Le silence de la musique

- temps de lecture approximatif de 11 minutes 11 min - Modifié le 04/03/2021 par GLITCH

Les vacances sont finies : à nouveau le crachin du mp3 du voisin de métro, la soupe d'ascenseur, le ronron du train-train. On reprendrait bien un peu de calme, de silence, oui mais...

C’est entendu, le silence absolu n’existe pas. Même plongé dans une chambre anéchoïque (totalement fermée aux sons de l’extérieur), un individu entendra toujours au moins deux sons. Un grave -la circulation du sang- et un aigu, le signal électrique du système nerveux. Soit le corps sonore que nous sommes aussi.

BMP - 263.7 ko
Chambre anéchoïque

C’est l’expérience que fait en 1948 le compositeur américain John Cage
Pour celui qui a toujours oeuvré à déplacer la distinction entre le son et la musique (« Je n’ai jamais écouté un son sans l’aimer, le problème avec les sons c’est la musique ») c’est l’assurance que « jusqu’à ma mort il y aura des sons, ils se poursuivront après mort, il n’y a donc pas à craindre pour l’avenir de la musique »

Il y a toujours du son, il y aura donc toujours de la musique. Le silence est toujours fait de quelque son, donc toujours ouvert à la musique.

 

Les marges de la musique

JPEG - 2.4 ko
4’33”
  • Désireux donc d’exhiber la nature musicale du silence, Cage met les pieds dans le plat. Et livre une oeuvre limite, farce dadaïste ou jalon conceptuel. 4”33″ où un orchestre impassible exécute un silence de quatre minutes et 33 secondes.
    « De qui se moque-t-on ? », bien sûr, mais encore, « De quoi bruit le silence ? » Grincements de fauteuils, toux, soupirs …, viennent remplir cette partition vierge, pleine de l’attente ou de l’absence de musique, et dont seule la durée est écrite.
    A lire : l’article John Cage et la musique du silence.

 

JPEG - 452 octets
La note
bleue de Klein
  • « Le silence qui suit Mozart, c’est encore du Mozart », aurait dit à peu près Sacha Guitry.
    L’idée que le silence qui suit la musique la contient encore comme un écho est au coeur de la démarche du plasticien Yves Klein lorsqu’il « compose » sa Symphonie Monoton. L’orchestre tient un son unique pendant une durée indéterminée, suivie d’un silence d’une durée égale, sorte de traîne résonnante. Comme l’accord final d’une symphonie semble contenir toute l’oeuvre écoulée, ramassée en lui, cet accord unique est supposé installer dans le silence qui suit un sentiment de plénitude et d’intemporalité. Une mystique de l’empreinte à expérimenter ici

 

Les seuils de la musique

Comment passe-ton du silence au son? Peut-on faire de la musique à partir de cet imperceptible sonore qu’est le silence ?
Certaines musiques explorent ces seuils de la perception, transitions impossibles à délimiter précisément. Là où le silence se met à vibrer, il devient si fort qu’on finit par l’entendre.

JPEG - 2.8 ko
Whint
  • Whint, de Francisco Lopez et Zbignew Karkowski, ressemble d’abord à une erreur. On entend rien, comme si le CD était vierge. On monte alors le volume, histoire de chercher si là-bas, derrière, ne poindrait pas quelque chose… Mais non, rien que le souffle de l’ampli. Au bout d’un moment, le souffle est plus net, plus marqué, impossible de savoir comment cela a commencé. On aura beau revenir en arrière, on ne trouvera jamais, mais il y a un bruit, distinct maintenant.. Et qui ne va cesser de grossir de lui-même pour finir, bien plus loin, bien plus tard, en épaisse cataracte sonore. Un bruit blanc écrasant, celui d’un silence démesurément amplifié.
JPEG - 1.1 ko
Contact
  • La musicienne Sachiko M sculpte aussi le silence. Celui de son sampler dont elle a vidé la mémoire. Ne reste qu’une machine vierge dont seuls les circuits sont habités par un signal, sinusoïde inaudible que l’artiste va travailler afin de donner naissance à une musique clinique et infime. Le son froid et pâle de viscères électroniques, comme ici dans Contact.
JPEG - 847 octets
Home, unspeakable
  • Home, unspeakable de John Duncan et Bernhard Günter est un disque fascinant, un objet minimal où le son apparaît et disparaît de façon imperceptible. Il émerge de tréfonds de basse inaudibles ou s’évanouissent dans le suraigu, au fil de courtes pièces reliées par un silence qui n’est que le seuil d’émergence de ce qui vient. Une matière sonore aussi concentrée que dépouillée qui met l’écoute en tension, et en émoi.

 


Dans la musique, le silence

Le silence dans la musique permet de captiver, de conduire l’écoute par le vide, la raréfaction plutôt que de la saturer de signaux. Le silence est également le moyen d’installer une tension dramatique. Il prépare le jaillissement de la musique et distille l’inquiétude, l’attente ou la distraction dans l’oreille de l’auditeur.

De nombreux compositeurs ont utilisé ainsi le silence « en creux », en construisant leur musique autour, ou en la lacérant de silences.

