Psychologie
Un corps qui pense
Publié le 10/02/2020 à 19:31 - 6 min - Modifié le 12/02/2020 par Y. E.
Les sciences cognitives, depuis leur apparition au milieu du vingtième siècle, ont indéniablement bouleversé les conceptions guidant la recherche sur le fonctionnement de l’esprit humain. Depuis une trentaine d’année toutefois, le courant cognitiviste, jusqu’alors dominant, est de plus en plus remis en cause. L’approche dite de la cognition incarnée, notamment, renouvelle profondément la conception du fonctionnement de l’esprit en réintroduisant le grand absent de la pensée cognitiviste, le corps.
La révolution cognitive, ouvrir la boite noire
Au milieu du vingtième siècle, la psychologie scientifique était dominée par le courant behavioriste, incarné notamment par John Broadus Watson et Burrhus Frederic Skinner. Suivant l’idée que seul ce qui est directement observable peut être l’objet d’une investigation scientifique, les behavioristes limitaient leur objet de recherche à l’étude des comportements, en délaissant celle des processus mentaux à l’origine de ceux-ci. En gros, on s’intéressait donc aux stimuli et à leurs réponses, et pas aux mécanismes pour aboutir de l’un à l’autre.
À partir du milieu des années quarante, des chercheurs venus de divers horizons commencèrent à rejeter cette conception de l’esprit comme une boite noire, sans pour autant adhérer au mentalisme et sa méthode introspective. Les participants aux fameuses conférences Macy, parmi lesquels figuraient Margareth Mead, Gregory Bateson, John von Neumann ou Norbert Wiener, travaillaient dans des champs de recherche très variés, de l’anthropologie ou la psychologie à l’économie ou les mathématiques. ils se fixèrent comme objectif de mettre au point des méthodes scientifiques permettant l’exploration de l’esprit. Ces conférences allaient notamment servir de cadre de développement à la cybernétique et aux premiers travaux sur la théorie de l’information et l’intelligence artificielle, qui auront une influence déterminante sur la pensée cognitiviste.
Le cognitivisme, hacker le cerveau
Marqués par ces travaux, Noam Chomsky, Marvin Minsky, John McCarthy ou Herbert Simon, allaient concevoir l’activité mentale selon la métaphore de l’ordinateur. Dans ce modèle cognitiviste (ou computo-symbolique), le système perceptif de l’individu extrait l’information de son environnement et la code de façon arbitraire afin d’en tirer une représentation symbolique. Chaque type d’information (procédurale, épisodique, sémantique) est alors stockée dans un module dédié, localisé dans une zone spécifique du cerveau. L’activité de cognition consiste donc à récupérer ces symboles en mémoire à l’occasion de stimuli, et les soumettre à un ensemble de calculs afin de produire du sens. Dans cette optique, il existe donc une syntaxe préétablie propre au fonctionnement du système cognitif, une forme de « grammaire de la pensée », comparable à un algorithme informatique. Il suffirait donc, en quelque sorte, d’exprimer cette syntaxe sous forme mathématique pour modéliser le fonctionnement cognitif.
Le connexionnisme, la puissance des réseaux
Le modèle computo-symbolique, s’il a sans conteste permis de grandes avancées dans la compréhension de l’activité cognitive, ne va pas sans poser quelques problèmes. Ainsi, les règles syntaxiques utilisées par le système cognitif sont présentées comme statiques. Or, les individus évoluent dans un environnement en perpétuelle évolution. L’approche connexionniste pallie ces difficultés en considérant le cerveau comme un système dynamique et auto-organisé. Lorsque plusieurs neurones s’activent ensemble, leur connexion se renforce. Au contraire, s’ils s’activent séparément, la force de leur lien diminue. Les neurones souvent activés simultanément finiraient par constituer des réseaux « préférentiels », au sein desquels l’information circule plus vite.
Dans cette conception, la connaissance n’est plus mémorisée dans des modules spécifiques, mais distribuée sur l’ensemble du cerveau. Les états mentaux émergent des interactions entre les neurones et entre les réseaux de neurones. Les neurones eux-mêmes ne stockent aucune information, mais celle-ci réside dans la force de leurs connexions.
