Rock’n Rhône [4/4]

Une bataille pour les salles rock, 1976-1995.

- temps de lecture approximatif de 23 minutes 23 min - Modifié le 08/05/2021 par prassaert

De Louis Pradel à Michel Noir, retour sur deux décennies de luttes et de débats autour des salles rock de l'agglomération lyonnaise. Une mesure à quatre temps à suivre en 2018...

Concert de U2 à la Halle Tony-Garnier / M. Quinones, 11 mai 1992. BML, FIGRP05234.

Sommaire : [1/4][2/4][3/4] – [4/4]


 

À la suite de la réunion à la Communauté urbaine de Lyon du 23 février 1987, la liste des salles envisagées à court terme suffit, pour l’instant, à réjouir les amateurs de rock. Ce sont ainsi trois nouveaux projets qui entrent simultanément en concurrence sur l’agglomération lyonnaise : un « Club-rock » sur la commune de Vénissieux, un équipement que la Ville de Lyon s’apprête à installer sur le territoire de Villeurbanne et une salle communautaire à grande jauge à Chassieu.

Le Truc(k). Plan d’aménagement des abords, ca 1987.

En cette fin d’année 1987, c’est de Vénissieux et non de Lyon qu’émerge le projet le plus efficacement mené. Le 30 octobre, le conseil municipal vote en effet l’acquisition du terrain et des hangars désaffectés de la Société lyonnaise du Poids Lourd (SOLY-PL), filiale de Renault Véhicules Industriels (R.V.I.) et ancienne propriété des Établissements TRUC & Cie, sis 70, boulevard Joliot-Curie. Sur ce terrain d’une superficie de 7249 mètres carrés, longtemps occupé par les huiles Berliet, la municipalité communiste envisage d’édifier sa maison du rock. Dans la guerre qui l’oppose à la Courly sur l’épineux sujet d’une grande salle rock de type Zénith qu’André Gerin souhaite accueillir sur la ZAC du Puisoz à Parilly, le maire de Vénissieux est donc le premier à se manifester en annonçant le 27 novembre 1987 la mise en chantier d’une salle rock plus modeste sur son territoire. Car si « faute de rock, les jeunes ont le blues », il n’en est pas de même pour l’équipe municipale menée par André Gerin qui note que « l’histoire du rock à Vénissieux, c’est un peu l’histoire du lièvre et de la tortue. On avance doucement mais fermement. En fin de course, la tortue gagne ». De fait, son projet apparaît aussi audacieux que concret, puisqu’il s’agit ni plus ni moins qu’un mini « centre commercial » dédié à la musique, comportant une salle modulable de 300 à 800 places autour de laquelle sont regroupés des locaux de répétition, un studio d’enregistrement, un bar-vidéo, un commerce d’articles rock (disques, affiches, T-shirts et gadgets) et une radio locale privée (ZAP FM sur 101.5 Mhz). La première pierre de cette nouvelle salle est donc très officiellement posée moins de six mois plus tard, le 11 mai 1988.

Chantier du Truc(k) / R. Deyrail, 22 sept. 1988. BML, FIGRPT2991.

Initialement, ce Club-rock que l’on ne tarde pas à nommer « Truc(k) » en référence évidente à l’ancienne destination industrielle des locaux a deux objectifs principaux : reprendre la formule éprouvée des petites salles de concert avec bar héritée du Rock’n Roll Mops ou du West Side club du Palais d’hiver et proposer aux groupes régionaux des locaux de répétition avec studio d’enregistrement intégré. Tel que présenté, le Club-rock occupe plus du tiers des bâtiments, soit 1400 mètres carrés environ, incluant les sous-sols qui abritent quatre locaux de répétition de 25 mètres carrés chacun. La salle de concert de 680 mètres carrés dispose d’une grande scène de 300 mètres carrés – soit une superficie identique à celle de la Bourse du travail – avec des accès aisés depuis l’extérieur pour l’installation du matériel. Cette salle est de plus modulable, car montée sur rails : la régie, une zone de larges gradins (60 places) et une cloison mobiles la faisant en effet passer d’une jauge de 250-300 places, espace amplement suffisant pour les petits groupes locaux, à 500, 800, voire exceptionnellement 1000 places suivant la notoriété des groupes. Outre les services classiques proposés par toute salle de spectacle digne de ce nom (loges, coin cuisine et de détente pour les artistes ; vestiaires et parkings pour le public), le lieu se double également d’un secteur bar-vidéo et d’une seconde régie son et lumière permettant d’enregistrer les répétitions des jeunes formations locales ou d’accueillir un disc-jockey. Et donc une discothèque… Enfin – et c’est là que réside la spécificité de cette salle –, une radio doit être installée intra-muros, emmenée par l’association Bellevue Aid qui réunit autour d’elle quelques anciens animateurs rock de la défunte Radio Bellevue (1981-1986), Robert Lapassade, Alain Garlan et Serge Boissat en tête. On relèvera au passage la cocasserie de la situation marquée par ce retour aux sources, lorsque l’on sait que la célèbre radio locale qui cessa brutalement d’émettre le 9 octobre 1986 était financée sur sa dernière période d’activité par l’intermédiaire de contrats avec des mairies communistes de l’agglomération lyonnaise, avant que le Parti communiste ne se penche sur son sort !


