Noms de Lieu.x !

Géographie humaine régionale, mémoire collective de territoires

- temps de lecture approximatif de 20 minutes 20 min - par Tarteàlacrème

Pour continuer ou commencer à se promener dans les paysages rhônalpins, il existe une science savante, parfois truculente : la toponymie. Sous ce mot déconcertant se cache une réalité des plus simples : l’étude des noms de lieux géographiques. Qui n’a pas ri ou ne s’est pas interrogé en lisant certains noms de villes, de villages, de lieux-dits ? Ils sont issus de la mémoire collective et l’entretiennent. Ils résonnent en chacun de nous selon notre culture personnelle. La désignation de tout espace est si nécessaire que personne n’a d’autre choix que de les utiliser : chercher ces noms, les lire, les écrire. La toponymie permet de les recenser, les étudier et rechercher leur signification.

Montée des Esses
Montée des Esses Philippe Rassaert, 2022-04-04

À lire certains panneaux indicateurs étranges ou drôles, on pourrait croire que la toponymie est une science d’humoristes… Or il n’en est rien ! Leur étude découle principalement de la linguistique, qui n’est pas un domaine d’improvisation. L’onomastique s’intéresse précisément à la connaissance des noms propres : anthroponymes et noms géographiques.

L’entreprise des dictionnaires topographiques

Le début d’enquête toponymique systématique commence en 1859 avec le lancement du Dictionnaire topographique de la France. Il est publié par le Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS) créé par François Guizot en 1834. Celui-ci soutient la recherche et s’attache au développement de l’activité des sociétés savantes. Ce sont donc d’abord des historiens et des archivistes qui vont s’intéresser à la toponymie. C’est par exemple Édouard Philippon, homme de droit et historien, archiviste-paléographe, qui mène ce travail dans l’Ain. En Isère, Emmanuel Pilot de Thorey et en Savoie, Jules-Joseph Vernier, sont tous deux archivistes des départements.

Elle deviendra une affaire de linguiste plus tard. Ainsi dans la Loire, Jean-E. Dufour est non seulement historien mais aussi linguiste (également secrétaire de la Société historique La Diana).

Aujourd’hui le CTHS met ces données sur DicoTopo (42 départements sur 101). Depuis 2005, le CTHS est rattaché à l’École nationale des chartes. Le travail de toponymie est donc un lent recueil des attestations (occurrences) dans les documents d’archives et sur les cartes géographiques.

Auvergne :

Le travail local continue, plusieurs études récentes sont à signaler :

La linguistique utilise la lexicologie (vocabulaire), la sémantique (significations d’un mot), la phonétique. Certains noms sont faciles à expliquer, mais pour beaucoup c’est une enquête sans certitude. La toponymie propose alors plusieurs hypothèses, sachant que le corpus s’enrichit progressivement d’études locales qui prennent la répartition géographique en considération. Sans ces recherches, il est bien tentant de rapprocher le nom de lieu du nom commun le plus proche phonétiquement ! Or la découverte d’une forme plus ancienne du nom peut bousculer une interprétation.

Plusieurs ouvrages récents des éditions Bonneton permettent de se repérer dans les toponymes de la région : Loire, Rhône, Dauphiné, Ain, Cévennes…

Toponymes et histoire de la langue française

En étudiant les toponymes, on suit l’évolution générale de la langue française issue de différentes strates historiques. Les linguistes reconnaissent l’existence de mots dits préceltiques : racines existantes dans d’autres pays méditerranéens qui n’ont pas connu les vagues de peuplement celtique. Ces racines restituées sont construites, elles sont précédées d’un astérisque. Viennent ensuite les noms d’origine celtique, qu’on trouve en particulier dans les noms de rivières (hydronymie) et de montagnes (oronymie).

On trouve la racine préceltique *rod- (qui signifie “couler”) dans le nom Rhône. Dans le nom Saône, c’est le suffixe gaulois –onna (“rivière”, “fleuve”). Le mot beber (castor en langue gauloise) a donné le nom de la rivière Brévenne.

Le Rhosne sur la carte de Cassini feuille n°118 Belley (levés 1758, publication 1762)

L’époque de la colonisation romaine apporte justement la culture de l’écrit avec une langue administrative : le latin.

 

La commune de Thil (Ain), du latin tilia, tilleul. Marcos Quinones, BML Fonds Lyon Figaro

Les langues romanes, qui s’éloignent du latin classique, apparaissent progressivement en plusieurs siècles. Lors des Serments de Strasbourg (842), le discours de Louis le Germanique est prononcé dans une langue romane de Francie occidentale. La distinction des langues d’oc (sud de la France), d’oïl (nord) et des dialectes du francoprovençal se forme. La langue française (région parisienne) est ensuite choisie pour les textes officiels aux 14e et 15e siècles puis progressivement imposée au reste du pays. 

