Pionniers

Kraftwerk : bricolage au studio Kling Klang

Düsseldorf, années 1970

- temps de lecture approximatif de 13 minutes 13 min - Modifié le 02/06/2020 par La COGIP

L’influence de Kraftwerk sur la musique électronique et l’electro-pop n’est plus à démontrer. Le groupe allemand formé en 1970 par Ralf Hütter et le regretté Florian Schneider n’a eu de cesse de faire dialoguer musique expérimentale, musique électronique et musique populaire, montant pour ce faire son propre univers de création avec le légendaire et très secret studio Kling Klang, basé à Düsseldorf.

Ralf & Florian en studio
Ralf & Florian en studio

[ Beaucoup des informations de l’article qui suit sont tirées  d’une interview de Ralf Hütter parue dans la revue Electronics & Music Maker (sept 1981), sous le titre ‘Kraftwerk revealed’ réalisée par Mark Beecher, et de cet article de FactMag, qui recence quelques-unes des innovations notables de Kraftwerk ]

Le studio

Plus qu’un simple espace de répétition, le studio Kling Klang est un laboratoire pour Kraftwerk, et l’innovation est leur coeur de métier. Au-delà des synthétiseurs du commerce et des instruments traditionnels (flûte traversière, basse, guitare, violon), le groupe va régulièrement créer ou faire fabriquer ses propres machines, au gré des besoins, des avancées technologiques et surtout de leur vision. Volontairement isolés du monde extérieur, dans leur bunker sans ligne téléphonique ni fax, et renvoyant tous les courriers leur parvenant, ils vont développer tout un univers musical et scénique dans lequel l’homme et la machine dialoguent voire fusionnent. Entre poésie et technologie, entre vibration et concept.

Le studio démarre en 1970. Il s’agissait alors d’un grand espace vide de 60 mètres carrés dans une zone industrielle de Düsseldorf, proche de la gare centrale. Les pièces adjacentes servent à la conception de nouveaux instruments. Pour les 4 premiers albums, l’enregistrement se faisait sur place sur bande magnétique, ensuite emmenées dans un studio extérieur pour le mixage et la finalisation. Le groupe prend en charge le plus possible, de la production au management, en passant par le design des pochettes et l’identité visuelle. 

 

(…) le studio (est) à la fois lieu de l’enregistrement, de la répétition et du concert – puisque le principe adopté par le groupe implique le démontage du studio et son remontage à l’identique sur scène. Selon ces usages, le studio est donc, en son entier, un instrument, et cet instrument réalise un écosystème machinique / organique qui opère à son tour sur deux plans. Car Kling Klang – c’est le nom du studio – est à la fois le milieu organique où se formalisent les liens entre machines, dans ce que les musiciens du groupe considèrent comme un « jardin électronique », et la machine en pièces détachées, l’instrument qui se monte et se démonte, auquel des corps, parmi d’autres composants, se connectent et se déconnectent. Le studio est donc un milieu indépendant, qui croit et évolue selon ses propres rythmes, et un véhicule qui peut se piloter seul ou à plusieurs, attentif à l’expression de différents désirs. 

[extrait de l’article de Kihm Christophe dans Art Press 2 n°25 “Cyborg” (mai-juin-juillet 2012) ]

La journée de travail typique dure de 8 à 10 heures dans le studio, et ils se considèrent comme des Musik-Arbeiter (ouvriers de la musique).

Leur philosophie est que la musique est avant tout un produit de l’imagination. La création d’instruments découle de cela et non l’inverse, et tous sont plus que simples exécutants d’un instrument en particulier. Le studio encourage d’ailleurs la polyvalence des musiciens. Bien que structuré par bloc destiné à chacun, ils peuvent s’adapter à toutes les zones.

Leurs connaissances en électronique sont cependant limitées et ils emploient à plein temps un ingénieur, ainsi qu’un mathématicien pour concevoir les programmes informatiques. 

