Altamont 1969 et Gimme Shelter : récit d’un désastre

- temps de lecture approximatif de 23 minutes 23 min - Modifié le 13/05/2023 par Val

Les témoignages sur les festivals de musique qui ont tourné au désastre ne sont pas nouveaux. La production de films documentaires sur ce sujet est plutôt importante actuellement, avec une série sur Woodstock 99, et un documentaire sur le Fyre Festival, deux des festivals les plus connus pour leur organisation chaotique. Pourtant, dès les années 1960, les exemples de ce type sont nombreux. Aujourd'hui, nous allons revenir sur le récit du festival d’Altamont, notamment par le biais du film Gimme Shelter, documentaire sur la tournée des Rolling Stones aux Etats-Unis en 1969.

Le 15 Aout 1969, 500 000 personnes déferlent sur Bethel dans l’état de New-York aux Etats-Unis pour profiter de trois jours de musique. Le mythe de Woodstock est né. Lorsqu’un évènement historique comme celui ci arrive, on veut le reproduire. Le festival d’Altamont devait être la réponse de la côte Ouest à Woodstock.

Woodstock profite d’une grande complaisance à l’époque et est porté rapidement comme un symbole du mouvement hippie. Trois morts sont recensés, mais des milliers ont été évités. Le festival subit de nombreuses averses qui auraient pu provoquer des électrocutions parmi les spectateurs vu la qualité des installations techniques. Cinq mille interventions médicales pour environ 600 overdoses ont lieu.

Rue principale de Bethel lors du festival de Woodstock

Le flower power et la paix entre tous a primé sur le reste, des artistes sont devenus célèbres et les prestations de certains sont devenus iconiques. Cette parenthèse enchantée en pleine guerre du Vietnam fut inspirante, et certains regrettent de ne pas y avoir participé. C’est le cas des Rolling Stones. Ces derniers ne pouvaient pas être présent à Woodstock puisque Mick Jagger était coincé en Australie sur un tournage prévu de longue date.

La scène underground dans les années 1960

La scène rock

Une des places fortes du rock durant la fin des années 1960 se trouve en Californie. Plusieurs groupes de renom sont implantés à San Francisco : Grateful Dead, Jefferson Airplane ou encore Creedance Clearwater Revival. Le rock est un genre jeune et son écosystème évolue rapidement. Malgré le fait qu’ils soient déjà au sommet, les Stones se coupent d’une partie importante de la scène rock et de ses innovations en restant à l’écart des Etats-Unis. En effet, ils n’ont pas pu faire de tournées aux Etats-Unis durant trois années à cause des déboires de Brian Jones avec la justice américaine.

Une des principales nouveautés dans le milieu rock est l’organisation d’immenses concerts gratuits et « sauvages » dans les parcs de San Francisco, notamment dans le Golden Gate Park.

Ruth-Marion Baruch, “Hare Krishna Dance in Golden Gate Park, Haight Ashbury” (1967). Visible au De Young Museum, Summer of Love: Art, Fashion, and Rock & Roll Image Courtesy of the Fine Arts Museums of San Francisco

L’ambiance de ces concerts restait en général bon enfant, malgré la grande quantité de drogue qui y circulait. Les procédures habituelles n’étaient pas respectées pour l’organisation de ces concerts en plein air. Les groupes et les producteurs se débrouillaient ainsi pour contourner les règles et bloquer les rues.  « Le Dead a joué tout l’après-midi, faisant passer des rallonges par les fenêtres d’appartements proches pour s’alimenter en électricité, et la police s’est tenue là, impuissante, observant le quartier complétement envahi ». (Altamont 69 : les Rolling Stones, les Hells Angels et la fin d’un rêve, Joel Selvin).

