L’édition indépendante

Ou l’art étrange d’imprimer encore des livres en toute impunité

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 12/03/2019 par lvillard

L’édition indépendante. Voilà bien une expression difficilement définissable. Difficilement définissable car multiple et informelle.

Jean Fautrier, L’encrier
Jean Fautrier, L’encrier

Multiple et informelle car l’édition indépendante n’est pas le fruit d’un cahier des charges (ce qui est évidemment une force), et son absence, à proprement parler, de codification et d’uniformisation lui ouvre dès lors un vaste champ de possibilités ainsi qu’une foisonnante variété de motivations, de formes et d’objectifs. Si des dénominateurs communs existent évidement (le souci de l’échelle humaine, une volonté de qualité ou encore une énergie placée sous le signe de l’éthique), il faut bien constater que les éditeurs indépendants ne se valent pas. On en trouve des gros, des petits, des rentables, des qui-tirent-la-jambe, des spécialisés en poésie, d’autres en sciences humaines ou en art… de même que leurs orientations esthétiques ou idéologiques peuvent varier du tout au tout. Néanmoins il est évident que se lancer dans l’édition indépendante suppose une qualité propre à ceux qui y ont plongé : une certaine force de conviction.

Le règne des monstres

Dans La Lenteur, Milan Kundera associe la vitesse à l’oubli. A l’idée de vitesse on pourrait adjoindre celle de prolifération. A celle de lenteur l’idée de rareté. Un vieil adage dont Goebbels s’est rendu plagiaire affirme ceci : « Un mensonge répété assez de fois devient une vérité. » Le mensonge entraine l’absence de mémoire. Etroitement associée à l’idée de quantité (du « règne de la quantité » dirait René Guénon), cette dissolution de la mémoire dans le nombre devient noyade de la pensée. Le monde de l’édition depuis trente ou quarante années est une expression bien rodée de cette noyade.

Prolifération donc. Prolifération des titres publiés par les « grandes » maisons d’édition chaque année, prolifération des auteurs jetables dont les noms disparaissent avec la première édition de leurs livres, prolifération de la publicité auto-laudative avec ses grands renforts d’affiches, d’émissions radio et télé (puisqu’édition et bras médiatiques appartiennent aux mêmes groupes), et en conséquence perte de vitalité créatrice… car il faut bien signer tout et n’importe quoi pour garder le rythme et assurer sa part de marché. Disons-le plus simplement : tout est publiable si cela est rentable à court terme, l’éphémère permanent (ce culte frénétique de la nouveauté) devenant ainsi la marotte de ce que l’on est bien obligé d’appeler un « marché oligopolistique ».

Mais qu’est-ce qu’un oligopole ? Prenons deux exemples significatifs : les groupes Hachette et Editis. Le premier rassemble sous son égide les maisons Grasset, Lattès, Calmann-Lévy, Stock, Fayard, Hatier, Dalloz, Armand Collin, Larousse, Mille et une nuits, Pauvert, Mazarine, Hazan, Marabout, les guides bleus, Didier, LGF, le Livre de poche… Quant au second, il possède entre autres Les Presses, Solar, Belfond, Omnibus, le Pré aux clercs, Pocket, 10/18, Fleuve noir, Plon, Perrin, Orban, Robert Laffont, Fixo, Julliard, Seghers, Nil, La Découverte, Les Presses de la Renaissance, Nathan, Le Robert, Rouge et Or, Bordas, Retz, Clé international, et tout récemment encore Le Cherche midi… En somme, une vision du pluralisme éditorial et de la liberté de création qui s’apparente à un contrôle du marché du livre plutôt qu’à une volonté de valoriser les œuvres et les auteurs.

Yoann Merienne, Octopus

Yoann Merienne, Octopus

Les mains dans le cambouis

Néanmoins cet état de fait appelle une réaction. Une réaction tenue tant bien que mal à résidence par les « communicants » de ces grands groupes éditoriaux et par leur stratégie d’occupation quasi intégrale de l’espace public. Une réaction qui prend du muscle depuis une vingtaine d’années. Nommons-la « édition indépendante » même si la diversité des cas et des entités est difficilement unifiable sous une unique bannière.

