Imprécis de littérature irlandaise

Fáilte roimh Éirinn

- temps de lecture approximatif de 10 minutes 10 min - Modifié le 22/06/2019 par AudreyB

Si l’Irlande est une île, sa littérature elle, est un archipel qu’il serait impossible de parcourir en quelques lignes. Le meilleur des panoramas est peut-être celui qui ne prétend pas à l'exhaustivité et qui exhibe ses préférences – qui a le temps de lire les pièces de George Bernard Shaw de toute façon ?

Gulliver et les Lilliputiens (par Jean-Georges Vibert)
Gulliver et les Lilliputiens (par Jean-Georges Vibert)

♣ Des langues et des littératures

Quand au cours du Ier siècle av. J.-C., les Gaëls venant de Gaule atteignent l’Irlande, ils trouvent un peuple, les Celtes, sans art et sans écriture : leur tradition est transmise oralement dans des écoles druidiques. Il faudra attendre le Ve siècle avant que les Irlandais n’acquièrent l’art de l’écriture avec leur conversion au christianisme.

Les Normands, débarqués autour de 1160, apporteront au cours du siècle suivant une nouvelle culture. En 1601, avec la bataille de Kinsale, la conquête de l’Irlande est désormais assurée. L’irlandais – ou gaélique, sous Cromwell (1599-1658), recule dangereusement tandis que l’anglais s’enracine de plus en plus.

La saga centrale de la littérature irlandaise médiévale est le Cycle d’Ulster dans lequel Cúchulainn, Achille irlandais dont le père serait le dieu Lug, est le héros célébré. C’est l’image d’un monde très ancien, merveilleux et magique, dans lequel les dieux interfèrent directement dans les affaires des hommes.

La communauté gaélique se voit dominée politiquement tout au long du XVIIe siècle. La littérature de langue irlandaise décline avec son peuple, tandis que les écrivains irlandais de langue anglaise prolifèrent dans la culture du monde anglophone.

♣ Jonathan Swift (1667-1745) et Laurence Sterne (1713-1768)

Qui n’a jamais entendu parler des Voyages de Gulliver (1726) de Jonathan Swift ? Cette satire, comparable au Candide de Voltaire, voit Gulliver voyager à travers le monde et narrer ses découvertes. Fait prisonnier par le petit peuple des Lilliputiens après s’être échoué sur leur île, il assiste à la guerre contre leurs voisins, qui critique celle entre la France et l’Angleterre. Plus loin, les Français sont caricaturés comme des petites créatures vicieuses et hypocrites sous la figure des Yahoos, ennemis jurés des chevaux pensants et doués de raison, les Houyhnhnm.

Pas très sympa envers les Français et la nature humaine en général, Swift (mais les Français ne sont-ils pas le centre du monde ?) ; c’est pourquoi nous lui préférons Laurence Sterne, et son génial Vie et Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme (1759). Sterne est probablement l’auteur le plus original du XVIIIe siècle anglophone, anticipant largement le modernisme, modèle de Diderot dans Jacques le Fataliste et jouant avec les conventions littéraires (« Posez la question à ma plume, – c’est elle qui me commande – je ne lui commande pas. » VI, 6) avant même que le roman ne devienne le genre majeur de la littérature mondiale.

Se moquant de la linéarité du roman traditionnel et de sa logique narrative, Sterne écrit un roman-digression dans lequel Tristram Shandy promet qu’il va raconter l’histoire de son oncle Toby sans jamais le faire, revenant toujours à lui-même et à mille autres choses. Le symbole du livre serait cette « ligne à peu près droite » que l’auteur trace pour expliquer qu’il va désormais aller droit au but, sans plus de digressions :

Image tirée du livre Tristram Shandy

 

♣ Oscar Wilde (1854-1900) : l’esthète décadent

D’Oscar Wilde nous parlerons seul – c’est faire honneur à son narcissisme prononcé. Fils de deux personnages excentriques, sa mère le traite comme la fille qu’elle n’a jamais eue ; il deviendra par la suite l’apôtre du culte de l’art pour l’art, ce qu’on appelle l’esthétisme dans le contexte anglo-saxon. D’aucuns pensent que Wilde était anglais ; lui-même dit : « Je suis irlandais de naissance, mais les Anglais m’ont condamné à parler dans la langue de Shakespeare », ou, encore : « Les Saxons se sont emparés de nos terres et les ont destituées… mais nous avons pris leur langage que nous avons considérablement embelli. »