Les Rolling Stones

L’Angleterre essayait de s’inspirer de ces nouvelles pratiques scéniques. D’immenses concerts à Hyde Park étaient organisés, avec les Pink Floyd en 1968 et les Stones en 1969. Mais ce n’était pas comme aux États-Unis ; pour Mick Jagger, il manquait quelque chose. Ce qui manquait principalement c’était l’ambiance si particulière des concerts américains et aussi, de manière moins noble, l’argent.

A cette époque, les Stones sont fauchés. En effet, l’argent fait par le groupe anglais transite directement via la société de leur producteur véreux Allen Klein basée aux États-Unis, qui a donc toute latitude pour l’utiliser comme il le souhaite. Les Stones ont d’ailleurs une discussion houleuse avec leur producteur avant de partir aux États-Unis, ce qui va entrainer son éviction. Il n’est pas donc pas impliqué dans l’organisation de la tournée.

De manière assez cynique, les Stones profitent du décès de Brian Jones le 3 Juillet 1969, pour organiser une nouvelle tournée aux États-Unis censée réaffirmer leur statut de plus grand groupe de rock du moment. Les nouveaux groupes émergents aux USA commençaient à se rapprocher du statut des Stones et surtout, le monde du rock évoluant très vite, leur aura s’affaiblissait.

Les interrogations au sein du Flower Power

En cette fin d’année 1969, le Flower Power commence tout doucement à se faner, gangréné par la consommation excessive de drogues d’une partie des membres du mouvement. Le speed et les méthamphétamines provoquent l’essor d’un nombre grandissant d’addicts trainant dans les rues de San Francisco. Le mouvement commence aussi à se scinder en deux. D’un côté une frange radicalisée et antisystème en conflit ouvert avec la police et l’État, et de l’autre des gens qui veulent profiter de la musique et des substances psychotropes. Cette dichotomie s’exprime aussi dans la relation que le mouvement entretient avec les Hells Angels.

Les Hells Angels

Ce mouvement apparait après la Seconde Guerre Mondiale et est notamment composé d’anciens combattants. Il se structure véritablement en 1957 autour du chapitre d’Oakland créé par Sonny Barger.

Au début groupe de motards en recherche de liberté, le mouvement passe rapidement au statut de délinquant et de criminel. Le groupe contrôle la distribution de LSD dans le quartier du Haight de San Francisco, cœur historique du mouvement hippie et lieu de résidence du Grateful Dead.

Les Hells Angels font entièrement partie du large mouvement de la contre-culture américaine à cette époque. Ils partagent des points d’accroche avec le mouvement hippie via notamment le trafic de stupéfiants et leur idéologie antisystème. Leur rapprochement avec la scène rock n’est donc pas étonnant. Des membres des Hells deviennent amis avec le Dead ou le Jefferson Airplane. Plus personne n’est étonné de les voir à des concerts et ils sont acceptés par les spectateurs et artistes. Ils n’hésitent donc pas à leur demander de s’occuper de la sécurité des concerts gratuits en Californie. Leur réputation reste néanmoins sulfureuse dûe à leur responsabilité dans de nombreuses histoires de meurtres, intimidations et vols. C’est à la lumière du caractère paradoxal de cette acceptation des Hells que l’on peut essayer de comprendre les dissensions au sein du mouvement hippie.

Puisque les Stones veulent retrouver et s’approprier l’ambiance du rock américain, la présence des Hells est donc naturelle. Néanmoins, ils ne comprennent pas les quelques subtilités qui existent entre les chapitres anglais et américains, mais aussi celles qui agitent la contre-culture américaine à cette époque. Les Hells seront donc rémunérés à hauteur de 500 dollars de bières pour s’occuper de la sécurité lors du dernier concert des Stones prévu le 6 Décembre 1969. L’un des deals les plus célèbres de l’Histoire.

La tournée des Stones et la préparation du concert gratuit

Les Stones et le cinéma

Les Stones commandent un film documentaire qui doit retracer leur tournée. Une équipe de tournage est donc chargée de les suivre. Les frères Maysles et Charlotte Zwerin réaliseront le film.