En effet, nous l’avons dit, ces maisons peuvent avoir des tailles, des économies, des identités et des lignes éditoriales n’ayant aucun rapport les unes avec les autres. Admettons même que du point de vue de la qualité nous y trouverons à boire et à manger (à l’inverse, d’excellents livres peuvent parfois être signés chez l’un de ces grands groupes dont nous parlions plus haut). Nous pouvons cependant affirmer une chose : l’idée d’édition indépendante doit avant tout reposer sur un leitmotiv auquel on ne peut déroger, celui de n’appartenir et n’avoir aucun lien avec ces mêmes grands groupes éditoriaux.

Revenons ici à l’idée de « lenteur ». Lenteur car l’indépendance (ou l’autonomie c’est selon) impose à l’éditeur une manière de travailler différente, surtout lorsque l’on sait que la plupart des éditeurs indépendants sont de « petits » éditeurs, c’est-à-dire générant un chiffre d’affaires très bas, voire parfois inexistant pour les micro-éditeurs, publiant en fonction de ce que les finances permettent. Cette économie de moyens lui impose donc de prendre son temps à chaque étape, du moins s’il souhaite que sa démarche perdure, à l’inverse de l’oligopole, dont toute la démarche tient justement dans la multiplication et la vitesse (grandes qualités chez les prestidigitateurs).

L’éditeur indépendant doit rassembler des connaissances et des compétences diverses, c’est-à-dire qu’il doit maitriser à peu près seul, en tout cas au sein d’un groupe réduit de collaborateurs, à la fois un savoir administratif et juridique, un savoir technique et graphique (pour toutes les questions de mise en forme, de conventions éditoriales, de choix des matériaux ainsi que d’un imprimeur, entre autres), un savoir commercial et économique (diffusion, trésorerie…), et enfin chose essentielle : un goût certain pour les auteurs et un « nez » pour sélectionner des textes de qualité et ayant un intérêt non pas seulement pour lui mais pour de potentiels lecteurs. Vaste programme et pari risqué que seuls des hommes et des femmes passionnés s’acharnent encore à relever, acceptant souvent la précarité et les chiffres de ventes décevants.

Gustave Doré, Don Quichotte

Gustave Doré, Don Quichotte

En y réfléchissant bien, l’éditeur indépendant doit être considéré comme un artisan, dans l’acception étymologique du terme. Artigiano. Dérivé de l’italien pendant la Renaissance, lui-même emprunté au latin : ars, artis (« assemblage, savoir-faire, composition » mais aussi « profession »). Cette racine laisse supposer un acte de création en vue de le mettre au service des autres ; ici le livre. Or cet « artisan-éditeur », qui à travers ses choix intellectuels et sa sensibilité artistique, sa maitrise et sa connaissance des différentes techniques propre au façonnage d’un ouvrage (de la mise en page à l’impression) ainsi que son adresse et son énergie à le promouvoir, parait logiquement s’inscrire dans la démarche d’hommes qui en leurs temps travaillèrent la pierre taillée, les pigments ou le vitrail.

De l’indépendance à la concentration… à l’indépendance

De l’apparition de l’imprimerie jusqu’au premier tiers du XIXe siècle, le métier d’éditeur n’existe pas. Cette fonction que l’on peut qualifier d’« éditoriale » est assurée par les imprimeurs eux-mêmes, dans un premier temps, qui choisissent les textes qu’ils jugent pertinent de faire vivre (un rôle de proto-éditeur indépendant en somme), puis rapidement par les libraires, qui de fait sont au contact direct de lecteurs de plus en plus nombreux et demandeurs de textes nouveaux.

Ce glissement s’explique par différentes causes : l’industrialisation de l’imprimerie d’abord, qui fait de l’imprimeur un homme intégralement occupé aux tâches techniques qui lui incombent, d’où le passage de témoin au libraire ; le développement de la scolarisation ensuite, faisant exploser le nombre de lecteurs en quelques décennies (à partir des lois Ferry en 1881), et entrainant par là même la spécialisation du métier de libraire ; à son tour donc, ce dernier ne peut plus assumer sa fonction éditoriale, d’où une évolution capitale : certains libraires deviennent éditeurs, comme ce sera le cas pour Hachette ou Flammarion.