Ainsi, le projet de Vénissieux est manifestement bien ficelé au plan technique et parfaitement viable quant à son montage financier. Au nombre des partenaires de l’opération figurent des professionnels du spectacle, pour le moins des noms reconnus de la sphère musicale lyonnaise. Outre Bellevue Aid déjà citée, on y retrouve notamment La Locomotive, une salle de concert et boite parisienne à la mode installées dans les sous-sols du Moulin Rouge, mais surtout Produkscène, la plus importante société régionale de sonorisation et d’éclairage de spectacles, ainsi que la société Scorpio Productions, dirigée par Jean-Pierre Pommier, ancien gérant du West Side club et premier organisateur de concerts en région, auquel échoit la programmation de ce nouveau lieu. L’ensemble des partenaires de la municipalité est par ailleurs regroupé au sein d’une société privée, la Sarl ZAP Productions, qui est chargée de l’aménagement, de la gestion et de l’exploitation de l’établissement. Il reste enfin le délicat problème du financement : sans compter le terrain et les bâtiments acquis par la ville mais que cette dernière s’engage de louer à la ZAP, le Club-rock est estimé à 4 millions de francs sur lesquels la ZAP ne peut apporter en fonds propres que 2 à 400.000 francs. Mais Jean-Pierre Pommier reste confiant : « Je m’occupe du rock à Lyon depuis dix ans et après la fermeture du West Side, j’ai cru que je ne me battrai plus jamais pour ces petits concerts qui sont la base du rock. Mais le projet de Vénissieux est solide. » (Le Progrès, 28 nov. 1987). En ancien banquier rodé au montage et à la présentation de dossiers, il pense pouvoir trouver le reste du financement par l’intermédiaire d’emprunts bancaires ou de subventions en provenance d’organismes professionnels, notamment auprès du fonds de soutien regroupant les producteurs de spectacle.

Le Truc(k). Vue intérieure sur le chantier / R. Deyrail, 22 sept. 1988. BML, FIGRPT2991.

En décembre 1987, le maire André Gerin tire donc le bénéfice de cette opération en annonçant la naissance du Club-rock à ses administrés : « On en parlait depuis des années. On évoquait çà et là des projets fantômes qui crevaient comme des bulles. Les jeunes de l’agglomération ne savaient plus à quel Maire se vouer pour espérer la réalisation d’une vraie structure rock qui permette aux centaines de groupes locaux de trouver un lieu d’expression : aujourd’hui c’est fait, c’est parti et c’est à Vénissieux ! » (Vénissieux informations, déc. 1987). Dès lors, le tempo est donné et le planning fixé. De la signature du protocole d’accord entre les divers partenaires (15 janvier 1988) au démarrage du chantier (15 mars), en passant par les inévitables inspections de sécurité, moins d’une année s’écoule jusqu’à l’ouverture du Truc(k), les 5 et 6 novembre 1988, avec les groupes Yargo et The Lords Of The New Church. L’inauguration officielle – sur carton d’invitation uniquement ! – est quant à elle fixée au 9 novembre lors d’une soirée privée réunissant plus d’un millier de notables et de pionniers du rock dans une sorte de revival nostalgique des années New Wave et sur une musique de Johnny Thunders et du groupe lyonnais Marie et les Garçons (avec Kent), reformé pour l’occasion.

Le Truc(k). Décoration de la salle / R. Deyrail, s.d. BML, FIGRPT2991.

Le Truc(k). Concert d’inauguration, 9 nov. 1988. BML, FIGRPTP2402.