Keller cartoon from the Wasp of San Francisco depicting Wilde on the occasion of his visit there is 1882

Le Portrait de Dorian Gray est une formidable épopée à travers la morale, le mal, l’esthétisme et la concupiscence ; un véritable chef-d’œuvre de la littérature irlandaise où la malédiction finit par percer sous l’hédonisme, retrouvant ainsi le courant décadent de Huysmans qui avait été son point de départ.

Mais il faut aussi dire de Wilde qu’il a été emprisonné à Londres pour homosexualité. C’est là, en prison, qu’il a écrit une longue lettre poignante à son amant, Alfred Douglas, restée connue sous le nom de De Profundis. Il y exprime que la création littéraire serait une souffrance, ce en quoi Wilde rejoint le rang des « poètes maudits » ; ce mal dont il souffre est transfiguré par la littérature qui révèle tout son potentiel transformateur. Wilde, dont on a souvent dit qu’il avait fait de sa vie une œuvre d’art a montré inversement que l’art pouvait reconstruire la vie.

 

♣ Les voies de l’imaginaire gothique : Sheridan Le Fanu (1814-1873) et Bram Stoker (1847-1912)

Oui, les plus importantes contributions à l’édification de la légende des vampires viennent d’Irlande. Si tout un chacun connaît le Dracula de Bram Stoker, notamment à travers les nombreuses adaptations cinématographiques (Coppola qui ?), nous sommes moins familiers de celui qui a inspiré Stoker et qui, le premier après Goethe, a fait du vampire un objet littéraire : Sheridan Le Fanu.

Son Carmilla est une histoire d’épouvante fortement érotique – entre deux jeunes filles – qui nous ramène aux origines du mythe du vampire, écrite à une époque où celui-ci n’était que très peu connu du public irlandais. Bram Stoker se souviendra de Carmilla quand il créera Dracula et on pourrait même considérer que les trois « sœurs » vampires du Comte Dracula, auxquelles Jonathan Harker échappera très difficilement, sont des hommages directs au roman de Le Fanu.

Illustration de l’édition originale par David Henry Friston

 

♣ W.B. Yeats (1865-1939) et J.M. Synge (1871-1909) : une amitié poétique

On connaît John Millington Synge plutôt pour son théâtre – notamment le Baladin du monde occidental – qui a fortement inspiré Samuel Beckett et d’autres. Mais il était surtout un grand ami du poète – et dramaturge – le plus connu de la littérature irlandaise : William Butler Yeats.

C’est ce dernier qui a suggéré à Synge de partir dans les îles d’Aran. Ce séjour allait catalyser toute son œuvre, qui n’est en fait qu’un « vaste poème » comme le dit René Agostini. Synge cultive une religion de la terre et de l’amour humain, dans laquelle nous passons dans l’éternité plutôt que ce soit le temps qui passe. Dans cette religion, le verbe et le mot sont la vie et l’énergie pure, bien que ce que le poète aimerait dire par-dessus tout demeure indicible. C’est cet indicible auquel tend le poème.

S’il fallait choisir certains poèmes de son ami Yeats, il faudrait dire que sa meilleure période est probablement sa dernière et dans cette ultime épreuve, le poème Au Pied du Ben Bulben apparaît comme un testament littéraire. Les derniers vers de celui-ci serviront d’épitaphe à sa tombe « au pied du Ben Bulben » :

« Hautement
Regarde la vie, la mort,
Cavalier, et passe !
 »

L’attachement aux terres d’Irlande se fait on ne peut plus concret avec Synge et Yeats. Un attachement à la langue gaélique que Synge transfigure aussi dans ses pièces de théâtre et à la mythologie irlandaise que Yeats met souvent au cœur de ses poèmes. La poésie est irlandaise jusqu’à son épitaphe.

