Une (petite) histoire de la barricade
Publié le 23/10/2024 à 11:14
- 21 min -
par
Hélèna
En 1942, Louis Aragon écrivait dans l’un de ses poèmes « Paris qui n’est Paris qu’arrachant ses pavés ». La barricade, symbole révolutionnaire par excellence, défait les régimes et établit les constitutions. Elle est la voix de la rue, l’héritière de la contestation et le cœur de l’insurrection. C'est toutefois un emblème ambivalent. Son évocation est tantôt signe d’espoir et d’un avenir qu’on espère meilleur, tantôt signe d’échec, de peur et de bain de sang. Retour sur cet héritage !
Mais qu’est-ce qu’une barricade ?
Si la barricade est aujourd’hui un mythe de notre culture politique, au sens physique et concret la barricade est un bricolage construit de divers objets qui sont récupérés de la révolte. Petite muraille sauvage, la barricade est donc un agrégat de pavés, de piquets, de tonneaux ou de tout débris de rue. Cela se retrouve étymologiquement, le mot « barricade » faisant référence aux barriques utilisées pour la dresser. Enrichie des décombres au fur et à mesure que le combat s’avance, elle s’apparente au chaos qui s’exerce autour d’elle.

Victor Hugo dans la cinquième partie des Misérables nous offre un panorama complet de la célèbre barricade rue du faubourg Saint-Antoine dans laquelle de nombreux soulèvements ont eu lieu : en mai 1795 lors d’un soulèvement jacobin, en 1830 lors des Trois Glorieuses, en 1832 lors de l’insurrection républicaine, en 1848 pendant la révolution et en 1871 lors de la Commune. Il s’agissait là d’un lieu stratégique : situé entre le XIème et XIIème arrondissement de Paris, le quartier du faubourg Saint Antoine est à la fin du XVIIIème siècle le quartier le plus densément peuplé de la ville. Reliant la place de la Bastille à celle de la Nation, le quartier se compose d’îlots, de nombreuses ruelles et un dédale d’impasses et passages où s’entassent une forte population ouvrière et de migrants. On y trouve de nombreux petits ateliers d’artisans notamment du bois et du métal comme en témoigne encore aujourd’hui sa vocation au commerce de l’ébénisterie. Le quartier possède une sociabilité et des solidarités fortes qui en font sa force et rendent le lieu idéal pour y planter une barricade. Les travaux d’Haussmann dans les années 1850-1860 ont rasé des quartiers entiers pour créer des boulevards, des grandes artères sensées faciliter la circulation et repousser la barricade… Néanmoins, le faubourg Saint-Antoine y échappe en partie grâce à son passif révolutionnaire et la vie qui l’anime.
Victor Hugo, en homme de son temps, décrit ainsi la barricade du faubourg Saint-Antoine :
« La barricade Saint-Antoine était monstrueuse ; elle était haute de trois étages et large de sept cents pieds. Elle barrait d’un angle à l’autre la vaste embouchure du faubourg, c’est-à-dire trois rues ; ravinée, déchiquetée, dentelée, hachée, crénelée d’une immense déchirure, contre-butée de monceaux qui étaient eux-mêmes des bastions, poussant des caps çà et là, puissamment adossée aux deux grands promontoires de maisons du faubourg, elle surgissait comme une levée cyclopéenne au fond de la redoutable place qui a vu le 14 juillet. Dix-neuf barricades s’étageaient dans la profondeur des rues derrière cette barricade mère. Rien qu’à la voir, on sentait dans le faubourg l’immense souffrance agonisante arrivée à cette minute extrême où une détresse veut devenir une catastrophe. De quoi était faite cette barricade ? De l’écroulement de trois maisons à six étages, démolies exprès, disaient les uns. Du prodige de toutes les colères, disaient les autres. Elle avait l’aspect lamentable de toutes les constructions de la haine : la ruine. On pouvait dire: qui a bâti cela ? On pouvait dire aussi : qui a détruit cela ? C’était l’improvisation du bouillonnement. Tiens ! Cette porte ! Cette grille ! Cet auvent ! Ce chambranle ! Ce réchaud brisé ! Cette marmite fêlée ! Donnez tout ! Jetez tout ! Poussez, roulez, piochez, démantelez, bouleversez, écroulez tout ! C’était la collaboration du pavé, du moellon, de la poutre, de la barre de fer, du chiffon, du carreau défoncé, de la chaise dépaillée, du trognon de chou, de la loque, de la guenille, et de la malédiction. C’était grand et c’était petit. C’était l’abîme parodié sur place par le tohu-bohu. La masse près de l’atome ; le pan de mur arraché et l’écuelle cassée; une fraternisation menaçante de tous les débris ; Sisyphe avait jeté là son rocher et Job son tesson. En somme, terrible. (…) On eût dit que c’était le haillon d’un peuple, haillon de bois, de fer, de bronze, de pierre, et que le faubourg Saint-Antoine l’avait poussé là à sa porte d’un colossal coup de balai, faisant de sa misère sa barricade. ».