Les Stones sont familiers avec le monde du cinéma. Quelques années auparavant, ils avaient été au cœur d’un documentaire expérimental réalisé par Jean Luc Godard sur la création de leur chanson iconique Sympathy for the devil, intitulé One + One.  

En parallèle, Jagger menait une carrière d’acteur. Il avait pu aussi se confronter au cinéma expérimental et ésotérique de Kenneth Anger en composant des musiques pour Invocation of My Demon Brother (1969).

Le Stones sont donc bercés dans le milieu underground du cinéma de la fin des années 1960. Les frères Maysles font eux-mêmes parti de cette mouvance au sein du cinéma documentaire. Ils se revendiquent du courant du cinéma direct né au début des années 1960 aux États-Unis. Ce mouvement cinématographique se caractérise par la volonté de saisir le réel. Il se base notamment sur des caméras légères avec son synchrone ce qui rend la prise de vue plus souple. C’est aussi un cinéma qui refuse la complicité avec les personnages filmés dans un but de rendre compte d’une réalité la moins déformée possible par la caméra. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’on trouve Albert Maysles dans l’équipe de tournage du film Primary (1960-Robert Drew). Ce film pionnier du cinéma direct s’attardait sur la campagne présidentielle de 1960 entre John F. Kennedy et Hubert Humphrey.

Le début de la tournée

Ce film relate donc la tournée des Rolling Stones aux États-Unis. Elle est composée de plusieurs concerts aux Etats-Unis avec en point d’orgue trois concerts au Madison Square Garden de New York. Un gigantesque concert gratuit est aussi prévu à San Francisco pour conclure la tournée en apothéose. Deux parties distinctes composent le film. Une première sur la préparation du festival d’Altamont et des images des concerts au Madison Square Garden. Et une seconde marquée par une plongée dans le désastre d’Altamont. Au cours du visionnage, le spectateur est aussi constamment ramené en salle de montage, avec les Stones réagissant au film.

Le travail des monteurs sur le film et les Stones face à leur prestation scénique magistrale du MSG, mais aussi à celle tragique d’Altamont, met en exergue la puissance réflexive du cinéma documentaire. L’illusion du film est brisée. Cet aller-retour permanent entre l’immobilisme des spectateurs symbolisé par Mick Jagger regardant le moniteur de visionnage, et le déchainement de violence et de musique à l’écran, est profondément moderne. Ce procédé est bien représentatif des bouleversements artistiques qui agitent le milieu cinématographique à cette époque.

Le film débute avec une prestation de Jumpin’ Jack Flash. Chaque membre du groupe est ensuite présenté dans la salle de visionnage du film. Nous pouvons ensuite entendre Sonny Barger défendre ses hommes, revendiquer leur réaction lorsqu’on touche à leur moto, et s’en prendre aux Stones et à leur accusation. Les principaux accusés du désastre à venir ont une voix dès le début du film.

On comprend rapidement la frénésie qui s’empare des Etats-Unis pour les Stones : prestations scéniques impressionnantes, interviews qui font salle comble et public extatique. La tournée est un véritable succès.

Une séquence onirique

Une séquence démontre toutes les qualités plastiques dont regorge ce film. Mick Jagger danse seul sur scène accompagné d’une prestation live de Love in Vain. Cette musique lancinante accompagne parfaitement la gestuelle du chanteur mis en lumière par un filtre rouge. De nombreuses surimpressions de Jagger remplissent le cadre et amènent cette scène hors du film documentaire. Au-delà de glorifier les talents scéniques de Mick Jagger, cette scène s’inscrit dans l’ère des expérimentations filmiques propres à cette période du cinéma. On a l’impression que le temps s’arrête. Cette séquence quasi onirique détonne au regard de l’ensemble du documentaire.

L’organisation chaotique du concert gratuit

Au cours du documentaire , le projet initial de concert final au Golden Gate Park devient de moins en moins plausible. La municipalité est de plus en plus réfractaire à délivrer des autorisations après des années de concert sauvage. En outre, la réputation sulfureuse des Stones n’aide pas à avoir un permis.

