il s’agit des voix d’origine inconnue survenant de manière impromptue à la radio, la télévision ou lors d’une conversation téléphonique – peut-être des interférences dans les circuits de diffusion ou de captation électrique, dont parfois de simples bruits parasites proches dans leur timbre de la voix humaine.

Fréquemment assimilés à des voix de personnes décédées ou d’origine extraterrestre, les EVP ont fasciné plusieurs artistes, au premier rang desquels Leif Elggren, présentateur d’une anthologie d’enregistrements d’EVP par Raymond Cass, et CM Von Hausswolff, qui a entamé en 1997 une série intitulée Operations of Spirit Communication, qui reprend les techniques de captation des EVP, et combine radars, sonars et oscilloscopes avec résidus de voix à peine perceptibles. Tout le travail de Von Hausswolff tourne autour des états limite de la perception, on ne s’étonnera donc pas de cet intérêt parapsychique soutenu. En parlant de traces de vie, mentionnons aussi le film de Von Hausswolff et Thomas Nordanstad, tournée sur l’île abandonnée de Hashima, au Japon.

La palme de l’artefact hantologique revient sans doute à The Ghosts of Effingham, un cylindre de cire luminescent publié en 2010 sur le label Ash International, exactement cent trente trois ans après l’invention du phonographe par Edison. Conçu par Michael Esposito et CM Von Hausswolff, le cylindre contient une pièce musicale de quatre minutes qui mêle fréquences sonores superposées et bribes d’EVP captées dans la maison d’Esposito. L’acquéreur, qui, on s’en doute, ne possède probablement pas de phonographe pour lire le cylindre, reçoit en outre deux versions mp3 du morceau, la version dite originale, ainsi qu’un enregistrement du cylindre joué sur un phonographe Edison de 1909, avec ce que cela suppose comme altération sonore. Comme chez Jeck, la distance temporelle et sensible est prolongée par la relecture, même si celle-ci précède, en quelque sorte, le morceau d’origine, la “machine à lire” qu’est le phonographe datant d’avant le morceau lu.

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The Ghosts of Effingham, 2010

A écouter :

- Joe Meek, Portrait of a genius, Castle music, 2005.

The Ghost Orchid – An Introduction to EVP, PARC, 1999.

- CM Von Hausswolff, Operations of spirit communication, Die Stadt, 2000.

- Michael Esposito & CM Von Hausswolff, The Ghosts of Effingham, Ash International, 2010.

A lire :

- Walter Benjamin, “Petite histoire de la photographie”, in Oeuvres II, Paris : Gallimard, 2000.

- Walter Benjamin, “L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, in Oeuvres III, Paris : Gallimard, 2000.

- Daniel Grojnowski, Photographie et langage, Paris : José Corti, 2002.

- Le troisième oeil. La photographie et l’occulte, Paris : Gallimard, 2004.


La musique entre mémoire et oubli

L’hantologie est aussi affaire de mémoire, de persistance mnésique, et de son corollaire, l’oubli. Ce qui revient nous hanter peut être ce dont on n’arrive pas à se détacher, et qui survient à l’insu de la conscience : en ce sens, l’hantologie est davantage affaire de mémoire involontaire (le propre du souvenir chez Proust) que de mémoire volontaire, même si dans son analyse des deux cas Benjamin assigne à la reproduction sonore la seule capacité volontaire – sauf que l’oreille humaine peine à appréhender et à retenir la totalité contenue dans tel ou tel enregistrement, et ce, quel que soit le nombre des écoutes effectuées ; c’est ce que le philosophe avait bien noté lorsqu’il parlait de perception distraite.

L’amnésie comme source d’inspiration

La musique hantologique donne à entendre cette part de perte dans la conservation du passé, y compris quand celui-ci est omniprésent, voire, du fait de cette omniprésence, en creusant des trous dans la matière musicale elle-même. Ainsi James Kirby, sous alias The Caretaker, s’est-il penché sur différentes formes d’amnésie, dont l’amnésie antérograde, ou incapacité à fixer dans la mémoire les événements récents, qui se dissipent peu à peu. Theoretically Pure Anterograde Amnesia est le résultat de cette investigation, qui se prolonge sur six CD et soixante douze morceaux.

Cette réalisation pousse à son terme l’enfouissement de la musique à l’œuvre dans tous les disques de The Caretaker : récupérant de vieux enregistrements de musiques populaires du début du 20e siècle, en particulier de ballroom music, Kirby les distord et les recouvre, sans pour autant les rendre totalement méconnaissables. Moins fragmentée et rythmée que la musique de Philip Jeck, celle de The Caretaker accentue la mélancolie qui se dégage de ces mélodies d’un autre temps.