La barricade est donc un obstacle : son objectif est de bloquer la rue, empêcher le passage d’un quartier mais aussi de se défendre lors d’une insurrection.
D’ailleurs, dès son origine la barricade est synonyme de contestation puisqu’elle apparaît en France dès le XVIème siècle dans un contexte de guerre civile. L’introduction de la première barricade a lieu en 1588 alors que la France se déchire entre catholiques et protestants lors de la huitième guerre de religion (1585-1598). Le roi Henri III est de plus en plus contesté : les catholiques lui reprochent de s’allier avec les protestants notamment la reine Elizabeth Ière qui a fait exécuter la reine catholique d’Ecosse Mary Stuart. En 1584 le duc d’Alençon, frère du roi Henri III, meurt alors que celui-ci n’a pas d’héritier. Son cousin, Henri de Navarre devient alors l’héritier légitime au trône. Mais Henri de Navarre est protestant… Les catholiques qui craignent cette décision décident de s’organiser en une Ligue, contestant ainsi le pouvoir royal. Pour rétablir son autorité, le roi tente d’entrer dans la ville mais il se heurte à la Ligue ainsi qu’aux parisiens qui vivant dans la misère et la famine s’insurgent contre lui. Le roi étant venu accompagné de troupes étrangères, Paris, dans la menace se couvre de barricades de peur de revivre une Saint-Barthélemy (cette fois-ci catholique). Les quartiers étant enchaînés la nuit par sécurité, il se forme alors un réseau de barricade tout autour du Quartier latin jusqu’au palais du Louvre où le roi se trouve encerclé. Dans l’incapacité de bouger avec ses troupes, le roi prends fuite. On a nommé cette journée, la « Journée de barricades ». Forte de son succès, elle marque le début d’une longue tradition qui sera reprise ultérieurement dans d’autres situations de contestation.

Puisqu’elle est défensive, la barricade ne s’illustre pas sous la Révolution française qui est avant tout une révolution de masse conquérante. Il faut attendre le XIXème siècle, ses nombreux soubresauts, son instabilité politique pour que la barricade devienne un incontournable de la tactique révolutionnaire.
Cette ère des barricades est marquée par différents moments clés. Parmi les plus notables, la révolution de 1830.