En concert : 

L’impressionnant studio se voit démonté et remonté pour leurs prestations live, ici au Hammersmith Palais de Londres, en Juillet 1981. Le studio a mis 3 ans, depuis l’album The man machine (1978)  à prendre cette forme, désormais démontable (au dire de Ralf Hütter) en 2 heures seulement. Presque tout est joué live et tous les éléments et instruments électroniques sont fonctionnels et utilisés dans la performance. Durant la performance, les musiciens peuvent alterner entre pulsation automatisée et manuelle, suivant leur envie et dextérité : Karl Bartos par exemple choisissait de jouer manuellement ses lignes de basse, plutôt que de laisser la machine jouer la séquence pré-programmée. 

La légende des emplacements à découvrir dans cet article (en anglais) issu de la revue Electronics & Music Maker (sept 1981)



Vers le tout électronique

Ralf et Florian se rencontrent en 1968 à l’Académie de Remscheid à Düsseldorf , dans un cours d’improvisation musicale. Ils commencent à expérimenter ensemble avec des amplificateurs, boîte d’écho, effets divers. Ils intègrent flûte et orgue, dans un esprit minimaliste et répétitif, et cherchent très vite à ajouter une base rythmique, mais leur approche du son est si radicale qu’ils ne peuvent pas se satisfaire d’une simple batterie acoustique…

Florian Schneider, Ralf Hütter en février 1973 (photo : Brigitte Hellgoth)

Ralf a cependant vis à vis de la composition une approche humble et tendant vers une simplicité pop : il considère que si il ne parvient pas à mémoriser une mélodie qu’il compose, c’est peut-être qu’elle n’est pas digne d’être mémorisée.

Klaus Dinger sera un temps leur batteur, avant de créer le groupe Neu! avec Michael Rother. Ralf et Florian font appel à lui à la fin de l’enregistrement du premier album, pour la partie rythmique du 4è morceau. Il l’enregistre et tous sont satisfaits. Mais Florian Schneider était en vacances. A son retour il écoute et n’aime pas. Klaus Dinger enregistre une nouvelle version absolument identique, que Florian apprécie cette fois… Démonstration :

Privés de batteur (Klaus Dinger enregistre le premier album de Neu!), la rythmique du deuxième album (1972) est réalisée avec une boîte à rythme, dont les sons ont été filtrés, et passés par une boîte d’écho à bande magnétique.

Ils vont ensuite recruter Wolfgang Flür en 1973, qui jouera sur un kit de percussion électronique avec ses baguettes en métal (retour sur cet instrument plus bas).

 

Ce n’est qu’à partir du 3è album (Ralf & Florian) qu’ils commencent à utiliser les synthétiseurs. Leur son évolue vers le tout électronique, qu’ils atteignent à partir de l’album Autobahn (1974), avec l’utilisation massive du Minimoog. Chez Kraftwerk, le synthétiseur n’est pas la doublure d’un autre instrument, et ne se réfère plus qu’à lui-même. Ce qui prime est de trouver un son qu’ils aiment, peu importe qu’il sonne authentique ou non.

L’idée des ‘robots‘, marqueur iconique de leur identité, est née de l’expérience d’une tournée de 65 dates aux Etats-Unis, qui les a transformés en êtres d’automatismes. Ralf Hütter se rappelle avoir écrit le titre “Showroom dummies” en 5-10 minutes dans une discothèque, dans cet état robotique. Il s’amuse d’ailleurs du mot ‘robotnic’ en russe qui signifie travailleur, et entre en résonance avec l’approche du Musik-Arbeiter (ouvrier de la musique) évoquée plus haut.

Le dialogue avec la machine reste cependant central pour Ralf et Florian, et ils envisagent ainsi leurs interactions avec les instruments électroniques dont ils disposent ou qu’ils créent. Bien loin des clichés et de l’image anxiogène et déshumanisée que Kraftwerk pouvait dégager, on est bien ici dans l’idée d’une complémentarité, voire d’une amitié homme – robot.