Mélancolie qui est aussi bien celle du temps qui passe, ce pourquoi Theoretically pure… est l’aboutissement logique du projet : l’extrême longueur de l’œuvre (plus de quatre heures) rend les fragments de souvenirs (en l’occurrence, de mélodies) progressivement plus distantes les unes des autres, et rend de fait impossible toute mémorisation par l’auditeur lui-même ; ce faisant, c’est bien l’auditeur qui devient amnésique. Notons que James Kirby a depuis repris le projet sur des plages plus courtes, dont le très réussi Patience (after Sebald) qui s’attaque à la musique de Franz Schubert. Et qu’en parallèle il sort des disques sous pseudonyme Leyland Kirby (nom de son père), convoquant là d’autres fantômes sonores.

 

A écouter :

- Leyland Kirby, Sadly the future is no longer what it was, History Always Favours The Winners, 2009.

- The Caretaker, An empty bliss beyond this world, History Always Favours The Winners, 2011.

- The Caretaker, Patience (after Sebald), History Always Favours The Winners, 2012.


Le trop-plein de l’archive sonore

Les trous de mémoire qui correspondent à un manque ou une déperdition, à une absence de passé, sont directement liés à l’autre extrême de la mémoire, le trop-plein archivistique, que l’être humain, on le disait, est parfaitement incapable d’appréhender dans sa totalité. La musique, dès qu’elle fut en mesure d’être enregistrée et reproduite, eut à faire face à la masse d’informations que sa conservation allait représenter. Cette question est, on s’en doute bien, plus que jamais d’actualité : la mise à disposition exponentielle d’un nombre incalculable, potentiellement illimité, de sons fixés pose des questions majeures quant à notre rapport tant intellectuel que sensible aux œuvres et à leur histoire. C’est d’ailleurs notamment ce que Rétromania tente d’affronter.

Les pratiques musicales basées sur le sampling ont pu constituer le paradigme de la musique enregistrée. Dans leur version hantologique, elles font varier les sources et les temporalités au point d’une indistinction de leur provenance et de leur déroulement. Si la déconstruction du temps linéaire était déjà l’apanage des musiques plunderphones, pour reprendre le terme de John Oswald – à savoir les pillages sonores caractéristiques de l’ère du sampling – celles-ci en revanche fonctionnaient par excès de référence et de conscience, réactivaient très fortement la présence des morceaux d’origine, même de manière absolument déconstruite, malmenée. La citation hantologique est plus en proie au doute, au flou, à l’inconscient.

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Demdike Stare, Forest of Evil, 2010, sur le modèle des planches Ouija.

On en veut pour preuve les dérives sonores qui constituent la musique de Demdike Stare, duo britannique apparu en 2009, ayant déjà publié la bagatelle de six albums. Véritable musique de collectionneurs, d’amateurs au sens désormais presque archaïque du terme – on sent dans leurs réalisations l’odeur de papier des vieux vinyles chinés dans les marchés aux puces du coin -, elle n’en est pas moins historiquement imprécise, sujette à caution. On est dans le règne du conditionnel : ce que j’entends là, ce pourrait être un rythme de musique indienne, ce pourrait être un extrait de musique concrète, ce pourrait… ou tout à fait autre chose. D’autant que ces bribes du passé évoluent dans une atmosphère qui convoque aussi bien des temps reculés que des genres actuels, ambient dernière génération ou rythmes lointains qui rappellent la techno de Basic Channel. C’est comme si les influences hip-hop de Sean Canty et jungle de Miles Whittaker s’étaient peu à peu noyées et diluées dans l’océan de son cher à David Toop, particules potentielles parmi une myriade d’autres.

“Mnemosyne” Demdike Stare

 

A écouter :

- Demdike Stare, Tryptych, Modern Love, 2011.

- Demdike Stare, Elemental, Modern Love, 2012.