Moins d’une semaine avant le début du concert, un lieu est trouvé : le circuit de Sears Point au nord de San Francisco. Alors que l’installation du festival a déjà débuté, l’accord entre les Stones et les propriétaires du circuit n’est pas signé. Les Stones ne plient pas sur de nombreux points, dont la souscription à une assurance pour couvrir le festival et la cession des droits de diffusion de tout film tourné sur le circuit à leurs propriétaires. Une solution est finalement trouvée lorsque Dick Carter, récent acquéreur du circuit d’Altamont, propose son circuit gratuitement. Carter souhaite seulement faire sa publicité pour attirer d’autres évènements à l’avenir et ainsi rentabiliser son achat.

Les installations sont déménagées à la hâte avec l’aide notamment de volontaires présents sur le lieu de Sears Point. Street Fighting Man résonne, la scène se monte de nuit, un combat contre le temps est livré pour que le lieu soit prêt pour le lendemain. Les radios avertissent leurs auditeurs. Une marée humaine commence à se diriger vers Altamont.

Ces images d’exode collectif pour partager drogues et musique résonne avec une œuvre sortie en juillet de la même année, Easy Rider réalisé par Dennis Hopper. L’élan de liberté symbolisé par ces motards – directement inspirés des Hells- et parcourant le pays, fraternisant avec ces hippies, est ce qu’aurait dû être le festival d’Altamont.

Le jour du festival

Un constat peut rapidement être dressé avant même le début des concerts. Beaucoup d’éléments manquent pour une tenue correcte du festival. Le site est très mal desservi et les gens sont obligés de garer leur voiture sur une portion d’autoroute non terminée. La présence policière est très faible dans cet arrière-pays californien. Certains endroits du circuit ne captent pas la radio. Le manque d’installations de premier secours va cruellement se faire ressentir tout au long de la journée.

Scène d’Altamont (Crédit: Bill Owens)

Les concerts débutent sur une scène ridiculement basse- un peu plus d’un mètre- au regard de la foule présente sur le lieu, c’est-à-dire environ 300 000 personnes.

Les concerts vont s’enchainer tout au long de la journée dans un climat délétère.

Et c’est bien là où la réalité et le documentaire diffèrent. Le documentaire va créer une dramaturgie pour atteindre un climax avec l’assassinat d’un jeune homme du nom de Meredith Hunter, par un Hell Angel nommé Alan Passaro.

La chronologie des événements

Raid dans la foule, jets de canettes, bagarres, maintien de l’ordre virulent, les violences initiées par les Hells vont rythmer cette journée de musique. Déjà alcoolisés avant le début des concerts, leur confrontation avec une foule défoncée et coincée dans un lieu inhospitalier va indubitablement créer des heurts. Le documentaire montre très bien cette dualité via un montage alterné. A l’écran, un Hells, peau de bête sur la tête, laisse sa place à une jeune hippie lançant des fleurs dans la foule. S’ensuit un dealer qui propose du haschich et du lsd, puis un père et son enfant assis par terre.

Les concerts en journée

Santana est le premier artiste programmé. Il va être confronté au passage à tabac d’un homme nu et défoncé dans la foule par les Hells Angels.

Les évènements vont s’aggraver durant la prestation de Jefferson Airplane. En cherchant à défendre un fan dans la foule, le chanteur Martyn Balin se fait assommer par les Hells. Les queues de billards pleuvent sur les spectateurs. La violence prédomine aux alentours de la scène. S’ensuivra une scène confuse où Hells et membre de Jefferson Airplane se renvoient la faute sur scène. Pendant ce temps, la chanteuse du groupe Grace Slick débite des appels à la paix et au Flower Power dans une bien courageuse tentative de ramener le calme.

