Amphibiose
Publié le 05/04/2022 à 18:45 - 3 min - Modifié le 11/04/2022 par J.E.
Pour l'anthropologue Charles Stépanoff, le mélange d'alliances familières et d'affrontements qui se jouent entre le chasseur paysan et la faune sauvage, se rapproche de la notion d'amphibiose…
En biologie, l’amphibiose définit le mode de vie spécifique des animaux et plantes amphibies. Les êtres amphibies vivent à la fois sur terre et dans l’eau. Dans le monde animal, c’est le cas des loutres, des ragondins, des crocodiles, des grenouilles, des hippopotames… dans le monde végétal on trouve la renouée, le saule, le bouleau…
En microbiologie, l’amphibiose définit une relation symbiotique qui dans certaines circonstances peut être bénéfique et dans d’autres peut être nocive. Les relations entre deux formes de vie peuvent ainsi alterner entre mutualisme et parasitisme. Par exemple la plupart des microbes présents dans et sur notre organisme nous sont utiles ou indifférents et parfois peuvent se montrer agressifs, provoquant une réaction de notre système immunitaire.
Dans son ouvrage L’animal et la mort, l’anthropologue Charles Stépanoff compare la relation des paysans chasseurs à l’égard de nombreuses espèces sauvages à une certaine forme d’amphibiose. Un mode de relation souple et ambigu qui s’oppose au mode de relation binaire que sont l’amitié et l’hostilité, la protection et l’extermination.
Ainsi les déterreurs de renards ne cherchent pas à exterminer une espèce mais un individu qui à un instant T, attaque de manière répétée les poules d’un éleveur. Ils reconnaissent par ailleurs au renard un rôle essentiel dans la régulation des populations de mulots et de lapins. Un déterreur interviewé par Charles Stépanoff se refuse d’ailleurs de considérer les renards comme “nuisible” et les définit comme une espèce “régulable” :
“Il faut être raisonnable. On n’est pas là pour exterminer, on régule le renard au moment des mises bas, parce que c’est là qu’il fait le plus de dégâts sur les volailles et le gibier, il a besoin de nourrir ses petits. Mais en dehors de ça, le renard, il fait quoi ? Il mulote. Il mange beaucoup de mulot, des baies, des fruits. (…) Pour moi il fait partie de notre biotope, c’est un très bel animal et il ne faut pas le faire disparaître. On a assez d’espèces disparues comme ça, vous avez vu les oiseaux ? Le renard il est classé nuisible, mais il faudrait dire régulable”.
Pour illustrer un peu plus cette relation ambiguë qui unit les déterreurs aux renards, Charles Stépanoff, rappelle que certains déterreurs qui peuvent en tuer une soixantaine par an, éprouvent une vraie sympathie pour le goupil. L’un d’entre eux a même apprivoisé une renarde…
Un autre exemple donné par l’anthropologue pour illustrer cette notion d’amphibiose appliquée au monde de la chasse rurale est le lien qui unit les veneurs et les cerfs. Lorsqu’ils poursuivent un cerf lors d’une partie de chasse, ils ne veulent pas la disparition de cette espèce. Au contraire, là où l’espèce manque, ils la réintroduisent.
Charles Stépanoff cite également un éleveur de chèvres du Perche qui se dit favorable à la réintroduction du loup, à condition qu’il puisse exercer un droit de légitime défense en cas d’attaque :
« je suis désolé, mais je trouve inconcevable qu’on ne me laisse pas tirer ce loup-là. Et pourtant, c’est paradoxal ce que je dis, je suis complétement pour le loup. ».
L’auteur qui a travaillé auprès de peuples chasseurs de Sibérie, rapporte que là-bas on reconnaît au loup une subjectivité et une âme et on interdit d’en faire la chasse sans raison. Mais on peut éliminer des individus qui font des ravages… Et alors, tous les moyens sont bons : fusils, pièges, poison.
Proche de l’amphibiose, le mode relationnel des paysans chasseurs avec la faune qui les entoure n’est :
« Ni une volonté d’extermination guerrière ni une interdépendance sans ombre, mais une cohabitation à bonne distance, mêlant selon les circonstances respect, consommations réciproques, défense et représailles en cas d’empiétement ».
Autrement dit, une relation en prise avec les réalités du terrain…
Pour aller plus loin sur la relation ambigüe qui unit l’homme à l’animal :
Comme une bête, Joy Sorman, Gallimard, 2012
Paradoxe de la viande : à l’école des bouchers, LSD la série documentaire, France Culture
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