Ici l’édition demeure encore en partie indépendante, car en parallèle de ces libraires devenus éditeurs (citons encore José Corti), on trouve des auteurs-éditeurs (Larousse par exemple), des revues qui publient des livres (La Nouvelle Revue Française créant Gallimard) ou encore de petites maisons sans liens avec les grands noms déjà bien ancrés dans les librairies. Mais les plaques bougent, et un modèle nouveau apparait dès les premières années du XXe siècle (et plus ouvertement après la Seconde Guerre Mondiale), phénomène évidemment lié à l’épanouissement de la culture de masse en France : le temps des « concentrations » de l’édition.

1984, adaptation du roman de Georges Orwell par Paul Nickell

1984, adaptation du roman de Georges Orwell par Paul Nickell

Les années 1960 et 1970 sont celles des collusions entre grandes maisons d’édition et groupes d’affaires, qui se chargent aussi d’acquérir des journaux et bientôt des chaînes de télévision. Ces « financiers » introduisent ainsi le monde de l’édition dans une démarche industrielle où la rentabilité primera assez rapidement sur la qualité. Cette logique du profit par le livre et la presse (puisque que c’est tout un dans leur conception) nous amène à notre état des lieux initial : peu de visibilité pour les petits éditeurs qui meurent les uns après les autres et domination économique et médiatique des « monstres ».

Garde-fous

Mais qu’est-ce que l’édition indépendante ? Tout d’abord du culot. De l’insolence et de la prise de risque. La seule chose qui vaille le coup quand on se lance dans cette affaire : publier ce que l’on juge bon de publier au mépris de toutes les règles, modes, conventions, goûts dominants. La liberté d’envoyer à l’imprimerie le texte d’un auteur parfaitement inconnu et impubliable ailleurs. Peut-être touchera-t-il cent personnes seulement. Et alors ?

Les éditeurs indépendants font vivre des livres qui sans eux ne verraient jamais le jour. Soit qu’ils sont violents, antisociaux, trop « étranges », traitant de thèmes de niche, trop pointus ; soit qu’ils remettent en question une confortable stabilité littéraire récompensée chaque année par une myriade de prix de toutes sortes. Des livres dont les premières pages sont à peine survolées (et encore) par les comités de lecture des grandes maisons, qui en quelques secondes expédient un récit (parfois miraculeux) ainsi qu’un mail-type de refus à son auteur. « No commercial potential » dirait Frank Zappa.

Honoré Daumier, Ne vous y frotter pas !!

Honoré Daumier, Ne vous y frotter pas !!

Ces éditeurs s’élèvent en dernier rempart devant l’ultime uniformisation de la littérature telle qu’elle soit, et l’éclectisme des choix éditoriaux de maisons comme Allia, Le Mot et le Reste, Le Castor Astral, Champ Libre (il fut un temps), Au diable vauvert, MeMo, L’École des loisirs, L’Atalante, Citadelles & Mazenod, Le Pédalo Ivre, La Volte, Caractères ou encore Monsieur Toussaint Louverture (entre de nombreux autres dont le nombre croît encore et  toujours) montre bien cette volonté de résister à l’estomac insatiable des monstres. Faire exister des livres forts plutôt que des livres rentables. Faire exister des auteurs singuliers plutôt que des auteurs aux dents blanches. Faire que le livre échappe au mieux à ce que Marx définissait comme une « marchandise ». En somme, préserver autant que faire se peut l’expression et la création. L’écriture dans ce qu’elle possède de vital. Une essentialité.

Suggestions bibliographiques :

  • Janine et Greg Brémond, L’Édition sous influence, Paris, Liris, 2002
  • Association internationale de l’autre livre, L’édition menacée, livre blanc de l’édition indépendante, Duboiris, 2005
  • André Schiffrin, L’Édition sans éditeur, Paris, La Fabrique, 1999
  • Éric Hazan, Pour aboutir à un livre, la fabrique d’une maison d’édition, La Fabrique, 2016
  • Gilles Colleu, Éditeurs indépendants : de l’âge de raison à l’offensive, Paris, Alliance des éditeurs indépendants, 2007

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