Jefferson Airplane sur la scène du festival d’Altamont

Au milieu de l’après-midi, les tentes de premier secours sont débordées par les gens blessés par les Hells et ceux en bad trip. Le concert suivant des Flying Burritos verra la pression redescendre, dans une impression de calme avant la tempête. Crosby, Still, Nash & Young sont eux confrontés à une résurgence de la violence.

Tous ces évènements entraineront le désistement du Grateful Dead, qui devait passer juste avant les Stones. Le Grateful Dead et leur manager Rock Scully ont pourtant été au centre de la tournée des Stones aux Etats-Unis. Ils les ont suivis et accompagnés dans leur tournée, et ont grandement participés à l’organisation de ce concert gratuit. Ils connaissaient le territoire et la scène rock californienne, et avaient de l’expérience dans l’organisation de concerts gratuits. Ce refus de monter sur scène est un vrai symbole de l’échec de ce concert, et marquera profondément le groupe et son manager. 

Le concert des Rolling Stones

Les Stones montent finalement sur scène deux heures après la fin du dernier concert. La suite est malheureusement connue. Après une première grosse bousculade accompagnée de violence pendant Sympathy for the Devil, Meredith Hunter est poignardé à mort par Alan Passaro durant Under My Thumb. L’appel de Mick Jagger au micro pour faire intervenir les secours montre que personne n’est conscient de ce qui vient réellement de se passer. Un homme vient de se faire assassiner à quelques mètres de la scène.

Les stones terminent ensuite le concert par quelques chansons avant de se précipiter dans un van. Ils fuient cet enfer par un hélicoptère beaucoup trop petit pour le nombre de personnes qui s’y engouffrent.

Ce festival aura donc vu la mort de quatre personnes, dont Meredith Hunter. Un homme drogué s’est aussi noyé dans une rivière aux alentours et deux personnes ont été écrasées par un conducteur alcoolisé à la fin du festival. Un bilan terrible pour le Woodstock californien.

Le récit de Gimme Shelter

Le premier concert montré au spectateur est celui des Flying Burritos. La bonne ambiance est présente et est accentuée par le montage : bulles de savon, festivaliers qui dansent et crowd surfing montrent un contexte bon enfant. Puis tout s’enchaine. La situation dégénère durant Jefferson Airplane. La violence et les psychotropes font devenir les gens hystériques, le chanteur est frappé et les queues de billards s’abattent dans la foule. La nuit tombe, le froid et la peur se lisent de plus en plus sur le visage des festivaliers. Une ligne de Harley vrombissante traverse la foule pour se rapprocher de la scène, et ainsi assurer la « sécurité » durant le concert des Stones. La construction dramatique du documentaire se joue autour de la figure violente et effrayante des Hells.

Un véritable meurtre dans le film

Les stones arrivent sur une scène rempli de Hells. Durant les concerts, des trous béants se créent dans la fosse au gré des violences qui éclatent. Après de nouveaux heurts, un Hell prend le micro de Mick Jagger et appelle au calme sinon le concert est arrêté. Les Stones sont prisonniers de leur propre concert. Les Hells contrôlent le show. Under My Thumb se fait entendre. Mouvement de foule, un jeune afro-américain en costume vert se détache dans le cadre. On le voit se faire repousser violemment puis disparaitre derrière des Hells qui lui sautent dessus. L’image est terrible, un pistolet est visible dans la main de Hunter, un meurtre vient d’avoir lieu à l’écran.

Meredith Hunter pendant le concert des Rolling Stones

Le silence règne dans la salle de visionnage. La fin du documentaire s’attarde sur le costume sanguinolent de Meredith Hunter sur un brancard, sa copine en pleurs à proximité. Le concert est ensuite coupé très abruptement, les Stones se jettent dans l’hélicoptère.  Les festivaliers quittent les lieux rapidement sur fonds de Gimme Shelter. Au-delà de faire référence à un des morceaux des Rolling Stones, la traduction de ce titre signifie « donne-moi un abri ». Ce titre a une résonnance particulière quand on sait ce qu’il s’est passé ce 6 Décembre 1969.

