Qu’est devenu le printemps du Soudan ?

Une révolution entre espoirs et réaction

- temps de lecture approximatif de 10 minutes 10 min - Modifié le 08/09/2021 par Gadji

En décembre 2018, le Soudan connait une vague de manifestations dans plusieurs villes de province, qui gagne la capitale Khartoum et finit par déboucher sur la chute d’Omar al-Bachir, l'homme qui avait imposé un pouvoir sans partage depuis 1989. Si l'on a beaucoup parlé des printemps arabes, des soulèvements turcs ou iraniens, celui du Soudan est resté un peu plus dans l'ombre. Ses acteurs et témoins ont, comme leurs frères d'armes d'autres révolutions contemporaines, richement documenté cette mobilisation de 5 mois et partagé des contenus sur les réseaux sociaux. Une sélection de ces images est d'ailleurs proposée par Les Rencontres photographiques d'Arles 2021 dans le cadre de l'exposition "Thawra !". Alors que les soudanais placent beaucoup d'espoirs dans les prochaines élections de 2022, revenons sur les origines et le déroulement de ce mouvement populaire, les continuités et rupture avec les printemps arabes, les espoirs et les désillusions suscités par ce printemps fané du Soudan.

Soudan-2019-annee-zero
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Article rédigé par Joachim Larrman, Département Société

Un régime dictatorial affaibli

Le 11 avril 2019, le président Omar al-Bachir est renversé par l’armée après 30 ans de dictature islamiste. Précédemment, les 17 et 19 décembre 2018, des manifestants avaient brûlé les bureaux du parti au pouvoir, le National Congress Party, à Damazin au Sud et Atbara au Nord de la capitale. Ces manifestations s’étendent alors dans tout le pays et atteignent Khartoum le 20 décembre, comme le montre cette carte du Monde diplomatique . Durant plusieurs mois, des milliers de manifestants sont arrêtés, certains même, disparaissent.

  • La sécession du Soudan du Sud, échec majeur d’Omar al-Bachir

Malgré la violence du pouvoir, cette colère populaire traduit l’affaiblissement d’un régime tenace et autoritaire. Le gouvernement islamiste, arrivé au pouvoir par un coup d’état militaire en 1989, a longtemps tenté de mettre fin à la guerre entre le Nord (majoritairement musulman) et le Sud (majoritairement chrétien) du Soudan sans y parvenir. La volonté d’autonomie du Sud avait en effet provoqué un long affrontement, depuis l’indépendance en 1956. L’échec de cette stratégie a conduit Omar al-Bachir à accepter la sécession du Sud en 2011 : le régime abandonne alors 600 000km² et les réserves pétrolières

qui garantissaient une alliance étroite avec la Chine, il perd aussi les restes de son aura nationaliste.

  • Le conflit au Darfour ou le racisme du pouvoir

En voulant imposer une vision rigoriste de l’islam et promouvoir l’arabité, Omar al-Bachir a, en outre, provoqué le soulèvement du  Darfour (province occidentale du Soudan) en 2003, entrainant une longue guerre civile qui dure encore aujourd’hui et contraint la population à l’exil.

  • La crise économique déclenche la révolution de Décembre

Enfin, en 2018 la crise économique qui frappe le pays fait perdre toute légitimité au pouvoir : « les arcanes de l’État soudanais traditionnel avaient été remplacés par des réseaux de pouvoir aux mains d’une poignée d’islamistes. ». Dans ce contexte très dégradé, l’annonce d’un triplement du prix du pain déclenche des manifestations, qui visent aussi rapidement le régime du président Omar al-Bachir et ses symboles, en particulier les locaux du parti au pouvoir. Le slogan qui s’impose alors révèle le saut qualitatif de la contestation : « la chute, c’est tout » (Tasgot bass !) et s’accompagne aussitôt d’un autre, jamais remis en cause : « Pacifique ! » (Silmiya !)

L’engrenage manifestation-répression renforce la colère et la résolution des Soudanais. Le journaliste Christophe Ayad écrivait ainsi dès janvier 2019 :  « Par rapport aux révolutions de 1964 et 1985, le soulèvement actuel est le plus ample dans sa distribution géographique et sociale, le plus soutenu dans la durée et le plus radical dans sa demande de changement. Il est à la mesure de la longévité au pouvoir de M. Al-Bachir et de l’ampleur de sa faillite économique et politique […] L’inflation culmine à plus de 70 % par an et le FMI impose des conditions drastiques pour un nouveau prêt. Seule une petite classe de profiteurs a bénéficié du régime islamo-militaire.» alors que la population soudanaise a doublé depuis 1989 et celle de Khartoum quintuplé sous l’effet de l’exode rural et des multiples guerres qui déchirent le Soudan, non seulement au Darfour mais aussi dans les provinces des Monts Nouba (au Sud) et du Nil bleu (au Sud-Est).