  • Morton Feldman, par exemple, dont les compositions, lentes et étirées, semblent toujours indiquer le silence. Ainsi de l’imperceptible King of Denmark , où toutes les percussions, jouées uniquement avec les doigts, prennent une douceur inhabituelle, à la limite de l’audible.« D’une rare plasticité, l’œuvre de Morton Feldman plane dans le silence comme si elle cherchait à le rendre audible, presque toujours doucement, pour ne pas recouvrir le son du silence” (Franck Mallet, Le Monde de la Musique n° 279)
  • Salvatore Sciarrino s’est fait une spécialité de compositions pointillistes, pleines de frôlements, chuintements et autres copeaux de son. Des bruits d’orfèvre qui cisèlent le silence autour… « Il prône un monde sonore transparent, raréfié et proche du silence, ou du « son zéro » qui pour le compositeur est déjà musique, un monde fait d’une multitude de sons microscopiques, d’un flot continu de bruits infimes, un monde sonore réduit à l’essentiel. Les titres de ses œuvres sont éloquents : Esplorazione del bianco (1986), Cantare con silenzio (1999). » (§extrait du site de§ l’IRCAM)- A lire, cet article sur le silence dans la musique de Sciarrino.- Ecouter le Quintetino n°1
JPEG - 1.6 ko
Pause

 

  • Luigi Nono est un des compositeurs qui a sans doute le mieux su utiliser la dramatique du silence. Son quatuor Fragmente – Stille – A Diotima est fait « aussi bien de sons que de silences, de pauses nombreuses ,(…), un paysage d’ilôts qui apparaissent et disparaissent dans la tranquillité » (livret). Musique dense, ténue, mystérieuse.
    La partition comporte des fragments de poèmes de Hölderlin, comme autant d’indications muettes.  Les musiciens doivent « chante[r] intérieurement selon leur propre sensibilité, (…)vers les sons les plus doux de la vie intérieure ». L’oeuvre est au croisement de ces bribes de musique –Fragmente-, de ces silences –Stille-, et de ce chant muet du poète à son amour –A Diotima.
  • Impossible de ne pas évoquer également Helmut Lachenmann. Son travail de déconstruction du son musical, du beau son de l’instrument, passe par la table rase du silence. Ainsi du quatuor « Gran torso ». Après avoir durement arraché aux instruments le son de leur mécanique, la musique s’amenuise, se raréfie, jusqu’au silence.. Alors elle se reconstruit autour d’actions (frotter, frapper, rebondir…), qui amènent progressivement la musique de l’inaudible à l’inouï.
  • Il faut enfin citer Gyorgy Kurtag, dont les miniatures inquiètes explosent parfois en déflagrations qui déchirent le silence, comme une méditation saisie par l’effroi. Ecoutez Grabstein für Stefan : ces arpèges de guitare dont l’écho est prolongé par la harpe et le gong, comme des bribes suspendues, et soudain…


Ecoute ce silence

Laissons les instruments, les machines, les hommes et la musique

Allons dehors, vers le silence de la nature, faire la sieste sous l’arbre, les yeux fermés mais les oreilles ouvertes. Bruissement des feuilles, crépitement de la pluie, chants ou cris d’animaux … Mais aussi et de plus en plus, échos lointains de la ville et de l’activité humaine, tant se raréfient les espaces de calme (et d’obscurité).

JPEG - 58.3 ko

De ce « chant du monde », de ce silence habité, des musiciens-preneurs de son dessinent la carte. Paysages sonores ou « field recordings » ne captent pas seulement le chant des baleines ou des oiseaux, mais l’empreinte sonore de différents endroits, de différents moments.
Parfois les musiciens fabriquent des dispositifs que le vent, le froid, la pluie ou les champs magnétiques vont faire sonner. On peut ainsi faire jouer le vent dans une harpe éolienne, ou capter le bruit de la fonte des glaces…
Ces enregistrements parviennent à restituer la trame sonore de véritables déserts, d’ambiances minimales. Ils mettent à jour des processus ou des évènements qui se déroulent en silence, des sons discrets, élémentaires qui effleurent la sensibilité.
- A la découverte du paysage sonore

  • Dans Onkyo ok, Roel Meelkop a promené ses micros dans les alentours de villes japonaises, captées dans le lointain, puis retravaillées en studio. Elles font comme une rumeur indéfinissable pleine d’infimes variations, le halo sonore de la fourmilière urbaine
  • The sound of nature – The nature of sound propose des paysages sonores minimalistes, parfois microscopiques. Miniatures qui amènent à l’oreille des choses d’ordinaire tenues au silence.. Comme le bruit de plaques terrestres frottant imperceptiblement l’une contre l’autre. A la fois reposant et captivant.- En écouter un extrait.
  • Chris Watson a réalisé dans Weather report des paysages sonores d’Ecosse, du Kenya et de Norvège, à différents moments du jour ou de l’année. Chaque site produit une activité sonore variée suivant l’heure et la saison mais chacun possède son empreinte particulière. Sensation d’humidité venteuse pour l’Ecosse, bruits d’animaux qui rythment les heures pour le Kenya…
JPEG - 2.7 ko

 

Pour prolonger le silence

  • Le site du festival Archipel de Genève, dont l’édition 2009 était consacrée au silence (et au bruit)
  • Le blog du musicien Sylvain Chauveau et ses « notes sur la musique minuscule »

780.1 783.098

Partager cet article