En un peu moins de huit mois, quelques cent cinquante concerts sont programmés qui font du Truc(k) l’un des clubs rock les plus dynamiques de France. À un rythme frénétique de quatre à cinq concerts par semaine, on y entend notamment Pixies, Sugarcubes, Mink DeVille, The Pogues, Iggy Pop, Nick Caves… Entre novembre 1988 et mai 1989, le Truc(k) totalise ainsi 40.000 entrées, dont 31.000 entrées pour les concerts et 9000 pour la discothèque. En août 1989, la salle est cependant au plus mal, pas tant artistiquement que financièrement. Si les trois objectifs de départ sont atteints – beaucoup de concerts, ouverts à tous et à des prix raisonnables, quand ils ne sont pas gratuits –, la salle peine cependant à déplacer les foules ; la fréquentation moyenne de la moitié des concerts programmés ne dépassant guère les 300 personnes, là où on en attend le double, voire le triple. Il faut dire que, dans le même temps, deux autres établissements similaires se sont ouverts, l’un sur la commune de Villeurbanne (Le Transbordeur), l’autre à Lyon, en bordure de Saône (Le Glob, lire par ailleurs). Rythme de concerts élevé, concurrence acharnée entre les salles, rivalité des « tourneurs » et difficultés financières imposent de ramener la scène rock lyonnaise à des dimensions plus raisonnables.

Le Truc(k). Une salle dans la tourmente. Conférence de presse avec André Gerin / M. Quinones, 22 sept. 1989. BML, FIGRP00572.

Un constat qui arrive cependant trop tard pour le Truc(k). Quelques mois après les cris enthousiastes qui annonçaient le renouveau du rock en région lyonnaise, le dépôt de bilan de Scorpio Productions mi-août 1988, ainsi que les difficultés de la société d’exploitation ZAP Productions dont la trésorerie révèle un déficit de 3,5 millions de francs et une gestion pour le moins défaillante, font ressembler la ville de Vénissieux à un véritable champ de bataille qui oblige le maire à monter au créneau et à réclamer quelques 210.000 francs de loyers impayés. L’arrivée d’un nouvel actionnaire permet toutefois d’éviter (temporairement) le pire. Après de multiples rebondissements et une tentative de reprise du lieu par l’établissement parisien La Locomotive qui se verrait bien à la tête de ce satellite en Province, Le Truc(k) fait aussi les frais de la guerre des salles qui agite le rock business depuis l’ouverture du Transbordeur en janvier 1988. Le navire sombre définitivement le 25 avril 1990 avec la mise en liquidation judiciaire de ZAP Productions par le Tribunal de commerce et sur un dernier concert de The House of Love.

Elévation de l’ancienne usine des eaux / M. Quinones, 5 fév. 1988. BML, FIGRPT3000.

À la même époque, le projet mené à l’ancienne usine des eaux du Grand-Camp n’a pas connu pareille mésaventure. Si la réhabilitation du Hall 29 lancée par André Mure au quai Achille-Lignon est définitivement enterrée, la Ville de Lyon n’en a pas pour autant oublié ses promesses. Selon la volonté commune de Francisque Collomb, des adjoints André Soulier et André Mure, elle préconise un programme culturel ambitieux et en trois étapes, symbolisé par « une fusée à trois étages » comprenant : un projet d’agglomération pour une grande salle polyvalente de 5000 places à Chassieu-Eurexpo, une salle de taille moyenne afin de répondre aux demandes des petits groupes locaux et enfin un réseau de studios de répétitions insonorisés pour les pratiques amateurs et semi-professionnelles dont le programme est déjà bien engagé à la mairie du 6e arrondissement, aux MJC Lucien-Bonnard (7e) et Laennec (8e), mais surtout à l’Espace Berthelot – dite « Station Paradis » – qui ouvrira ses portes fin décembre 1988 dans les sous-sols de l’ancienne École de Santé militaire. À la fin des années 1980, la capitale rhodanienne semble enfin se décider à tourner son regard vers la jeunesse. Simple question de temps et de rythme.

Le Transbordeur. Plan de la nouvelle salle, 1987.

Le Transbordeur. Coupe du bâtiment et caractéristiques techniques, 1988.

C’est en août 1987 que la municipalité lyonnaise commence à examiner un avant-projet pour l’implantation d’une salle de concert de 600 places sur l’emplacement de l’ancienne usine des eaux de Villeurbanne. Construite à la fin du XIXe siècle à l’extrémité de l’actuel boulevard Stalingrad, cette usine comportant trois bâtiments dont l’un tout en longueur a longtemps été utilisée pour pomper l’eau dans la zone de captage du Grand-Camp afin de la refouler par l’intermédiaire de réservoirs sur la rive gauche du Rhône, sur la Presqu’ile et à Vaise. Les bâtiments, bien qu’érigés dans le périmètre de Villeurbanne, sont cependant la propriété de la Ville de Lyon mais doivent être transférés le 1er janvier 1969 à la création de la Communauté urbaine de Lyon, puisque relevant de ses nouvelles compétences. L’usine des eaux du Grand-Camp n’est remplacée qu’à partir du deuxième trimestre de 1975 par la station élévatoire de Croix-Luizet et son activité cesse définitivement deux plus tard. Depuis lors, la Ville de Lyon se contente de louer le terrain et ses entrepôts pour son service des espaces verts.