Malheureusement, le futur n’est plus ce qu’il était

Rétrofuturisme vs. Rétromania

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Flyer pour Ghost Box, non daté (c. 1958-78)

On en vient à Ghost Box, le label à l’origine de la discussion entre Reynolds et Fisher qui donnera naissance à l’hauntology. Ghost Box est co-dirigé par Jim Jupp, musicien sous le nom de Belbury Poly, et Julian House, alias The Focus Group, par ailleurs graphiste au sein de l’agence Intro – House s’occupe aussi de l’identité graphique très poussée propre au label. Mentionnons en passant, car c’est un jalon important du parcours hantologique, la collaboration entre The Focus Group et le groupe pop Broadcast en 2009, pour un album de dialogues miniatures « hors de ses gonds », comme disait Derrida. The Advisory Circle (Jon Brooks) vient compléter ce trio de tête, qui accueille parfois d’autres personnages. Contrairement aux fluctuations historiques des musiques que nous avons abordées jusqu’à maintenant, l’univers de ces artistes est clairement circonscrit : « une période spécifique de la culture britannique – s’étendant plus ou moins de 1958 à 1978 », selon les propres termes de Jim Jupp, cité dans Rétromania.

“The Be Colony / Dashing Home / What On Earth Took You ?” Broadcast and The Focus Group

 

Nostalgie régressive ? Repli identitaire ? A l’écoute de ces fac-similés d’œuvres qui n’ont jamais existé, ces questions peuvent se poser. Sauf qu’il y a quelque chose de tordu à recréer de toutes pièces un univers culturel donné une fois celui-ci complètement dépassé ; et à prétendre que rien ne se serait passé depuis. Ou comment fabriquer de fausses archives. De plus, l’univers en question est celui d’une période résolument tournée vers le futur, et qui promettait à ses concitoyens un avenir radieux, foi dans le progrès aidant. Nulle trace de contre-culture ici : on est dans le domaine des messages institutionnels éducatifs, des brochures de voyage, des rites vernaculaires. Quoi qu’il en soit : non seulement ce futur ne s’est pas réalisé, mais il appartient à jamais à cette période historique révolue, à cette culture donnée. Tenter de le faire revivre en 2012 participe alors d’un double décalage, propre au rétrofuturisme : Ghost Box n’annonce en rien le futur, et ne se situe même pas, ou alors de manière très paradoxale, dans le présent.

L’auditeur est la victime consentante de cette perversion sublime : rien ne nous empêche de prendre un grand plaisir à écouter ces « charmantes » mélodies, pourquoi pas à les siffloter sous la douche, alors que tout ici est mélancolie, fausse légèreté. Fausse simplicité aussi : à l’instar des pochettes et textes fictionnels qui les accompagnent, les reconfigurations de Belbury Poly sont d’une précision maniaque, qui ne se contentent pas de sampler des voix pour les confronter à un « nouveau » contexte, mais qui les découpe et les altère singulièrement, leur faisant dire tout autre chose que ce qu’elles avaient prononcé.

“The Geography” Belbury Poly

 

A écouter :

- Broadcast and the Focus Group, Broadcast and the Focus Group investigate witch cults of the radio age, Warp, 2009.

- The Advisory Circle, As the crow flies, Ghost Box, 2011.

- Belbury Poly, The Belbury tales, Ghost Box, 2012.

- Belbury Poly, The willows, Ghost Box, 2004.

- The Focus Group, Sketches and spells, Ghost Box, 2004.


Une question d’éducation

D’un abord plus ouvertement détraqué que son voisin Ghost Box, l’entité Mordant Music (à la fois label et artiste) joue aussi sur plusieurs éléments propres à la culture britannique, en reprenant là où le label s’est arrêté, aux alentours de 1978. Folklore et culture rave s’entremêlent dans un brouillard sonore qui semble être enregistré sur des bandes magnétiques tournant à la mauvaise vitesse, ou selon le bon vouloir de la platine. Est convoqué ici le continuum secret et inconscient de la mémoire collective du pays, continuum également – et brillamment – dépeint par l’écrivain Iain Sinclair tout au long de London Orbital, qui relate son périple à pied autour de la M25, périphérique géant (188 km) encerclant la capitale, qui lui permet également de convoquer les spectres des peintres et poètes romantiques, des férus d’histoire locale, des fous expulsés des nombreux asiles désaffectés, entre autres figures obscures, qui reviennent hanter les immeubles de verre, simulacres d’espaces verts et villas ultra-sécurisées qui font désormais office de paysage. Sinclair et Mordant Music ont fini par se rencontrer à l’occasion d’un Travelogue publié récemment sur le label.