Comment analyser ce film ?

Après comparaison de la réalité et des évènements relatés dans le documentaire, on peut considérer que les réalisateurs ont reconstruit la réalité. Ce film n’est pas une retranscription de la tournée du groupe anglais. C’est un vrai film de cinéma qui tend vers la fiction. Le message transmis par le film n’est pas libre d’interprétation. Dans ce contexte, les festivaliers sont les acteurs d’une tragédie qui va se passer à leur insu.

La construction du film

Le problème réside dans le fait que le film est monté avec le meurtre en point d’orgue. Il n’est pas le seul évènement tragique de ce jour et de nombreux autres éléments restent en hors champs. Le fait de construire un scénario autour de ce meurtre est trompeur pour le spectateur. Il n’a pas accès à l’entièreté de l’histoire et donc à toute la vérité.

Le concert des Flying Burritos est montré avant celui de Jefferson Airplane, dans le simple but de faire culminer la violence crescendo. On ne voit rien du concert après le meurtre alors qu’il y avait matière à montrer de grandes performances musicales. Tout ce que le film retient n’est pas la musique, mais bien ce qu’il s’est passé autour. Le film transmet un vrai message qui ne reflète pas la réalité. Les Stones sont excusés, les Hells accusés, et le Grateful Dead oublié, alors qu’ils étaient au centre de la tournée des Stones. L’imbroglio autour de Sears Point est très vite évacué dans le documentaire, et la responsabilité des Stones et de son équipe n’est jamais mis en avant.

La complicité filmeur-filmé

Mais en pouvait-il être autrement ? Le film est une commande du groupe, il aurait été surprenant que ce témoignage filmé soit à charge contre eux. Il s’agit aussi de rappeler que le film documentaire reste un objet cinématographique comme un autre. On peut souhaiter tendre vers l’objectivité, mais elle est difficile à atteindre. Le cinéma nécessite des choix de cadrage et montage notamment. Un récit adoptant un certain point de vue sur l’objet filmé se crée donc inévitablement.

Au-delà d’une certaine complicité avec les sujets du film qui va à l’encontre des concepts du cinéma-direct, les techniciens se sont aussi retrouvés dans une situation particulière le jour du festival. Malgré l’aide de certains volontaires, dont des Hells, ils ont vécu ce qui est arrivé ce jour-là. Ils ont été drogués à leur insu comme de nombreux autres festivaliers, car ils ont bu dans des bouteilles que leur tendaient d’autres spectateurs. Certains techniciens du film étaient donc dans le même état second que les gens qu’ils filmaient. Ils ont aussi été bousculés, ont vécu de près la violence dans la fosse et sur la scène. Cela redéfinit les contours de la relation filmeur-filmé. Les personnes devant et derrière la caméra sont identiques.

Une violence adaptée à son époque

A sa sortie, ce film a choqué la critique. On ne savait pas comment l’appréhender. Mais là encore, il correspond parfaitement à son époque où l’image devient de plus en plus chargée de violence. Les atrocités de la guerre du Vietnam arrivent dans les salons américains via la télévision, ce qui mènera d’ailleurs certains à relativiser ce qu’il s’est passé à Altamont. Au cinéma, la violence se trouve exacerbée dans le contexte du Nouvel Hollywood. La Horde Sauvage (1969) réalisé par Sam Peckinpah comme une réponse au Vietnam est symbolique. L’excès de violence gratuite et quasi bestiale de l’homme prend le dessus sur toute rationalité. Elle n’est plus édulcorée ou cachée en hors champs. Elle remplit le cadre télévisuelle ou cinématographique à la fin des années 1960.