Elle prend source dans une opposition entre les ultraroyalistes qui soutiennent la politique du roi Charles X et les royalistes plus modérés qui souhaitent une libéralisation du régime. Depuis son accession au pouvoir en 1824, Charles X a joué le jeu parlementaire en acceptant de nommer en 1827 un ministre à mi-chemin entre royalisme et libéralisme alors que l’Assemblée ne lui est pas particulièrement favorable (170 libéraux pour 185 ultraroyalistes). La situation bascule en 1829. Le pays traverse une crise économique due aux mauvaises récoltes : les contestations se font savoir. Nombreux sont les ouvriers qui dénoncent un prix de la vie trop important face à des salaires insuffisants. De même, dans les campagnes, on conteste le prix du grain. Les émeutes éclatent autant en ville qu’en campagne. Les ultraroyalistes et modérés se rejettent la faute. Pour mettre fin à un compromis qui ne fonctionne pas, le roi décide de renvoyer son ministre modéré pour nommer le prince de Polignac à sa place. Ami d’enfance du roi, il est également le fils d’une très grande amie de Marie-Antoinette. Cette décision met le feu aux poudres, le prince de Polignac représentant l’Ancien Régime, son favoritisme et tous ses vices dans une société du XIXème siècle qui aspire de plus en plus à un libéralisme libérateur, proche des valeurs de 1789.
Les modérés souhaitent un changement de branche royale et le font savoir : la presse s’empare de la provocation du roi et pressent le duc d’Orléans, cousin du roi, pour lui succéder. Une révolution germe… Charles X décide de dissoudre l’Assemblée en mai 1830 mais les nouvelles élections ne lui sont pas plus favorables, c’est même pire. Il décide alors de dissoudre une nouvelle fois l’Assemblée en juillet et de faire inscrire des ordonnances conservatrices pour forcer une majorité parlementaire. Ainsi, le droit de vote n’est plus autorisé aux industriels et aux commerçants, réduisant l’électorat aux riches propriétaires terriens. La liberté de la presse est réduite : elle est censurée par une autorisation préalable nécessaire pour pouvoir publier. Il s’agit ici d’une vraie provocation de la part du roi puisque la liberté de la presse était admise depuis 1789. D’ailleurs, cette dernière mesure se doit normalement d’être votée à l’Assemblée mais Charles X décide d’outrepasser le régime mit en place. Il forme donc un coup d’Etat et les réactions sont immédiates…

Aux Ténèbres enfin succède la clarté
Et de pâles lambeaux du drapeau des esclaves
Et de l’azur du ciel, et du sang de nos braves
Nait l’étendard brillant de notre liberté.
Les 27, 28 et 29 juillet pendant jours et nuits Paris s’insurge jusqu’à la destitution du roi d’où son surnom de Trois Glorieuses. La presse paraît sans autorisation, les industriels donnent congés à leur salariés pour qu’ils puissent prendre part au mouvement qui est de grande ampleur. Il s’agit là d’une vraie révolution. Dès le premier jour, le peuple parisien construit en masse, développe où que possible et rebâtit les barricades défaites au fil des affrontements. De même, on occupe les fenêtres des maisons et immeubles pour y jeter des pierres sur les troupes. Le deuxième jour, une partie de la Garde nationale se rejoint même au combat. Les troupes royales sont prises au piège, impossible d’avancer. Le peuple parisien comprend alors que la stratégie des barricades est une stratégie gagnante… Au troisième jour, la foule réussit à s’emparer du Palais Bourbon où siège l’Assemblée, la ville est toujours plus couverte de barricades.
Cet instant fut immortalisé par la très célèbre peinture de Delacroix, La liberté guidant le peuple.

Le roi tente de retirer ses ordonnances mais il est trop tard : il est déjà renversé. Le 30 juillet, Louis Philippe d’Orléans est prédestiné à accéder au trône. Celui qu’on a appelé « roi des Français » proclame la monarchie de Juillet le 31 du même mois au balcon de l’Hôtel de Ville accompagné du général La Fayette, tous deux emmitouflés du drapeau tricolore : une rupture s’exerce. C’est la fin de la Restauration.
Dès lors, cet échec de la monarchie admet que le régime ne peut s’exercer qu’avec l’Assemblée, représentante du peuple.
Après 1830, les barricades ressurgiront systématiquement à chaque insurrection de la capitale : une véritable tradition est née. Cette stratégie n’est pas toujours fructueuse comme le montrent 1832, 1835 ou 1839. Néanmoins elle permet de montrer une contestation grandissante face à un régime devenu obsolète mais aussi un Paris en pleine expansion démographique, en chantier, toujours changeant et donc propice à l’élaboration de barricades. Ainsi s’il le veut, l’insurgé n’a qu’à se servir !
Par ailleurs, les Trois Glorieuses ne sont pas la seule révolution où s’illustre la volonté du peuple à travers les barricades. Il en va de même pour celle de 1848 : Louis-Philippe qui fut sacré par les barricades est contraint d’abdiquer également par les barricades au profit d’une république. Le « roi des Français » devient « roi des barricades » malgré lui.