Produit à l’initiative du British Film Institute, MisinforMation est sans doute le projet emblématique de Mordant Music, qui consiste en la sélection et la re-sonorisation de documentaires tournés dans les années 1970 et 1980 par le Central Office of Information, agence gouvernementale pour le marketing et la communication récemment dissoute. Voici donc une compilation de films présentant les progrès technologiques qui allaient améliorer le quotidien des citoyens – dont l’imprimante à jet d’encre, louée pour sa capacité à inscrire la date de ponte sur les œufs de poules -, de recherches comportementales sur les souris, de films éducatifs – ainsi de ces pré-ados à la dérive qui apparemment miment (c’est ce qui est inscrit au générique de ce reportage stupéfiant) une défonce au solvant dans des friches post-industrielles dévastées -, mais aussi de plans rêveurs sur les falaises anglaises – en l’occurrence, un film de Peter Greenaway.

Il faut voir et entendre MisinforMation comme une œuvre à part entière, car c’est du dialogue entre les reportages et les ambiances, contrastées pour ne pas dire contradictoires, que naît une impression globale et fragmentaire de déjà-vu et « d’à moitié remémoré ». Ian Hicks (Mordant Music) ne tente pas de moderniser ces films dont plusieurs indices, grain et couleur de l’image, styles vestimentaires, technologies, etc. nous indiquent la provenance ; il choisit au contraire d’exemplifier cette matière temporelle : grain, souffle, distorsion, ce qui est paradoxalement, ère hantologique oblige, la façon la plus contemporaine de les considérer.

On conseillera aussi, toujours sur Mordant Music, les dérives vocales de Vindicatrix, sorte de Scott Walker spectral, crooner d’outre-tombe, qui apparaît aussi sur Earth, dernier disque de Black to Comm, où sa voix distendue est tantôt rassurante, tantôt effrayante, parfois au même moment, lorsque deux enregistrements distincts se superposent l’un à l’autre.

 

A écouter voir :

- Picking o’er the bones, Mordant Music, 2009.

- Mordant Music, SyMptoMs, Mordant Music, 2009.

- Mordant Music & Central Office of Information, MisinforMation, BFI, Mordant Music, 2010.

- Vindicatrix, Die alten bösen Lieder, Mordant Music, 2009.

- Black to Comm, Earth, De Stijl, 2012.

A lire :

- Rachel Lichtenstein & Iain Sinclair, Le secret de la chambre de Rodinsky, Monaco : Rocher, 2002.

- Iain Sinclair, London orbital, Paris : Inculte, 2010.


A la recherche de temps en perdition

Vitesse et accélération furent l’apanage de la modernité, qui, pour compenser la perte que ce mouvement allait entraîner, institua l’archivage et la conservation généralisés – de l’embaumement au disque, en passant par la boîte de conserve, pour reprendre les analogies de Jonathan Sterne. On peut estimer que cette accélération exponentielle a atteint aujourd’hui un point de non-retour, avec une co-présence de tous les temps, désormais à tout instant disponibles. Dès lors, les passés qui hantent la musique se font toujours plus rapprochés. Burial en Angleterre, Ariel Pink et James Ferraro aux Etats-Unis, sont les principaux représentants de cette ultime forme d’hantologie qui dissèque des musiques pas si lointaines.

Après la nostalgie du futur propre à Ghost Box et d’autres genres musicaux, voici la nostalgie de ce que l’on n’a pas vécu : selon ses propres aveux, Burial, l’un des chefs de file de la mouvance dubstep, n’a connu la culture rave et techno de l’Angleterre des années 1990 que par le biais des disques et mixtapes que son grand frère ramenait à la maison, sans jamais avoir été acteur de cette culture. C’est pourtant cette musique, en plus de la drum’n’bass, qui transparaît dans ses morceaux, en particulier dans son dernier EP Kindred. Mais cette culture hédoniste, passée au travers de filtres assourdissants, n’est désormais qu’un lointain souvenir, aussi proche soit son apogée ; d’où cette mélancolie qui enveloppe tous les morceaux de Burial.

Par rapport à tout ce qui précède, il y a là un retournement de paradigme, car ce ne sont plus les fantômes du passé qui reviennent hanter la musique actuelle, ce sont les musiciens actuels qui hantent des musiques plus ou moins anciennes. Dans un tout autre genre musical que Burial, et de l’autre côté de l’Atlantique, Ariel Pink, James Ferraro, Rangers et le label Not Not Fun se réintroduisent dans des époques passés, voire obsolètes, voire historiquement déconsidérées, comme dans le cas de Ferraro. La musique d’Ariel Pink’s Haunted Graffiti pouvait sembler à ses débuts poursuivre un continuum de la musique underground américaine, versant lo-fi : productions de type magnétophone 4-pistes enregistrées dans un sous-sol quelconque, et dilettantisme apparent du produit fini.

