De l’engagement à la dénonciation, Monique Hervo : Chroniques du bidonville. Nanterre en guerre d’Algérie 1959-1962
Publié le 06/03/2024 à 12:04 - 10 min - Modifié le 20/04/2024 par Silm63
Voilà bientôt un an que Monique Hervo est décédée ; la présentation de ce livre est une façon de lui rendre hommage. Les Chroniques sont l’aboutissement d’une première étude réalisée au début des années 70, à la suite d’un incendie où un enfant a brûlé vif dans une des baraques du bidonville. Avec l’aide de Marie-Ange Charras, elle publie « une étude sur les bidonvilles » aux éditions Maspero. Singulière, solidaire et engagée, Monique ne s’identifiait pas comme une militante. En 1959, en pleine guerre d’Algérie, elle décide de s’installer et de partager son quotidien avec les habitants du bidonville de Nanterre, nommé « La Folie ».
Jeunesse, engagement :
Née à Paris en 1925, Monique Hervo a été très marquée par la Seconde Guerre mondiale et l’occupation allemande. Jeune, elle a pratiqué le scoutisme au sein des Guides de France, parmi un groupe du quartier de Belleville. En 1945, lors de la libération, elle va prêter main-forte aux survivants de l’Holocauste.
Alors qu’elle étudie aux Beaux-Arts de Paris, après l’obtention de son diplôme, elle décide de ne pas faire sa carrière dans la verrerie d’art. En 1956, elle s’engage à l’Amana (Aide morale aux Nord-Africains) où elle donne des cours du soir d’alphabétisation pour les travailleurs algériens nouvellement arrivés en France. La même année, elle rejoint le S.C.I. (Service Civil International) sur la base du volontariat, où elle sera employée permanente de 1958 à 1960.
C’est en 1959 qu’elle se rend pour la première fois avec ses collègues au bidonville de Nanterre et qu’elle prend conscience des conditions de vie des habitants. Elle réalise que le contexte historique de la guerre d’Algérie a un impact sur les populations et que les familles algériennes subissent cette guerre au quotidien. Elle découvre leurs conditions de vie. Par solidarité, elle décide de quitter le service civil et s’installe dans le bidonville de Nanterre jusqu’à sa destruction, en 1971.
Solidaire auprès des familles algériennes à Nanterre ; elle témoigne :
Une fois installée dans le bidonville, Monique partage le quotidien des familles en restant à leurs côtés. Avec des collègues, elle met en place une coopérative de matériaux et d’outillage pour aider les habitants à améliorer leurs habitats. Elle fournit également une assistance scolaire, administrative. Elle se lie étroitement avec des familles. Vivre dans le bidonville, c’est aussi sa façon à elle d’exprimer son opposition à la guerre et sa sympathie pour la cause indépendantiste. Elle participera au cortège de la marche pacifiste pour l’indépendance de l’Algérie du 17 octobre 1961.
À partir de 1966 et ce jusqu’à la résorption du bidonville de Nanterre, Monique Hervo fait ses reportages et prend des photos. Elle utilise un magnétophone portatif et un appareil photo. Pour elle, les photos sont une manière de faire exister ces familles et leur histoire. Les enregistrements reflètent une volonté de rendre visible la réalité de la guerre d’Algérie, présente en France et tout particulièrement dans le bidonville de Nanterre.
Dans un même dynamisme de témoignage, elle se lance dès le début des années 70 dans l’écriture. Avec l’aide de François Maspero (écrivain, éditeur indépendant et engagé) pour qui elle travaille comme dessinatrice maquettiste, elle publie Bidonvilles : l’enlisement. Sa rencontre avec François Maspero aura un impact sur l’écriture anecdotique de ce dernier, comme on peut le voir dans Le Figuier.
Témoin de l’histoire, elle dénonce :
Après la destruction du bidonville de Nanterre, Monique continue de s’engager auprès des familles immigrées. Elle participe activement, de 1971 à 1972, aux premières luttes que mènent les habitants de la cité de transit du Pont-de-Bezons à Nanterre (cité où plusieurs familles du bidonville de La Folie ont été relogées). Elle s’investit auprès du Gisti (Groupe d’Information et de Soutien aux Travailleurs Immigrés). À partir de 1973, elle travaille à la Cimade où elle est responsable du service « Logement des immigrés ».
Monique intervient également dans les débats et devient l’auteur d’une vingtaine d’articles dans la presse nationale militante, parmi lesquels : « Les travailleurs immigrés, isolés ou récupérés ». Invitée à intervenir lors de colloques, elle participe à des cursus universitaires. Elle transmet son expérience non pas comme une intellectuelle, mais comme un témoin de l’histoire. De 1981 à 1986, elle travaille à la résorption des cités « Sonacotra » et devient professeur à Grenoble dans le cadre de l’insertion professionnelle.