Toutefois, le point commun de toutes les approches que nous avons abordées jusqu’ici est la conception dualiste du rapport corps/esprit. On considère que le corps est « au service » de l’esprit. Il l’utilise pour récolter des informations dans l’environnement, traite ces informations, puis renvoit des instructions pour qu’un comportement soit effectué.
L’énaction, changement de paradigme
Francisco Varela était biologiste de formation. Il a ensuite travaillé comme chercheur en neuroscience et en épistémologie appliquée. Avec Humberto Maturana, il a développé le concept d’autopoïèse, très influencée par les théorie de la cybernétique de second ordre. C’est un système complexe d’éléments qui se régénèrent constamment, par leurs interactions et leurs transformations, et qui modifient l’environnement dans lequel ils évoluent. Ce concept est à la base du phénomène d’énaction, qui définit l’émergence de sens issue du couplage entre un organisme et son environnement.
D’après lui, « La cognition, loin d’être la représentation d’un monde préformé, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de diverses actions qu’accomplit un être dans le monde » (Invitation aux sciences cognitives, F. Varela, 1996, p. 35)
La cognition incarnée, le corps pensant
Certains chercheurs, tels que L. W. Barsalou, George Lakoff, ou Remy Versace défendent des modèles proches de l’énaction théorisée par Francisco Varela. La cognition incarnée cherche à renverser complètement la vision cognitiviste. Pour cela, elle conçoit l’ensemble corps/esprit comme une entité auto-organisée. Celle-ci interagit constamment avec l’environnement. L’appareil sensori-moteur de l’individu, quant à lui, agit comme une boucle de rétro-action. Le corps change de statut, il n’est plus un outil utilisé par l’esprit pour saisir le monde. Il retrouve sa place et devient le média par lequel le sens du monde émerge à l’esprit.
Dans cette optique, le monde ne préexiste pas à l’agent qui s’en saisit. Il n’est pas non plus une pure projection de l’esprit. Ils se coconstruisent mutuellement. Une expérience est donc toujours unique. Elle est le fruit de la rencontre de l’agent avec le monde, médiatisée par ses expériences précédentes.
Par exemple une chaise peut avoir plusieurs significations pour moi. Si j’ai deux ans et qu’elle m’arrive aux épaules, c’est une montagne à escalader. Si je suis adulte et que je souhaite attraper un objet, c’est un marchepied. Mais si j’ai besoin d’une pause, c’est un siège. Au fil des répétitions, le même objet va représenter trois réalités différents pour moi. Ce sont mes capacités physiques et mes interactions avec le monde qui détermineront quelle facette de l’objet je vais mobiliser. Le concept “chaise” ne constitue pas un concept symbolique abstrait et figé, comme dans la pensée computo-symbolique. Il est coconstruit par mon état mental, l’objet “chaise” et mes expériences physiques passées de cet objet. Lorsque je mobilise ce concept, mon cerveau reproduit ces expériences. Enfin, cette expérience modifie à son tour la représentation mentale “chaise” que je mobiliserai lors de mes futures expériences.
Ce paradigme réintroduit le corps comme élément à part entière de la démarche de cognition. Il devient l’élément qui permet le contact avec le monde, et donc sa représentation. La signification émerge alors de la rencontre entre les possibilités offertes par l’environnement et les possibilités d’action du corps.
Pour aller plus loin:
Aux origines des sciences cognitives / Jean-Pierre Dupuy
Agir pour Connaître / Denis Brouillet
Cognition incarnée /Remy Versace, Denis Brouillet et Guillaum e Vallet
L’inscription corporelle de l’esprit / Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch
Le cercle créateur / Francisco Varela
De l’esprit au Cerveau / Thierry Ripoll
La cognition, Du neurone à la société / Dir. Thérèse Collins, Daniel Andler et Catherine Tallon-Baudry
Les épistémologies constructivistes / Jean-Louis Le Moigne
Phénoménologie et physiologie de l’action / Alain Berthoz et Jean-Luc Petit
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