Le Transbordeur. Vue intérieure du bâtiment avant réhabilitation / C. Essertel, 24 août 1987. BML, FIGRPT3000.

Le site de l’usine des eaux est un curieux no man’s land. À la fois isolé du tissu urbain et proche du centre de Lyon, il est enserré dans un nœud de circulations routières comprenant des bretelles d’autoroutes, un boulevard périphérique, une voie de chemin de fer et le pont Poincaré. C’est en ce lieu et avec la bénédiction du maire de Villeurbanne qu’André Soulier souhaite installer sa salle rock. Maire par intérim depuis le 13 mai 1987, date de l’hospitalisation de Francisque Collomb qui ne reviendra aux affaires qu’en septembre, le Premier adjoint se découvre une soudaine fibre artistique : de la Maison de la danse à l’Opéra version Jean Nouvel, en passant par la venue de David Bowie au Stade de Gerland, l’élu abat les dossiers, tant et si bien qu’en l’espace de quelques mois il est devenu incontournable sur les questions relevant des Affaires culturelles. À première vue, son idée de réhabilitation de l’usine des eaux du Grand-Camp n’est pas si mauvaise. En tous les cas, le bâtiment semble bien disposer de tous les atouts pour ce type d’opération.

Le Transbordeur. Examen des plans par André Mure / M. Quinones, 9 juin 1988. BML, FIGRPTP2696.

Après une étude de faisabilité réalisée par les Services techniques de la Ville de Lyon, le dossier passe en commission des affaires culturelles puis en commission financière, avant d’être soumis le 7 décembre 1987 à l’examen du conseil municipal. Déjà initiateur du projet dit du « Hall 29 » refusé par Francisque Collomb quelques mois plus tôt, Victor Bosch est à nouveau mandaté sur cet échelon du développement culturel lyonnais. Ce dernier est aidé dans sa tâche par Yves Martin et Bernard Pavy, respectivement architecte et ingénieur en chef de la Ville de Lyon. Dans les 1400 mètres carrés de cet immense hangar en béton qui conserve un caractère particulier du fait de la forte présence de serrurerie industrielle lourde, ils ont prévu une salle modulable d’une contenance de huit cent places, pour moitié assises en gradins avec des sièges-coquilles amovibles, le restant debout en parterre. La scène de 200 mètres carrés avec ses 17 mètres d’ouverture dispose d’une structure technique comprenant un pont lumière de 7,5 mètres de hauteur utile. La scène est elle-même démontable ou réglable en hauteur et apte à recevoir à terme, outre des concerts de rock et de variété, du théâtre d’avant-garde, des spectacles de danse, des défilés de mode… En avant de cette salle, un large hall d’entrée avec bar design semi-circulaire, sanitaires, vestiaires et boutique promotionnelle est de plus dédié à la présentation d’expositions et autres performances artistiques.

Le Transbordeur. De g. à d. : Yves Martin, Bernard Pavy et Victor Bosch / M. Quinones, 18 nov. 1988. BML, FIGRPTP0610.

Au niveau de la faisabilité, il ne devrait pas y avoir cette fois-ci trop de problèmes puisque les premières habitations du boulevard du 11 novembre sont situées à plus de 500 mètres. Le bâtiment ne se trouve donc pas confronté aux nuisances sonores qui ont jusqu’alors réduit au silence bien d’autres tentatives. Une campagne de mesure sonores réalisée de nuit a d’ailleurs permis de conclure à l’absence des dites nuisances, sous réserves toutefois de prévoir le colmatage de toutes les ouvertures existantes, d’adjoindre un plafond atténuateur et une double protection acoustique afin de préserver les extérieurs des décibels superflus et d’assurer inversement le confort des spectateurs en les protégeant du bruit généré par le complexe routier près duquel la salle est implantée. Quant au stationnement, autre point faible de ce type d’infrastructure, il se fera pour l’essentiel dans l’enceinte même du site (250 places), sous les trémies routières à proximité ou encore le long du quai Achille-Lignon (235 places). Le nombre de véhicules concerné variant entre 100 et 400 suivant l’audience du spectacle, on estime que le trafic routier généré par l’activité de la salle restera pour sa part négligeable compte tenu du volume global de la circulation sur cette zone, de l’ordre de 100.000 véhicules par jour. L’affaire semble donc saine et pour un coût relativement peu élevé, puisque la réhabilitation est estimé à 7,5 millions de francs.