A l’appel de l’Association des professionnels Soudanais relayé par les Comités de Résistance des quartiers, un rassemblement gigantesque converge le 6 avril jusqu’au ministère de la Défense pour demander le soutien des militaires et faire céder le régime. Les soldats prennent le parti du peuple et repoussent les attaques violentes de la police. Les manifestants occupent alors durablement l’espace public au cœur de Khartoum.

Le sit-in de la Qiyadah : une ville dans la ville

« Mais ce sit-in n’est pas une place comme d’autres, nées ailleurs des printemps arabes mais un ensemble de rues adjacentes au 

 ministère de la Défense (la Qiyadah) au centre de la capitale. Ces rues se politisent en devenant le point de l’immense rassemblement populaire du 6 avril 2019 – la première « Marche du Million » depuis le début de la révolution de décembre 2018. Ce même jour, les manifestants s’approprient ce qui devient un lieu de la colère pour en faire un espace d’espoir et  de liberté, puis progressivement un territoire organisé et enfin une plateforme d’éveil et d’expression politique colorée des fresques artistiques. », écrit le politologue Jean-Nicolas Bach dans un beau livre intitulé Soudan, 2019 année zéro. Les éditions Soleb ont choisi de  publier ce livre qui “saisit ce moment suspendu, cette « année zéro ». Il relate de l’intérieur les étapes de la rébellion , des plus enthousiasmantes aux plus tragiques. »

L’organisation de Qiyadah impressionne la journaliste Gwenaëlle Lenoir : « Des cuisines collectives nourrissent gratuitement des milliers de personnes chaque jour. Des ingénieurs en électricité supervisent le gros générateur, les installations des scènes « officielles » et des estrades improvisées. Des journalistes et des vidéastes alimentent la page Facebook du sit-in. Sept cliniques et une pharmacie centrale travaillent 24 heures sur 24. Des camions ravitaillent en eau, en glace, en jus de fruits par bidons entiers. »

Une révolution d’en bas

Les participants au sit-in sont très divers : activistes et citoyens de Khartoum et des provinces, enfants des rues, marchandes de thé, universitaires, militaires, médecins ou ingénieurs mais aussi des groupes jusque-là invisibles : mouvements de femmes et groupes marginalisés du Darfour, du Nil Bleu, du Nord, etc… Le territoire révolutionnaire du sit-in est soutenu par l’énergie des quartiers de Khartoum : la population s’y rend le soir accédant aux manifestations artistiques, concerts et narguilés autrefois interdits par le régime islamiste. S’y façonne une révolution par en bas où le pays entier est représenté, où chaque ville a sa tente. Des autobus amènent des habitants du Darfour qui exposent pour la première fois leur souffrance à Khartoum. Les militants, pleins d’espoir, veulent rassembler tous les Soudanais : « Après, il faudra déployer en grand ce qui existe dans ce Soudan miniature : l’éducation en premier lieu. « Tout découle de ça ! », s’exclame-t-on en chœur aux quatre coins de Qiyadah. «  Toutes nos guerres viennent de la méconnaissance que nous avons des différentes cultures présentes au Soudan et de leur mépris par certains, assure Afifi, peintre reconnu et opposant de la première heure au régime d’Omar Al-Bachir. Seule l’éducation peut réparer cela et nous permettre d’aller de l’avant. », écrit encore Gwenaëlle Lenoir. Certains enseignent les bases aux enfants des rues : lire, écrire, dessiner, jouer de la musique. La Fondation des chercheurs soudanais organise des « clubs » quotidiens où l’on débat et apprend en français, en anglais et en arabe. Des astronomes ont posé sur l’asphalte des télescopes et des maquettes de planète. Six jeunes hommes tiennent une bibliothèque au service des valeurs de la révolution et de la transformation du Soudan. Défendant le partage des connaissances intellectuelles, ils soulignent l’importance de la lecture durant le sit-in : « la librairie se veut ainsi un lieu de sociabilité productive. »

Après la chute d’Omar al-Bachir, un nouveau slogan : Madaniya (gouvernement civil)

Le 11 avril, 5 jours après le début du sit-in, l’armée renverse Omar al-Bachir pour conserver le pouvoir mais le sit-in se poursuit, défendant le retour du pouvoir aux civils. Un mot d’ordre rallie toutes et tous : Madaniya (gouvernement civil) ! L’Alliance pour le changement et la liberté négocie les conditions de la transition avec la junte militaire. Mais les négociations piétinent et les militaires exigent de plus en plus fermement le démantèlement du sit-in, finalement attaqué le 3 juin : les RSF (Rapid Support Forces) du général Hemetti, numéro 2 de la junte, détruisent le sit-in, faisant près de 150 morts.

Pourtant, le 30 juin, une nouvelle « marche du Million » exprime la détermination des Soudanais et leur désir de démocratie. Les négociations reprennent après une médiation internationale et permettent la création d’un gouvernement de transition partagé entre civils et militaires pour conduire le pays jusqu’aux élections prévues en 2022.

Les Soudanaises dans la révolution

« Ils nous brûlent au nom de la religion.

Ils nous tuent au nom de la religion.

Ils nous emprisonnent au nom de la religion.