 

♣ James Joyce (1882-1941) et Samuel Beckett (1906-1989)

Le père du modernisme James Joyce et l’écrivain bilingue surtout reconnu pour ses pièces de théâtre après la Seconde Guerre mondiale Samuel Beckett, tous deux irlandais et nés dans la banlieue de Dublin, se sont longuement fréquentés dans une relation de maître à élève du premier au second qui singeait même, à une époque, la façon dont Joyce s’habillait. Ils se sont rencontrés à Paris en 1929 par l’intermédiaire de Thomas MacGreevy.

James Joyce par Patrick Tuohy et Samuel Beckett par Edmund S. Valtman

Très vite, le surdoué Samuel Beckett deviendra un fidèle de Joyce et l’aidera à écrire ce qui était à l’époque Work in Progress et qui deviendra à terme Finnegans Wake. Beckett aura été tellement influencé par Joyce que certains commentateurs avancent que c’est pour s’extirper de ses réflexes joyciens qu’il abandonnera sa langue maternelle pour se mettre à écrire en français. Au sujet d’une soirée à l’hôtel Léopold suite à la publication de la traduction française d’Ulysse, Joyce écrit à Valery Larbaud à propos de Beckett :

« Il y avait déjà deux jeunes Irlandais tapageurs et l’un d’eux, Beckett, […] profondément tombé sous la coupe de la bière, du vin, des spiritueux et des liqueurs, du bon air, du mouvement et de la société des dames, fut abandonné sans gloire par la camionnette dans un de ces palais temporaires inséparablement associés à la mémoire de l’empereur Vespasien [autrement dit une pissotière]. »

Celui que l’on érige comme le chantre du désespoir et de l’« absurde » avait décidément de nombreuses cordes à son arc… comme le montre la grande diversité de son œuvre foisonnante.

 

♣ La littérature irlandaise contemporaine : John McGahern (1934-2006) et Colum McCann (1965-)

Après Beckett qui sera toujours pris entre l’Irlande et la France, la littérature irlandaise allait rayonner dans deux directions principales : la poésie et le roman. En ce qui concerne le roman, deux auteurs sont au tout premier plan : John McGahern et Colum McCann.

John McGahern est un romancier moderne élevé dans la religion catholique très présente dans son œuvre. Ses différents romans déclinent les thèmes de la rétrospection et de la mémoire : les protagonistes ne peuvent faire autrement que ressasser leur passé, tandis que les filles et les fils semblent condamnés à revivre indéfiniment le destin de leurs parents.

Son dernier roman, Mémoire est une autobiographie hantée par la misère, à la fois économique, naturelle et psychologique et qui, comme une spirale inversée, s’éloigne puis revient continuellement à la figure de la mère.

Souvent déconstruits, non-linéaires comme dans Entre toutes les femmes, ses romans explorent les couches profondes de la mémoire et de la subjectivité afin d’y chercher des traces perdues d’une conscience religieuse devenue superflue à cause des horreurs qui ont marqué l’histoire irlandaise contemporaine. Profondément dure, son écriture réussit le pari d’être à la fois suggestive et concrète, universelle et enracinée dans une Irlande profonde et désenchantée.

Au contraire, c’est le style de Colum McCann, que ce soit dans Et que le vaste monde poursuive sa course folle  (2009) ou dans Transatlantic (2013), beaucoup plus concis que celui de McGahern, voire haché, qui a contribué avec la complexité de ses intrigues non-chronologiques, à son succès mondial. La citation de Wendell Berry que McCann utilise en épigraphe de la deuxième partie de Transatlantic contient en elle toute l’œuvre de l’auteur (je traduis) :

« Ceci n’est pas l’histoire d’une vie,
Mais plutôt l’histoire de multiples vies, tissées entre elles,
se chevauchant dans leur succession, renaissant
d’une tombe à l’autre inlassablement. »

 

Ben Bulben

Belles découvertes !


Pour aller plus loin :

La littérature irlandaise / Jacqueline Genet & Claude Fierobe (L’Harmattan)

Œuvres / Oscar Wilde (La Pléiade)

Sachant toute solitude / J. M. Synge, préface de René Agostini (La Différence)

Théâtre / J. M. Synge (Actes Sud)

Quarante-cinq poèmes / W. B. Yeats (Gallimard)

Beckett / James Knowlson (Actes Sud)

Cet article a été réalisé par Lucas Champanhet au cours de son stage au département Langues et Littératures.

 

 

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