Le Transbordeur. Visite de chantier. De g. à d.: A. Soulier, F. Collomb et A. Mure / M. Quinones, 18 nov. 1988. BML, FIGRPTP2697.

Comme à Vénissieux, les bans du mariage entre Lyon et le rock sont publiés en décembre 1987 dans le magazine municipal Vivre à Lyon : « Le renouveau du rock à Lyon, on en a déjà beaucoup parlé… et trop souvent de façon prématuré. Normal. Après les années de gloire de Lyon, capitale du rock (vers 1978-80), il était difficile d’accepter le retour dans l’ombre. L’échec de la bulle Tony-Garnier, la fermeture du Palais d’hiver, l’absence de nouveaux groupes de renommée nationale étaient les signes apparents du malaise rock qui touchait la ville. Aujourd’hui, finis les complexes. Cette fois c’est vrai, avec la construction de la grande salle d’Eurexpo et l’aménagement d’une salle moyenne, boulevard Stalingrad, Lyon est en train de retrouver sa place dans l’élite rock. Et ça bouge à tous niveaux ! » En effet, depuis la fermeture du Palais d’hiver en juillet 1985, la musique se pose là où elle peut ! À la salle Molière, dans l’antre du café-théâtre Le Vaisseau public de la rue Flandrin, en divers lieux des pentes de la Croix-Rousse tels que La Parasolerie de la rue Bodin, les groupes se retrouvent dans une ambiance certes agréable, mais intime, pour des spectacles souvent limités à trente ou quarante fans. Le projet municipal n’est donc pas fait pour déplaire à la nouvelle génération montante de la scène musicale lyonnaise, de Dimsi Comédi à Cerise Ferrie ou Aurelia Kreit.

Victor Bosch, directeur du Transbordeur / M. Quinones, 20 mars 1991. BML, FIGRP03586.

Le 9 juin 1988, André Soulier et André Mure procèdent ainsi, en toute discrétion, à la pose de la première pierre de cette nouvelle « salle d’expressions musicales ». Le rock qui a longtemps bourlingué aux quatre vents de la Courly peut enfin jeter l’ancre à Lyon, même si certains en doutent encore : « Dix ans de coups tordus, de promesses qui se perdent comme un étranger dans nos traboules, d’espoirs déçus, d’attente. À rendre sceptique le plus croyant des croyants. Et même quand arrivent enfin les bonnes nouvelles, on ne peut s’empêcher de douter encore, de s’étonner. Toujours ce parfum d’étrange, ce halo de brumes si lyonnaises. » (Lyon Matin, 10 juin 1988). De l’avant-projet au projet définitif, la configuration de la salle aura été peu modifiée, si ce n’est au niveau de la capacité, plus que doublée pour faire face à la concurrence venue des terres vénissianes, et du coût global qui a pris un léger embonpoint, passant de 7,5 à 9,5 millions.

Livré en décembre, le lieu est désormais baptisé « Le Transbordeur » en référence à l’impressionnant pont roulant conservé sur place. Victor Bosch assisté de Michel Masson, transfuge de l’organisateur-tourneur lyonnais Rainbow Concerts, en assurent la gestion sous le statut juridique d’une SCOP avec une régie « presque directe », autrement dit avec une comptabilité contrôlée par la municipalité. Après une présentation à la presse le 5 janvier 1989, Le Transbordeur ouvre donc officiellement le ban de ses agapes musicales le 20 janvier avec le symphonique William Sheller et son quatuor à cordes. Dès le lendemain, la nouvelle salle commence sa première saison publique sur un concert à guichets fermés du groupe anglais New Order et sur un coup d’éclat compte tenu de l’extrême rareté des prestations live des ex-membres de Joy Division

Le Transbordeur. Soirée inaugurale / C. Essertel, 20 janvier 1989. BML, FIGRPT3002.

Si la Ville de Lyon boucle ainsi une partie de ses promesses avec Le Transbordeur, il lui reste cependant à régler le problème de la salle à grande jauge, dernier échelon du développement culturel lyonnais et véritable Arlésienne qu’elle traîne depuis plusieurs années. Nous l’avons vu, l’histoire de cette salle commence en effet à la veille des élections municipales de 1983, lorsque Francisque Collomb sous la liste Lyon d’abord annonce à ses électeurs qu’il est dans ses intentions de doter Lyon d’une salle de spectacles à la mesure de l’agglomération. Inscrite en bonne place au programme du maire sortant, la salle vouée au rock et à la variété inonde même quelques temps les murs de la ville sur de grandes affiches de quatre mètres sur trois, barrées d’une phrase : « Une salle de rock pour Lyon », mais suivie, il est vrai, par un point d’interrogation. On aurait dû se méfier…

Affiche pour la campagne des municipales de 1983. Liste “Lyon d’abord” (Fr. Collomb), ca fév. 1983. BML, FIGRPT2339.