Le jugement d’Alan Passaro

Les réalisateurs du film savent que ce qu’ils ont entre les mains est très important pour de nombreuses personnes. La police bien sûr, mais aussi les Hells Angels. Tel le film amateur d’Abraham Zapruder capturant l’assassinat de John F. Kennedy, les rushs de Gimme Shelter sont très recherchés.

Un problème se pose dès le début de l’enquête. Aucun témoin visuel n’a vu précisément ce qui s’est passé ce jour-là. Et il ne faut pas compter sur le groupe de bikers pour lâcher l’un des leurs. Le film sera la preuve la plus concrète à disposition. Inconsciemment, le film se prend à croire dans la puissance du cinéma à révéler ce qu’un œil humain ne peut pas déceler ou montrer.

Après 17 jours de témoignages et plusieurs centaines de visionnage de la séquence en particulier, il ne suffira que d’une heure pour que le jury délibère. Alan Passaro est jugé non coupable. Le véritable coup de force de l’avocat a été de faire de la preuve principale de la culpabilité de Passaro un avantage pour lui. Les jurés se sont finalement plus attardés sur le pistolet sorti par Meredith Hunter au milieu de la foule que du meurtre lui-même. Le discours de la défense visant à discréditer le mouvement hippie et drogué, entrainant en conséquence la réaction du biker, a aussi participé à ce jugement final.

Les conséquences

Malgré les premiers articles relativisant les évènements étant survenus à Altamont, une enquête approfondie et à charge du magazine Rolling Stone dépeint l’horreur de cette journée nommée comme « la pire journée du rock ».

Pour Dick Carter, c’est la chute. Il sera cité dans une quarantaine de procès et en 1970, le circuit d’Altamont sera fermé.

Le mouvement des bikers californiens en a beaucoup voulu aux Stones pour leur avoir fait porter la responsabilité du désastre d’Altamont. L’organisation du festival a été désastreuse à tous les niveaux, personne n’étant vraiment aux commandes. Il était donc facile d’accuser les Hells, surtout quand le film est sorti. Blacklisté par tous, le mouvement s’est recentré sur son activité de trafic de stupéfiants.

Une fin de règne pour les Satanic Majesties ?

Pour les Stones, si l’orage est passé au-dessus d’eux, il ne les a jamais frappés. Ils ne subiront aucune conséquence directe d’Altamont. Ils n’assumeront pas leur part de responsabilité dans ce désastre. Aucune excuse n’est faite auprès de la famille de Meredith Hunter. Cet échec retentissant entache leur réputation déjà sulfureuse.

D’un point de vue financier, la tournée est une réussite pour eux avec environ 1.8 millions de dollars récupérés. Les droits de distribution du film acheté par Universal pour 1 million de dollars participe aussi à ce renflouement express. Le sensationnel et la controverse ont fait vendre leur film au-delà de leur espérance… Le rapport des Stones au film est d’ailleurs très ambigu. Véritable manne financière, il serait indécent de le glorifier.

Artistiquement, on peut considérer aujourd’hui qu’Altamont a été une étape importante dans leur carrière et pas d’une manière positive. La consommation de drogue de Keith Richards s’est intensifiée et sa présence était de plus en plus rare en studio. Les albums studios suivants, Sticky Fingers (1971) et Exile on Main St. (1972), restent les derniers ayant atteint une reconnaissance critique et commerciale. La suite est une longue période de déclin pour des Rolling Stones moins productifs. Le groupe sera dépassé par tous les nouveaux courants musicaux qui vont éclore à la fin du 20ème siècle.

Conclusion

Il serait trop facile de dire qu’Altamont a marqué la fin définitive du mouvement hippie. Mais cela a été une grande désillusion pour les Stones, les groupes californiens et la scène underground en général. Toutes les ambigüités du mouvement hippie sont ressorties ce jour-là. La cupidité des Stones face à l’anticapitalisme propre au mouvement, la drogue ou encore les dissensions entre les mouvances underground. Altamont 1969 aura été un échec flagrant, mais aussi une fin terrible pour cette décennie dorée pour la musique.

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