Cette photographie est considérée comme la première photographie de barricade de l’histoire.
Si les travaux d’Haussmann réduisent les possibilités d’établir des barricades, la Commune de Paris nous montre que cette tactique n’est pas archaïque pour autant.
En effet, après sa défaite en 1870 face à la Prusse, la France se retrouve sans souverain Napoléon III ayant été fait prisonnier. Un gouvernement provisoire se met en place dès lors mais il est partagé entre ceux qui souhaitent continuer la guerre et ceux qui veulent la paix. Alors qu’on se déchire sur la question, Paris est encerclée par les Prussiens, causant alors une terrible famine dans un Paris où les salaires sont déjà inférieurs au coût de la vie. La Prusse réclame une seule condition pour un traité de paix : que la France se dote d’un gouvernement légitime. Les élections sont organisées en 1871 et donnent un résultat clair : ce sont les monarchistes souhaitant la paix qui remportent la majorité des suffrages. Mais il s’agit là d’un suffrage majoritairement rural… À Paris, où les ouvriers subissent les assauts des Prussiens et la famine, on veut continuer la guerre. Adolphe Thiers, à la tête du gouvernement, craint l’émeute parisienne et cherche à s’emparer des canons récemment acquis par la ville pour l’éviter. En se faisant, il agite les insurgés qui exécutent les deux généraux chargés de récupérer les canons. Thiers décide la répression et l’organise en menant un siège autour de la ville. Il durera 72 jours.
Pendant deux mois cohabitent alors deux gouvernements : celui de l’Assemblée et de Thiers qui s’installe à Versailles ainsi que celui de la Commune dans un Paris assiégée.
Au printemps 1871, la ville se transforme en champ de bataille : les buttes abritent les canons récupérés comme La Butte-aux-Cailles qui devient un vrai poste d’artillerie avec une vingtaine de canons. Dans les rues, notamment celles des quartiers les plus ouvriers comme les XIXème et XXème arrondissements, se déploient les barricades. C’est ici qu’auront lieu les plus terribles affrontements de la Semaine sanglante (du 21 au 28 mai 1871).


La barricade est devenue un tel outil qu’on tente de l’instutionnaliser. En effet, on crée le 8 avril 1871 une Commission des barricades. Son rôle est de créer une double barricade tout autour de la ville, à la manière d’une muraille.
Elle devient technique : ses caractéristiques dépendent de la largeur de la rue, des ingénieurs sont même conviés à participer à sa construction comme c’est le cas de Napoléon Gaillard nommé “chef barricadier de la Commune”.
Place de la Concorde entre la rue de Rivoli et la rue Saint-Florentin, cette double barricade prendra le nom de “Château-Gaillard” en raison de sa taille imposante (voir photo ci-contre).

Le dimanche 21 mai, les troupes versaillaises entrent enfin dans Paris par la Porte du Point-du-Jour dans le XVIème arrondissement : c’est le début d’une semaine de combats et de massacres. Le bilan humain est désastreux, on compte 20 000 exécutés environ côté Communards contre 5 000 victimes des combats côté versaillais.
Parmi les plus beaux hommages rendus aux nombreuses pertes de la Commune, Jean-Baptiste Clément chansonnier et lui-même communard, décida de rajouter un couplet à son célèbre chant Le Temps des cerises, composé en 1866.
Il y ajouta ainsi : « À la vaillante citoyenne Louise, l’ambulancière de la rue de la Fontaine-au-Roi, le dimanche 28 mai 1871. » en hommage à une ambulancière croisée lors de la Semaine sanglante et qui sacrifia sa vie pour sauver les insurgés de la barricade. La chanson, même si antérieure à la Commune, reste aujourd’hui l’hymne de l’événement ainsi qu’un chant de protestation, souvent repris par les manifestants.