En janvier 1984, le dossier revient rapidement dans les discussions avec l’inauguration du Zénith parisien. De petits « Zénithons » de 2 à 5000 places sont annoncés un peu partout sur l’hexagone. Des villes comme Bordeaux, Toulon, Pau, Nancy, Caen ou encore Marseille se positionnent rapidement en faveur de ces infrastructures légères et standardisées. L’un d’eux, le Zénith-Sud à Montpellier, est même achevé en février 1986. Dès fin janvier 1985, le ministre de la Culture Jack Lang, en déplacement à Saint-Fons, Vienne et Lyon, s’est déclaré favorable à l’implantation d’une telle structure dans la région lyonnaise : “Si les municipalités de Lyon, de Villeurbanne ou d’ailleurs le demandent et fournissent un terrain, je suis prêt à mettre à leur disposition une structure de ce type – de trois mille places par exemple – qui peut être montée en quelques mois, la participation financière se partageant par tiers entre le ministère, la Ville et la Caisse des Dépôts” (entretien avec R. Belleret in Le Progrès, 2 février 1985). Sur l’agglomération lyonnaise, le Zénith ne va donc pas tarder à faire des envieux et à jouer à saute-moutons sur les communes du Rhône. À Villeurbanne tout d’abord où en février 1985, le maire Charles Hernu, confronté à l’agonie du Palais d’hiver, élabore dans la précipitation et avec l’aide de la SERL (Société d’équipement de la région lyonnaise) un projet qui est finalement refusé par le ministère de la Culture en juillet 1986. À Vénissieux ensuite, Marcel Houël est le premier à déposer sa candidature auprès du ministère de la Culture en janvier 1985. Son successeur à la mairie, André Gerin, récupère le dossier Zénith, le double d’une Maison du Rock – le futur Truc(k) – mais place l’ensemble dans le contexte d’une opération d’urbanisme beaucoup plus importante entreprise avec la ZAC du Puisoz, une vaste étendue de trente hectares en bordure du boulevard Laurent-Bonnevay où l’on projette notamment un centre commercial Carrefour, un pôle industriel de haute technicité et la station de Métro de Parilly. À Saint-Priest enfin, la municipalité tente opportunément – mais brièvement – de récupérer l’infrastructure sur son territoire en octobre 1989 et par la voix de Maryse Gilardini, nouvellement élue sur le poste d’adjointe à la Culture. Trois projets fantomatiques qui entrent en léthargie prononcée dès la fin de la décennie…

 

Le Puisoz : le contexte d’une grande opération d’urbanisme, ca 1987.

Maryse Gilardini sur le site de l’hypothétique Zénith de Saint-Priest / M. Quinones, 30 oct. 1989. BML, FIGRP00825.

Quant à la position de Lyon, on connaît la suite ou plutôt l’absence de suites. En 1985, le dossier lyonnais reste bien calé au fond des tiroirs en dépit des 20 millions de francs de subventions débloqués par Jack Lang au Ministère de la Culture. À cette époque, la ville ne veut pas entendre parler de ces « Zénithons » que l’on trouve, semble-t-il, un rien trop rose. D’une élection l’autre, d’un ministère l’autre, la promesse électorale devient rapidement un sujet de discussion bien lyonnais, envenimé par l’échec et le démontage de l’Espace Tony-Garnier dont la structure en semi-dur n’est pas sans rappeler celle du Zénith. Dès septembre 1985, les grands concerts reprennent immanquablement le chemin du Stade de Gerland, tandis que le Palais des Sports et la Bourse du travail se partagent les lamentations des artistes.

Inauguration de la salle de rock : les élus coupent le son… Caricature in Le Monde Rhône-Alpes, 19 fév. 1987.