“Un humain en contact avec une machine devient davantage humain” 

Ralf Hütter dans “Kraftwerk, l’apothéose : l’âme des machines” podcast Very Good Trip de Michka Assayas, France Inter, mai 2020. (à écouter aussi : “Kraftwerk, l’héroïque préhistoire de l’électro-pop“)

C’est dans les objets du quotidien que s’exprime le mieux le rapport homme-machine pour Kraftwerk, plus que dans une imagerie de science-fiction grandiloquente. C’est par exemple dans un grand magasin qu’ils ont acheté quelques-uns des instruments / objets du quotidien qu’on entend dans Computer World (le traducteur de poche de chez Texas Instrument, le mini clavier Bee Gees… Dont on reparle plus bas).

 



Le succès d’Autobahn en 1974 marque le début d’une série d’album ‘classiques’ de Kraftwerk, et dès 1975 le quatuor en or se dessine (ensemble de 1975 à 1987) 

Ralf Hütter (1970 à nos jours), Florian Schneider (1970 à 2008), Wolfgang Flür (1973 à 1987), Karl Bartos (1975 à 1990) 

Florian Schneider, Ralf Hütter, Karl Bartos, Wolfgang Flür

Autobahn – 1974    Radioactivity – 1975    Trans Europe Express – 1977en vinyle    

 

The man machine – 1978  … en vinyle    Computer world – 1981  … en vinyle

 



Arrêtons nous sur quelques-unes des inventions et des détournements les plus fameux du groupe :

1974

  • A partir de l’album Autobahn (1974) : un kit de percussions électroniques fait maison

Le batteur Wolfgang Flür rejoint Kraftwerk en 1973, apparaît avec eux pour une performance télévisée durant la promotion du 3è album (Ralf & Florian) : on le voit pour la première fois battre la mesure sur ce kit de percussion électronique fait maison. Flür (explique Ralf Hütter) est le premier à avoir accepté de jouer pour nous de ces percussions électroniques.

Notons que les pads n’étaient pas ‘touch sensitive’, c’est à dire que la pression exercée n’avait pas d’incidence sur le son produit, toute modulation de la dynamique, de la tonalité ou du pitch pouvaient être obtenue grâce à des pédales.

Reste à savoir qui a créé cette machine, Wolfgang Flür ou Ralf et Florian ? Ils en revendiquent en effet tous la paternité.

Le kit est relié à une boîte à rythme, probablement une Maestro Rhythm King, d’après les forums.

Voir l’autobiographie de Wolfgang Flür : “I was a robot” (Camion Blanc, 2003)

 


1977

Commandé spécialement au studio Matten & Wiechers, basé à Bonn. Il s’agit d’un séquenceur de 16 temps. Rappelons que la norme MIDI n’existe pas encore, tout est joué à la main, et les séquenceurs analogiques utilisent des câbles transmettant des signaux CV (voltage de contrôle) c’est à dire des signaux électriques dont les différents voltages vont conduire les informations des différentes notes ou paramètres. Grâce au séquenceur, les phrases musicales peuvent être automatisées et répétées en boucle.

 


1981

  • Pour l’album Computer World (1981), outre les synthétiseurs Moog et le Sequential Circuits Prophet 5, le groupe utilise les surprenants :

Texas Instruments Language translator (pour les voix électroniques, avec une carte mémoire pour chaque langue)

– Le Stylophone (de marque Dubreq), dont nous vous parlions dans cet article de L’Influx (il s’agit d’un mini synthétiseur portable fabriqué dans les années 1960 et dont on joue avec un stylet sur les touches en métal). On peut l’entendre notamment dans le titre ‘Pocket Calculator‘ dont voici une recréation récente avec un Stylophone plus évolué :

– Le mini clavier Bee Gees par Mattel

Clavier Mattel Bee Gees, Stylophone, et Texas Instruments Language Translator sont de sortie


Manipulations vocales

  • Dès 1973 ->aujourd’hui

Le groupe a utilisé dès 1973 et l’album Ralf & Florian le vocoder, pour modifier le son de la voix et lui donner une tonalité métallique/robotique. On entend par la suite leurs voix triturées dans Autobahn, Radioactivity  (Ralf Hütter fait passer sa voix à travers le Roland Re-201 Space Echo sur la chanson Antenna, un outil de synthèse vocal destiné à l’armée est utilisé sur Radioland…) et surtout The Man Machine (sur ‘The robots‘, ‘Spacelab‘ et ‘The Man machine‘).