Le francoprovençal, qui n’est ni du français, ni du provençal, est un ensemble défini en 1873 réparti entre la France, la Suisse et l’Italie. Il a probablement été entretenu par le foyer commercial qu’était Lyon (foires). Le Centre d’études francoprovençales continue aujourd’hui les travaux à son sujet. Il est encore pratiqué aujourd’hui par des locuteurs qui le nomment Arpitan.

Carte de l’étendue du Francoprovençal (source CEFP)

Les noms de lieux provenant des patois sont les plus nombreux. Leur étude se réfère à la dialectologie, mais également l’ethnographie. Des travaux de collecte de patois se sont déroulés dès le 19e siècle. L’État cherche alors à imposer la langue française. Lorsque la première guerre mondiale éclate, les patois ont déjà fortement régressé et c’est au contraire un mouvement de sauvegarde qui se met en place. Les études ethnographiques se multiplient dans les années 1960.

Les toponymes sont des éléments familiers de repérage mais ils sont également vecteurs d’identité. Ainsi Paul Guichonnet, historien et géographe des Alpes et de la Savoie, s’insurge-t-il en 1951, lors de la parution de la carte au 50 000e de la Savoie de l’IGN (Institut Géographique National). Il pointe par exemple la disparation des lettres -z finales des -oz, -az, l’une des spécificités du francoprovençal.

« Lorsqu’ils interrogent des autochtones, il apparaît qu’ils interpellent des gens qui, souvent, leur fournissent des données erronées. Mais la base principale de la récolte des lieux-dits est le dépouillement, dans les mairies ou les chefs-lieux des départements, des plans cadastraux. Or ces documents sont loin d’offrir des renseignements corrects. Le cadastre moderne est un document fiscal dont les auteurs n’avaient pas à se soucier des problèmes qui préoccupent géographes et historiens ruraux. On ne doit donc pas s’étonner qu’abreuvée à des sources impures, la toponymie des nouvelles cartes fourmille, à la lettre, d’erreurs. » Paul Guichonnet, “La toponymie savoyarde et les nouvelles cartes de l’Institut Géographique National”, in Revue de Géographie Alpine Année 1951 39-1 pp. 201-211.

Quelques références :

Étudier les cartes géographiques

“L’histoire n’est que la géographie dans le temps, comme la géographie n’est que l’histoire dans l’espace”, Élisée Reclus.

On parle de microtoponymie pour les noms de hameaux et de lieux-dits. Ils figurent dans les actes dressés par les notaires, mais également sur des cartes anciennes. Les “plans terriers” sont des plans qui recensent les possessions territoriales d’un seigneur, pratique de l’ancien régime. La cartographie systématique du territoire national est liée à la conception de l’État-Nation. Avant cela, une entreprise visionnaire se déroule en Savoie de 1728 à 1738 : la constitution de la mappe sarde. La Savoie sera rattachée à la France en 1860 (par traité, puis plébiscite). En France, le cadastre dit « napoléonien » est mis en place en 1807. C’est un plan parcellaire par commune destiné à lever l’impôt ; il sera terminé en 1850. Les feuilles sont pour la plupart à l’échelle 1 250e (zones urbaines) et 2 500e (zones rurales). Ces différentes entreprises de cartographie vont fixer des toponymes sur le papier. La précision de ces feuilles en fait un matériau exceptionnel pour les toponymistes.

En écrivant les noms de lieux dans les actes administratifs ou en dressant des cartes, les scribes religieux, et bien plus tard les notaires puis les cartographes, font un choix de graphie. Ils peuvent transcrire ce qui est entendu oralement, donc rester le plus proche des formes dialectales. Ils peuvent autrement latiniser ces noms, ou redonner un sens à des noms qui n’ont plus de signification au moment de l’écrit.

Cadastre napoléonien (1812) : Le Paradis de Vaux-en-Velin (Section B), Archives départementales du Rhône

Les noms de lieu sont, comme les noms communs, sujets aux évolutions morphologiques et phonétiques. D’autre part, lorsque le sens qu’ils revêtent n’est plus compris par la communauté qui les emploie, ils peuvent subir une « remotivation ». Les habitants donnent, consciemment ou non, un autre sens à ce nom en le transformant. Certains thèmes reviennent souvent dans la formation des toponymes : les noms propres d’habitants, les toponymes repères descriptifs de la géographie physique. L’impact des activités humaines est également très importante (défrichement…). Dans la zone du francoprovençal, beaucoup de noms de lieux finissant en –ieu proviennent de la terminaison latine –iacum : souvent des noms de personnes devenus des toponymes. 