Avec les élections législatives de mars 1986, la cohabitation surgit donc à point nommé. Au printemps, André Soulier joue de ses amitiés politiques avec le ministre de la Culture d’alors pour réactiver le dossier d’une grande salle de spectacle sur Lyon. Mais l’ami François Léotard est moins généreux que son prédécesseur : des 20 millions offerts par le ministère Lang, il ne donne plus, en tout et pour tout, que 1,5 million. Très loin du compte. L’année suivante, le Premier adjoint, également vice-président de la Communauté urbaine, s’en va donc quérir les bons offices de la Courly. Cette dernière se penche sur le dossier, s’interroge doctement sur ses compétences – la culture n’en fait pas partie – et fait fi de quelques objections, notamment communistes. La Courly n’a en effet pas à intervenir dans le domaine des affaires culturelles qui doivent demeurer au strict plan municipal. Mais le montage financier imaginé par André Soulier est habile et surtout le dossier est présenté comme relavant de « l’intérêt général de la communauté », comme cela a déjà pu être fait dans un tout autre domaine avec celui de la gare de la Part-Dieu mettant en cause la SNCF. Partant du constat qu’aucune commune du Rhône n’a les ressources nécessaires pour supporter seule une entreprise avoisinant les 50 millions de francs, la Ville de Lyon finit par organiser la réunion de concertation des communes du Rhône du 23 février 1987.

Site de Chassieu-Eurexpo et implantation de l’espace de concerts, ca 1988.

Au pays du non-rock, la salle sera communautaire ou ne sera pas. Un groupe de travail réunissant des élus des communes de Lyon, Villeurbanne et Chassieu ainsi que plusieurs fonctionnaires de la Communauté urbaine parvient à un consensus : c’est à Chassieu que la salle polyvalente doit être construite avec un financement prit en charge conjointement par l’État, la Courly, le département du Rhône et la Région Rhône-Alpes. Intégrée au complexe d’Eurexpo, sur un terrain appartenant au Comité de la Foire internationale de Lyon (COFIL) et gérée par la Société d’exploitation du Parc des Expositions de Lyon (SEPEL), la salle profitera de ses installations, des parkings notamment. En août 1987, le dessin des plans est confié au cabinet d’architectes Curtelin & Ricard qui a déjà été chargé par le passé de la conception du Palais des Expositions.

Le rock à Chassieu, c’est pour bientôt… / M. Quinones, 23 fév. 1987. BML, FIGRPT2898.

Lors de sa séance de rentrée du 28 septembre 1987, la Communauté urbaine vote donc, sans grande surprise, l’implantation d’une « salle polyvalente d’agglomération à vocation culturelle » de 5000 à 6000 places sur le site d’Eurexpo, jauge qui pourrait atteindre plus de 50.000 places grâce à la mobilité des parois de fond de scène et l’utilisation des espaces extérieurs. Le 26 octobre, le Conseil municipal de Lyon adopte à son tour le rock à Chassieu avec une rare unanimité. Puis arrivent 1988 et les premiers remous de la campagne des municipales, accentués par celle des présidentielles. François Léotard de passage à Lyon le 1er avril – ça ne s’invente pas, et là encore on aurait dû se méfier ! – confirme finalement une participation de l’État à hauteur de 6,5 millions. On nous le promet, la salle sera livrée courant 1989, inaugurée après les élections municipales, en même temps que l’Opéra. Sauf qu’entre-temps, exit François Léotard et c’est Jack Lang qui revient aux affaires en mai 1988. Ce dernier, quelque peu rancunier, n’a pas oublié que la Ville a jadis boudé ses 20 millions. Tout le dossier est donc à reprendre, suivi cette fois-ci par André Mure, d’autant plus légitime que l’élu est coiffé de la double casquette d’adjoint à la Culture de la Ville de Lyon et de chargé de mission auprès du Ministère de la Culture, justement pour une étude sur la gestion des institutions municipales. Ce dernier transforme le 1,5 million donné par François Léotard et les 6,5 millions de l’État en une promesse de 12 millions. Et le 8 octobre 1988, c’est en toute confiance qu’André Soulier ose avancer un démarrage des travaux pour le début de l’année suivante, sauf qu’il manque toujours à la SEPEL l’aide promise par Jack Lang pour engager les travaux. « Il ne faut pas nous prendre pour des Guignols », aurait lancé publiquement le maire de Lyon, réputé pour ses colères noires. Dorénavant, face à ce dialogue de sourd entre l’État et la Ville de Lyon, tout le discours local se résume en un axiome : l’État ne veut pas participer, on va faire sans lui ! Le 29 novembre, les accords entre les divers partenaires du projet sont enfin signés. Mais en janvier 1989, alors que l’on inaugure la salle du Transbordeur, aucun coup de pioche ne résonne encore dans la plaine du Dauphiné…

Zénith de Chassieu. Signature du permis de construire. De g. à d. : A. Mure et A. Soulier (Ville de Lyon) ; Georges Charrière, vice-président d’Eurexpo (SEPEL) et l’architecte J.-P. Ricard (cabinet Curtelin & Ricard) / M. Quinones, 29 nov. 1988. BML, FIGRPTP3601.