On note, d’ailleurs, une différence entre la barricade ante Semaine sanglante et celle post Semaine sanglante. Avant, il s’agit là d’une barricade contestataire du gouvernement en place comme on a pu l’observer en 1830 ou en 1848. Après, alors que les exécutions sommaires se multiplient, la barricade devient celle de la lutte des classes, des travailleurs parisiens victimes de la répression.
La Commune s’était, par ailleurs, distinguée par son mode de gouvernement autogestionnaire issu de la classe ouvrière. Elle avait posé les prémices du socialisme en France avec notamment des réformes pour améliorer le quotidien du prolétaire : journée réglementée à 10h de travail, enseignement laïque, séparation de l’Eglise et de l’Etat, égalité hommes-femmes… La barricade de la Commune possède donc en elle un fort héritage de lutte sociale qui fait partie maintenant de son identité à part entière.
Ainsi, la barricade traverse tout le XIXème siècle même si elle revêt des formes différentes. Qu’elle soit spontanée, anarchique ou bien organisée, ordonnée, la barricade s’inscrit à la fin du siècle comme un incontournable de la lutte et de la révolte. Avec la Commune, elle s’inscrit comme un mythe à part entière.
Est-elle pourtant circonscrite au XIXème siècle ?
Si les deux guerres mondiales confirment l’action défensive de la barricade par leur absence, elle est néanmoins quand même présente en 1944 lors de la Libération de Paris.

Le colonel Rol-Tanguy, commandant chef de la FFI, appelle le peuple parisien à dresser les barricades et son ordre est entendu. Plus de 600 barricades s’élèvent alors dans la capitale. Dans les faits, elles ne servent pas réellement à libérer Paris mais bien à taquiner les Allemands.
La barricade de 1944 est psychologique, elle veut montrer que les Parisiens ont repris le contrôle de leur ville. La Libération se place donc dans le prolongement d’une tradition maintenant bien ancrée : la barricade est devenue un symbole de résistance.
C’est dans la nuit du 10 au 11 mai 1968 que ressuscite la barricade sociale alors que la jeunesse aspire à une France nouvelle, loin des idées de De Gaulle.

En 1968 la France est dans une période de croissance économique, de progrès technique, d’exode rural et de modernisation. C’est ce qu’a appelé dix ans plus tard l’économiste Jean Fourastié les “Trente Glorieuses”, en référence à la révolution rapide et brutale des Trois Glorieuses. Néanmoins, les Trente Glorieuses sont son exact inverse : il s’agit d’une révolution lente et silencieuse. C’est dans ce contexte qui a l’air pourtant si favorable que s’établit la crise de Mai 68.

Loin du 5% de croissance du PIB, Mai 68 est aussi révélatrice de tensions sociales installées par cette croissance qui s’essouffle. L’emploi stagne, on craint le chômage. Certains ont déjà perdu leur travail à cause de la modernisation de l’industrie. Les petits agriculteurs tentent de survivre malgré les prix imposés par la politique agricole européenne. Les salariés dénoncent également des conditions de travail de plus en plus difficiles notamment à cause du travail à la chaîne. De même, si les salaires augmentent ils restent insuffisants pour participer activement à la société de consommation sur le modèle américain.
A cela, il faut ajouter une révolution culturelle qui prend source chez les jeunes. Ils ont du mal à trouver leur place dans une société modernisée mais dont les valeurs restent traditionnelles. Ils s’opposent donc volontairement à la société de consommation, au capitalisme, à l’autorité, au paternalisme, au patriarcat. Ils souhaitent une libéralisation des mœurs, une liberté de parole qui se manifeste par l’envie d’exprimer le soi comme le montre les modes de l’époque. C’est dans ce contexte foisonnant qu’apparaissent les barricades de Mai 68.

Depuis mars, une partie des étudiants manifestent contre l’intervention des forces américaines au Vietnam mais aussi en faveur d’une libération sexuelle. L’université devient un lieu de débat, d’une ébullition permanente. Le 2 mai, des étudiants mettent en place une “journée anti-impérialiste” et occupent un amphithéâtre, interrompant alors le cours de l’historien René Rémond. Pour rétablir l’ordre, le doyen décide la fermeture de l’université : la rupture est alors entamée. La contestation se déplace le 3 mai dans le Quartier latin où un meeting est organisé dans la cour de la Sorbonne. Jean Roche, président du conseil de l’université, décide de faire appel aux forces de l’ordre pour contenir la manifestation mais le ton monte et les premiers pavés sont lancés sur la police.
Suite aux arrestations nombreuses, les manifestations continuent les jours suivants avec une ampleur grandissante : les ouvriers se joignent aux étudiants. Les événements sont filmés à la télévision, photographiés dans la presse et suivis dans d’autres villes comme Lyon, Strasbourg et Toulouse qui se lèvent également. On peut alors observer dans ces premiers jours les premières barricades qui tentent de survivre aux bombes lacrymogènes et canons à eau des forces de l’ordre.