Femme de terrain, elle acquiert une place reconnue dans le milieu intellectuel engagé. Elle peut alors dénoncer publiquement par écrit les violences faites aux migrants algériens du bidonville « La Folie » pendant la guerre d’Algérie à Nanterre. Le 11 mars 1999, elle témoigne contre Maurice Papon, alors préfet de police de Paris, dans l’affaire qui l’opposait à l’historien Jean-Luc Einaudi.
Après la parution de son premier livre sur lequel elle s’appuie, elle publie en 2001, Chroniques du bidonville. Nanterre en guerre d’Algérie 1959-1962, aux éditions du Seuil. Dans ce récit, préfacé par François Maspero, elle décrit la vie des travailleurs immigrés et de leur famille dans le bidonville ; les difficultés administratives incessantes qui leur sont faites. Elle dénonce la brutalité des policiers, les humiliations ordinaires que subissent ces populations.
Conclusion :
Ce lien fort l’unissant à « ses amis algériens » lui vaut l’obtention de la nationalité algérienne en décembre 2018. Ayant vécu une grande partie de sa vie en bidonville, elle ne peut se résoudre à loger dans une maison ou en appartement. Elle décide de s’installer modestement jusqu’à la fin de sa vie dans une caravane, en camping, dans le département de l’Aube, où ses amis lui rendent visite.
Décédée le 20 mars 2023 à Nanterre, elle est inhumée au cimetière El Alia, à Alger auprès des résistants et des martyrs de la guerre d’indépendance. L’engagement a été un état de vie pour Monique Hervo. Elle laisse derrière elle, un témoignage sur une époque révolue, mais aussi, elle rappelle qu’ « il faut garder à l’esprit que la banalité du mal n’a pas plus de frontières temporelles que de limites géographiques » (François Maspero dans la préface des Chroniques). Chris Marker, réalisateur et écrivain dans son documentaire « Le joli mai » rappelle que « Tant que les prisons existent, vous n’êtes pas libres ».
Bibliographie :
Bidonvilles [Livre] : l’enlisement / enregistrements transcrits et présentés par Monique Hervo, Marie-Ange Charras ; graphiques et dessins de Monique Hervo
Chroniques du bidonville : [Livre] : Nanterre en guerre d’Algérie, 1959-1962 / Monique Hervo ; préf. de Francois Maspéro
Scènes de la guerre d’Algérie en France [Livre] : automne 1961 / Jean-Luc Einaudi
La bataille de France [Livre] : la guerre d’Algérie en métropole / Linda Amiri ; préf. de Benjamin Stora
Du bidonville aux HLM / [Livre] / Mehdi Lallaoui
Nanterre, du bidonville à la cité [Livre] / Victor Collet
Article « Les travailleurs immigrés, isolés ou récupérés » [Autrement Revue, n° 6, 1976] / Monique Hervo
Autrement [Revue]
Un Nanterre algérien : terre de bidonvilles [Autrement Revue n° 85, H-S, 1995] / par Abelmalek [i.e. Abdelmalek] Sayad ; avec la collab. de Éliane Dupuy
Le joli mai [D.V.D.] / réal. de Chris Marker et Pierre Lhomme ; Henri Belly, Henri Crespi, Nathalie Michel, enquêteurs ; Yves Montand, voix ; Michel Legrand, comp.
Ici on noie les algériens [D.V.D.] : 17 octobre 1961 / réal. de Yasmina Adi
Octobre noir [Livre] / dessinateur Mako ; scénariste Didier Daeninckx
Demain, demain. 1 [Livre] : Nanterre, bidonville de la folie, 1962-1966 / Laurent Maffre.. Suivi de 127, rue de la Garenne / raconté par Monique Hervo
Pour aller plus loin quelques ressources en ligne :
En 2011 et en 2019 Monique Hervo effectue une donation de négatifs ainsi que des tirages à la bibliothèque du Musée La contemporaine, à Nanterre. Une grande partie de ses photos sont consultables en ligne : l’Argonaute, bibliothèque numérique de La contemporaine
Podcast du 3 avril 2023, sur Là-bas si j’y suis : « Elle permet durablement de ne pas désespérer », un hommage à Monique Hervo. | Reportages | Là-bas si j’y suis (la-bas.org)
Exposition du 9 octobre 2012 au 19 mai 2013, au Musée de l’histoire de l’immigration « Vies d’Exil. Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962 » : Vies d’exil – 1954-1962. Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie | Musée de l’histoire de l’immigration (histoire-immigration.fr)
Article « Monique Hervo, une vie avec les Algériens et les mal-logés » d’Emmanuel Blanchard dans : Plein droit 2011/4 (n°91), pages 36 à 40 : https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2011-4-page-36.htm
Article « Monique Hervo, une combattante pour la dignité humaine et pour la fraternité » de Mehdi Lallaoui , du 20/03/2023 : https://blogs.mediapart.fr/mehdi-lallaoui/blog/200323/monique-hervo-une-combattante-pour-la-dignite-humaine-et-pour-la-fraternite
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