Puis arrivent les élections de mars 1989 et avec elles l’écrasante victoire de la liste de Michel Noir sur les neuf arrondissements de Lyon. Le dossier, critiqué de toutes parts, finit sa course folle sur le bureau du nouvel adjoint qui, curieusement, le poursuit tel quel. Si Jacques Oudot est plutôt favorable au projet, il n’en va pas de même des principaux organisateurs de concerts réunis au sein du Fonds de soutien aux variétés. Depuis le début, ils n’ont jamais caché leur opposition sur le choix du site de Chassieu qu’ils trouvent trop grand, trop loin et trop cher. À commencer par son vice-président, Xavier Dubuc (Rainbow Concerts) : « Faut-il que les élus n’aillent jamais au spectacle pour ignorer que les grands concerts amènent une foule de parents à déposer leurs enfants à l’entrée pour les reprendre à l’issue du spectacle. Si l’on veut faire faire plus de cinquante kilomètres aux habitants de l’Ouest lyonnais, alors effectivement, il faut choisir Chassieu, c’est le meilleur moyen de les dégoûter. Une salle de rock, cela se construit à proximité d’un centre-ville » (repr. in Lyon Figaro, 3 mars 1989).

L’architecte Jean-Philippe Ricard devant les plans et dessins du Zénith de Chassieu / C. Essertel, 11 avril 1991. BML, FIGRP03698B.

Dessin du Zénith de Chassieu / C. Essertel, 11 avril 1991. BML, FIGRP03698B.

Les principaux organisateurs lyonnais de spectacles. De g. à d. : J.-P. Pommier (Scorpio Productions), Xavier Dubuc (Rainbow Concerts), Pascale Mirales (Realistic Productions) / M. Quinones, 1987. BML, FIGRPTP2589.

Le 13 avril 1992, Jack Land accorde enfin la subvention de l’État tant attendue par la Ville de Lyon pour construire le Zénith de Chassieu : quinze millions de francs pour un coût global estimé à quatre-vingts millions ! Cependant, après valse-hésitation et huit années de tergiversations, dont quatre exclusivement passées en négociations avec l’État et menées par deux équipes municipales successives, le projet « Zénith » vit ses dernières heures. Le 18 juin 1992 et à la suite de quelques derniers couac, c’est devant la presse et un parterre de personnalités du monde du spectacle que Michel Noir se décide enfin à prononcer sa mort officielle : au projet Zénith, il substitue une Halle Tony-Garnier aménagée pour des spectacles allant de 2000 à 18.000 spectateurs et pour un coût estimé de 25 à 30 millions.

Alors que les investissements consacrés à l’Opéra imaginé par Jean Nouvel dévorent les finances lyonnaises et laissent peu de ressources aux autres secteurs culturels, la décision d’abandonner le projet de Chassieu est aussi un choix de politique culturelle. Elle est d’autant plus opportune que la Halle, sauvée in extremis de la démolition en 1975 par son inscription d’office à l’Inventaire des Monuments historiques, a déjà fait l’objet par le passé d’une importante rénovation. Après avoir été un Carrefour européen des communications et de l’image (1987), elle est notamment utilisée pour les foires, congrès, expositions et autres grands rassemblements populaires. Bien avant l’abandon du Zénith, plusieurs concerts tests ont déjà permi de juger de son acoustique. Le concert inaugural et gratuit du Benvenuto Cellini dans le cadre du Festival Berlioz (16 septembre 1989), suivi par ceux de Mylène Farmer (10 octobre 1989), Paul McCartney (5 novembre 1989), Tears for Fears (4 avril 1990), Phil Collins (19 mai 1990), Tina Turner (2 juillet 1990), Simple Minds (3 juillet 1991), Genesis (20 avril 1992) ou U2 (11 mai 1992) l’ont ainsi orientés vers une utilisation sensiblement identique à celle que nous lui connaissons encore aujourd’hui.

Messe de minuit à la Halle Tony-Garnier / C. Essertel, 23 déc. 1991. BML, FIGRPTL0139.

Et le 7 octobre 1994, c’est une halle entièrement reconvertie que Patrick Bruel étrenne. Une affaire rondement menée car, avec ses 5000 places assises (modulables jusqu’à 17.000 places debout) et pour un coût de 6,4 millions de francs (contre 75 millions pour un Zénith), le maire de Lyon peut se réjouir que cette structure de type Zénith aie finalement coûtée dix fois moins cher que le premier projet d’Eurexpo. Sa salle, vous allez l’adorer !

Bibliographie

 


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