Mais tout bascule réellement dans la nuit du 10 au 11 mai : dès 20h le cortège estimé à 20 000 personnes commence à dépaver les rues, arracher les arbres et piquer des panneaux de signalisation des boulevards Saint-Germain et Saint-Michel afin de “se défendre”. A 21h15, la première barricade est dressée rue Le Goff. Dès lors, le Quartier latin est couvert de barricades. Ces actions sont suivies de près par la radio, qui, pour la première fois dans son histoire participe en temps réel à l’action qui se présente devant elle.

Si la société se modernise, la barricade aussi : en plus des pavés on y ajoute des voitures incendiées, des arbres arrachés, des bancs, panneaux de signalisation et autres mobiliers urbains. Ainsi, la barricade atteint un degré de brutalité supérieur.
Cette nuit-là, le combat entre manifestants et CRS se caractérise par un affrontement tenace et violent entre des barricades d’un nouveau genre et les matraques renforcées par les assauts des gaz lacrymogènes.

D’ailleurs, si la première nuit des barricades le 10 mai donne à voir l’image d’une jeunesse prête à tout pour obtenir réparation et donc un message d’espoir, il en est autrement lors de la nuit du vendredi 24 au samedi 25 mai qui prend une allure de véritable “chienlit”, pour reprendre l’expression de De Gaulle, auprès de l’opinion publique.
Les combats dégénèrent alors et provoquent la mort : Philippe Mathérion, jeune manifestant de 26 ans, meurt d’un éclat de grenade. Désormais la barricade n’est plus uniquement contestataire, elle s’incarne dans la violence de la rue, mais, une violence désordonnée, imprévue qui fait peur autant d’un côté de la barricade que de l’autre.

On le sait, Mai 68 provoque donc un bien un avant et un après… et ce même au niveau de la barricade : elle réveille les spectres de 1848, agit dans la lignée de ceux de la Commune ouvrière et continue de mythifier une contestation de la rue victorieuse en y ajoutant la modernité de son siècle. A sa manière, Mai 68 participe à cette longue tradition de la barricade.
Si depuis Mai 68 les manifestations ne montrent pas de barricade à proprement parler ou du moins à une ampleur moindre, force est de constater que son héritage demeure toujours. Par exemple, que ce soit sur la chaussée ou dans les lycées, les universités, il n’est pas rare de voir les manifestants s’approprier la rue notamment en s’emparant du mobilier urbain, poubelles, panneaux, débris, carcasses de voiture, reprenant alors les codes de la barricade établis depuis son origine jusqu’aux transformations de Mai 68.

Aujourd’hui, la barricade plus fantasmée qu’effective sur le terrain, demeure culte au sein de la tradition politique française et dans les imaginaires collectifs où son image reste forte et évocatrice.
Pour aller plus loin :
- La barricade, (dir.) Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur, Éditions de la Sorbonne, 1997.
- La barricade : histoire d’un objet révolutionnaire, Éric Hazan, Éditions Autrement, 2013.
- Les Trois Glorieuses : la révolution de 1830 démystifiée, Daniel de Montplaisir, Éditions Perrin, 2022.
- La Commune de Paris 1871 : les acteurs, l’événement, les lieux, coordonné par Michel Cordillot, Éditions de l’Atelier, 2021.
- La semaine sanglante : mai 1871, légendes et comptes, Michèle Audin, Éditions Libertalia, 2021.
- La barricade [D.V.D.], réalisation de Bruno Masi, Bachibouzouk, 2021.
- Plus vivants que jamais : journal des barricades, Pierre Peuchmaurd et préface Joël Gayraud, Éditions Libertalia, 2018.
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