Un vocoder créé spécialement pour Kraftwerk au début des années 1970

 

 

  • Pour l’album The mix (1991) : le Robovox

En 1991, Florian Schneider dépose un brevet pour le Robovox, un instrument de synthèse vocal permettant de modifier la voix en temps réel, utilisé largement dans l’album The Mix, recréation un peu trop dans l’air du temps (donc aujourd’hui plutôt kitsch) de leurs meilleurs titres. Dans cet album, tout comme dans Electric Café (1986), on observe le passage que d’aucuns (moi) qualifieront de douloureux de l’analogique au digital pour le groupe. La norme MIDI a pris le dessus à Kling Klang comme ailleurs au cours des années 80. Le son va perdre beaucoup de sa chaleur, au profit d’une simplicité d’utilisation et d’une démultiplication des possibles souvent plus intimidante qu’inspirante.

 



Fin de l’âge d’or

Wolfgang Flür (batteur du groupe de 1974 à 1987) explique qu’il n’a pas vécu la période Electric café / The mix et tant mieux : le groupe a fait l’acquisition d’un synclavier et a déménagé le studio Kling Klang. La technologie évolue alors à une allure folle, et les deux têtes pensantes de Kraftwerk passent plus de temps à se préparer, à comprendre leurs nouvelles machines qu’à créer, et sont désormais à la traîne, là où ils étaient leaders. (2’35 -> 4’30). Le groupe consacre notamment un temps énorme au passage de l’analogique au digital. Leur nouveau son se fait par conséquent plus standard, même si la vision reste cohérente et riche. 

Karl Bartos quitte à son tour le groupe en 1990, fatigué de l’attitude des deux cerveaux, trop perfectionnistes à son goût. Il ajoutera que leur amour des vélos de course fût un facteur décisif de son départ, “Chaque jour on se rencontrait pour dîner, Ralf parlait toujours de ses sorties de 200 km à vélo… Et ça m’ennuyait à mourir”

[Extrait (traduit) de l’article “desperately seeking Kraftwerk” par Alexis Petridis pour The Guardian] (25/07/2003)


Nous parlions de cyclisme, justement l’aventure Kraftwerk continue avec en 2003 l’album Tour de France Soundtracks, version longue du EP Tour de France sorti en 1983.

Le studio déménage en 2009, il est désormais situé à 10km au nord de Düsseldorf.



Articles

Kraftwerk revealed, une interview de Ralf Hütter parue dans la revue Electronics & Music Maker (sept 1981), réalisée par Mark Beecher.

Où l’on discute matos (Kraftwerk FAQ)

2 articles d’Alexis Petridis parus dans le  Guardian : en 2003 et en 2020

FactMag recence quelques unes des innovations notables de Kraftwerk

Un article de Kihm Christophe : le studio comme cyborg (celui ci est en français !)

Un hommage à Florian Schneider sur le site Resident Advisor

Un hommage à Florian Schneider sur le site Pitchfork

Disques

Kraftwerk – 1970

Kraftwerk 2 – 1972

Ralf & Florian – 1973

Autobahn – 1974

 Radioactivity – 1975 

Trans Europe Express – 1977en vinyle

The man machine – 1978  … en vinyle

Computer world – 1981  … en vinyle

Electric café – 1986

The mix – 1991

Tour de France Soundtracks – 2003

Livres

Kraftwerk / Éric Deshayes (Le Mot et le reste, 2014)

Kraftwerk : le mystère des hommes-machines / Pascal Bussy (Camion Blanc, 1996)

Kraftwerk : j’étais un robot / Wolfgang Flür (Camion Blanc, 2003)

DVD

Kraftwerk – Minimum Maximum (EMI, 2005) (Concert enregistré lors de la tournée 2004)

Partition

Kraftwerk (pour chant et piano avec accords chiffrés)



 

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