 Mais l’islam est innocent

L’islam nous dit : soulève-toi contre les tyrans !

Les balles ne tuent pas,

C’est le silence qui me tue. »

Ce poème récité par une jeune soudanaise captive la foule et son image fait le tour du monde sur les réseaux sociaux. Etudiante en architecture, drapée dans un voile traditionnel, Alaah Salah  devient alors l’incarnation de la révolution soudanaise. Ce poème célèbre au Soudan dénonce l’islam politique qui utilise la religion pour justifier le contrôle social et l’arbitraire imposés aux citoyens. Les femmes furent les premières victimes de cette politique de contrôle des corps. Dès décembre 2018, elles participent largement aux manifestations, puis au sit-in après le 6 avril. Musiciennes, peintres, militantes féministes, enseignantes, étudiantes, citoyennes ordinaires, elles tiennent de petits salons de thé dans la rue, des ateliers pour les enfants, participent aux concerts, aux débats politiques. Bref, cette expérience révolutionnaire est l’occasion de prendre leur liberté, oubliant les règles sociales très strictes, même si cette situation est temporaire. Pourtant, les femmes restent sous-représentées dans les délégations de l’opposition qui ont négocié avec la junte militaire et le gouvernement formé en 2019 ne comprend que 4 femmes sur 18 ministres.

Un dépassement de l’islamisme et du racisme de l’Ancien régime ?

Contrairement aux Tunisiens ou Egyptiens qui plaçaient leurs espoirs dans des partis islamistes, les révolutionnaires soudanais rejettent en masse l’instrumentalisation politique de la religion : après 30 ans de dictature militaire légitimée par une idéologie islamiste, la révolte vise autant les militaires que les religieux. Croyants pour la plupart, les révolutionnaires estiment cependant que leur croyance appartient à la sphère de l’intime et doit échapper à la surveillance constante des autorités. La réalisatrice Hind Meddeb, qui a filmé le sit-in pour un documentaire intitulée Soudan, retiens les chants qui s’effondrent, témoigne de la tolérance envers ceux qui déjeunent au sit-in durant le ramadan. Et chaque soir, tout le monde communie autour d’un immense repas convivial.

Les révolutionnaires veulent aussi rompre avec l’idéologie raciste imposée par le régime d’Omar al-Bachir : en effet, l’idée d’une supériorité de l’arabité sur les autres langues africaines (plus de 117 langues au Soudan) a justifié les politiques publiques et les campagnes de terreur menées par le pouvoir central contre les autres régions du pays. La société civile appelle ainsi à rassembler l’ensemble des Soudanais pour une cohabitation pacifique des multiples tribus et croyances qui font la diversité du pays, même si au quotidien le racisme n’a pas disparu et la nouvelle génération peine à changer la mentalité des anciens.


Si la 3ème révolution soudanaise n’a pas réglé tous les problèmes du pays, elle n’en a pas moins ouvert le champ des possibles. Les Soudanais sont restés largement mobilisés toute l’année 2019 afin d’assurer le retour du pouvoir aux civils. Le sit-in de Qiyadah qui a rassemblé les diverses composantes de la société soudanaise a montré la force du mouvement et l’engagement des soudanaises et soudanais pour construire un avenir libre et pacifique avec l’appui de la communauté internationale. Les élections de 2022 sont donc attendues avec impatience.

Pour aller plus loin :

  • Livres

Soudan, 2019, année zéro, dirigée par J-N Bach et F. Mongiat, édition Soleb, 2020, Edition gratuite en ligne

Le chant de la révolte d’Alaa Salah, édition Favre, 2021

L’esprit de la révolte dirigé par Leyla Dakhli, édition du Seuil, 2020

Il était une fois… les révolutions arabes de Kaouther Adimi et alii, édition du Seuil, 2021

Films documentaires:

Talking about trees de Suhaib Gasmelbari, édition JHR Films, 2020 : Ibrahim, Suleiman, Manar et Altayeb, cinéastes facétieux et idéalistes, sillonnent dans un van les routes du Soudan pour projeter des films en évitant la censure du pouvoir. Rêvant d’organiser une grande projection publique dans la capitale, Khartoum, ils projettent de rénover une salle de cinéma à l’abandon. Son nom ? “La Révolution”… (Source Influx)

A venir : Soudan, retiens les chants qui s’effondrent, de Hind Meddeb

  • Exposition

Thawra ! Révolution ! Soudan, histoire d’un soulèvement, Rencontres photographiques d’Arles, jusqu’au 26 septembre 2021

  • Articles en ligne:

« Le Soudan traverse une révolution, la troisième », Le Monde, 29 janvier 2019

« L’Etat profond à la manœuvre au Soudan », Le Monde diplomatique, septembre 2019

« Au Soudan, deux ans après le massacre du 3 juin, les manifestants demandent toujours justice », Le Monde, 04 juin 2021

« Soudan. A Qiyadah, l’utopie d’un nouveau Soudan », Orient XXI, 3 juin 2019

« Soudan. La France soutient la transition démocratique. », Orient XXI, 21 mai 2021

 

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