L’étude des noms de lieux nous renseigne également sur l’occupation historique des sols. Certains villages, certaines fermes ont disparu. Le Dictionnaire des postes, contenant le nom de toutes les villes, bourgs, paroisses, abbayes… du royaume de France & du duché de Lorraine… (publié en 1754), est une source indiquant le nom de certaines localités au 18e siècle. La France connaît une poussée démographique au 11e siècle. Des hameaux satellites s’implantent autour des villages anciens. Ils ont fréquemment pris le nom d’un habitant.

Le toponyme “La Fesse”, répandu en Maurienne et en Oisans, n’a rien de graveleux. Il provient d’un mot patois qui signifie “bande étroite et longue” (du latin fascia “bande d’étoffe”). Sur le cadastre napoléonien d’Albiez-le-Jeune, les terrains avaient en effet une forme étroite et longue.

La Fesse (Albiez-le-Jeune, Savoie) : carte d’état-major, Géoportail :

Quelques documents :

Toponymie, dialectologie et ethnographie

Dans notre région, le francoprovençal a été étudié par plusieurs dialectologues.

Antonin Duraffour, dialectologue et ethnographe, a fait partie de l’Institut de Phonétique à Grenoble (Glossaire des patois francoprovençaux, 1969). Il a contribué au rayonnement national et international de ce centre et l’a définitivement ouvert vers la dialectologie. En 1983, l’Institut de Phonétique deviendra l’Institut de la Communication Parlée puis le Centre de dialectologie de l’Université Stendhal. En 2007, il a fusionné avec le Laboratoire des images et des signaux et le Laboratoire d’automatique de Grenoble pour devenir le Gipsa-Lab, qui est un pôle majeur de recherche sur la parole en France.

Pierre Gardette (1906-1973), homme d’église et linguiste (Facultés catholiques de Lyon), a fondé l’Institut de Linguistique Romane en 1942, qui porte aujourd’hui son nom. Dans le Forez, il a pu démontrer la frontière linguistique entre l’occitan d’Auvergne et le francoprovençal. Celle-ci recoupe les limites des bassins de l’Allier et de la Loire, et celles des diocèses de Clermont et de Lyon.

Il a été directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique, ainsi que membre, secrétaire, président de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, secrétaire de la Commission des Atlas linguistiques de la France. Aujourd’hui l’Institut Pierre Gardette est le Centre de recherche et de promotion des langues et cultures de d’Auvergne-Rhône-Alpes.

Enfin Gaston Tuaillon a été un romaniste de renom. Il a contribué à étudier les dialectes savoyards et donc plus largement le francoprovençal. À la différence de Pierre Gardette et Antonin Duraffour, il s’est également intéressé à la littérature. Gaston Tuaillon est l’auteur de la somme Atlas linguistique et ethnographique du Lyonnais (1950).

 

Ouvrages de référence :

 

Toponymie urbaine

Dans un environnement urbain, l’étude des noms de rues et voies s’appelle l’odonymie. Elle est encore davantage teintée de politique.

Quelques références :

Des références radiophoniques :

Au final…

La toponymie est une spécialité liée à la géographie et à d’autres disciplines. L’une des spécificités de la France est le nombre de communes : 34 935 communes en 2024 (36 664 en 1999). Le 19e siècle voit la création de nombreuses communes. Aujourd’hui, leur nombre diminue (fusion de communes). La Commission Nationale de Toponymie – CNT contribue à la conservation et au développement cohérent du patrimoine toponymique de la France.

Les noms de lieux sont à la fois les conservateurs de l’histoire locale, et sujets à des changements, des déformations, des remotivations… Qu’ils soient drôles (voir l’association des Communes aux noms burlesques) ou mystérieux, ils portent une charge affective identitaire. C’est bien la trace de l’occupation de l’homme sur les territoires. Cet héritage historique montre le conservatisme dont a fait preuve la gestion administrative française. Cela montre également à quel point la France était rurale il y a seulement cent ans.

Sur le thème de la cartographie, la topographie et de son exécution avec en lien avec les habitants locaux : film Dersou Ouzala (réal. & scénario de Akira Kurosawa), d’après le livre Dersou Ouzala de Vladimir Arseniev.

 

Pour aller plus loin :

Partager cet article

Poster un commentaire

One thought on “Noms de Lieu.x !”

  1. PAC dit :

    Merci beaucoup pour ce voyage fascinant au cœur de la toponymie, une science aussi riche que méconnue. J’ai particulièrement apprécié la manière dont vous explorez l’origine des noms de lieux, en les liant à la mémoire collective et à l’évolution de la langue française. Il est frappant de voir à quel point les noms de lieux sont des témoins de l’histoire et des cultures locales. En tant qu’habitant de la région, cela m’incite à prêter plus d’attention aux noms que nous utilisons quotidiennement et à comprendre leur signification profonde. Ce travail de recherche, qui mêle histoire, linguistique et géographie, est un rappel précieux de l’importance du patrimoine immatériel dans nos vies.

Comments are closed.