Sauf qu’à l’époque où ces morceaux sont réalisés, au début des années 2000, il est possible depuis un petit moment d’obtenir un son techniquement sinon parfait, du moins s’en approchant, avec l’évolution des home studios numériques. Il s’agit donc chez Ariel Pink d’une esthétique de la pauvreté des moyens délibérée, qui volontairement ou non s’oppose au retour de l’utopie hi-tech que le numérique a engendré. Le musicien abandonnera d’ailleurs ce son à partir de Before Today et sa production léchée. Pourtant, affirme Reynolds dans Rétromania, « il n’y a rien sur ce disque capable d’avoir la moindre prise sur le paysage radiophonique contemporain » : même nettoyée, la musique d’Ariel Pink garde quelque chose d’un monde disparu – on pourrait même penser que cette transparence sonore amplifie par comparaison l’inadéquation d’Ariel Pink à son temps. Inadéquation qui est, nous dit Reynolds, aussi la nôtre.

“Round and Round” Ariel Pink’s Haunted Graffiti

 

Une trajectoire similaire, bien que plus biscornue, caractérise les innombrables productions de James Ferraro. A l’instar de celle du label Not Not Fun, qui abrite Rangers et Maria Minerva, l’esthétique de Ferraro est celle des cassettes audio de troisième génération, des enregistrements amateurs de morceaux entendus en passant à la radio, de la musique générique des aires d’autoroute. Les sources auxquelles il s’attaque constituent en effet les rebuts de la société consumériste, la part cachée de l’histoire de la musique officielle. En plein période – notre époque – de revivals en tous genres, à commencer par ceux des années 1980 et 1990, cette musique a quelque chose de sournois, car elle nous place face à l’ambivalence de notre plaisir régressif à compulser les archives abreuvant YouTube et autres sites de partage ; compulsion frénétique et indifférente, processus autosuffisant et qui s’auto-alimente. Cette accessibilité infinie de l’archive est, toujours selon Reynolds, qui se place du côté de l’amateur de musique, à la fois une chance inouïe et une malédiction.

 

Maria Minerva en duo avec Joe Cocker, 1987-2011 :

James Ferraro applique à son dernier album en date, Far Side Virtual, la même transparence glacée qu’Ariel Pink sur Before Today. Mais Ferraro accélère le mouvement au point du vertige, lorsqu’il convoque une multitude d’éléments sans hiérarchie apparente qui constituent la culture de notre temps, de Windows 95 à aujourd’hui, disons. Là où Demdike Stare, par exemple, correspond à une figure presque traditionnelle du collectionneur, avec pour maîtres mots patience, recherche et sélection, James Ferraro prend tout ce qu’il trouve à proximité et le transforme illico en archive. Ironie de l’histoire, ces archives du présent semblent déjà totalement dépassées, aussi cheap et kitsch dans leur apparence que le design et les machines hi-tech des années 1980 que l’on regarde avec une certaine condescendance. L’affreux iPad sur pattes qui orne la couverture de l’album en est le meilleur (ou le pire) exemple.

 

A écouter :

- Burial, Untrue, Hyperdub, 2007

- Ariel Pink’s Haunted Graffiti, The doldrums / Vital pink, Paw Tracks, 2004.

- Ariel Pink’s Haunted Graffiti, Before today, 4AD, 2010.

- James Ferraro, On air, Muscleworks inc., 2010.

- James Ferraro, Far side virtual, Hippos in Tank, 2011.

- Rangers, Pan Am Stories, Not Not Fun, 2011.

- Maria Minerva, Cabaret Cixous, Not Not Fun, 2011.


A lire :

- Le dossier consacré à l’hantologie sur Playlist Society

Et maintenant ?

Nous sommes fin avril 2012. Pour qui aura eu la patience d’arriver jusque là, et souhaiterait vivre l’expérience hantologique ultime : il est encore temps de réserver ses tickets pour l’exceptionnel come-back d’Elvis Presley à Memphis, le 16 août de cette même année. “Starring the real Elvis Presley via video”, dit l’accroche. “Toute la musique entendue pendant la production de ce concert est jouée live, à l’exception de la voix d’Elvis.” Viva Hauntology !

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One thought on “L’hantologie, ou la musique des spectres”

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