Philosophie : le meilleur de 2023

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 27/01/2024 par Guillaume

Au mois de janvier, c’est l’heure des bilans. L’influx jette un oeil dans le rétroviseur sur les parutions de 2023. On vous propose notre top des livres de philosophie, en toute subjectivité bien sûr. De la pensée sur le monde que nous habitons, aux problématiques posées par algorithmes et l'I.A. en passant par la question de la vérité, notre best-of de l’année écoulée fait état d’une philosophie engagée dans son temps et dans la société avec, au fond, un mot d’ordre : prendre soin du monde, des autres, des choses et des milieux. C’est parti pour le réarmement philosophique !

le penseur de Rodin - détournement
le penseur de Rodin - détournement

 

Se tenir quelque part sur la terre : comment parler des lieux qu’on aime, de Joëlle Zask, Premier Parallèle.

Joëlle Zask est une penseuse de la démocratie et une spécialiste de John Dewey. Avec son dernier livre, elle offre une réflexion plus personnelle, fondée sur sa propre expérience des lieux qu’elle aime et qui l’ont marquée. Elle cherche une troisième voie entre deux manières antinomiques d’habiter le monde. Entre les citoyens hors-sol, libéraux, qui traversent le monde tout en le négligeant et les « enracinés » dont l’attache à un lieu peut nourrir l’exclusion des étrangers… Aimer un lieu, ce n’est pas le posséder, c’est vivre des expériences fortes à son contact, c’est prendre soin de ce lien ; partant, de son environnement et des autres.

L’excellente émission Les idées larges de Laura Raim sur Arte (sans doute ce qui se fait de mieux en vulgarisation des sciences humaines et sociales sur le PAF !) a consacré un épisode à cet ouvrage.

La communauté terrestre, d’Achille Membe, La Découverte.

Réchauffement climatique, dégradation des biotopes, délires techno-solutionnistes : à l’heure des catastrophes et des changements brutaux qui affectent toute vie sur terre, le philosophe camerounais Achille Membe propose une exigeante mais vivifiante réflexion sur la terre comme espace commun, espace de la communauté entre les différentes formes de vie mais aussi avec nos ancêtres et nos objets.

Adossée aux métaphysiques animistes africaines, sa thèse se déploie pour penser le soin et « faire justice à l’ensemble du vivant ».

Le soin des choses. Politiques de la maintenance, de Jérôme Denis et Jérôme Pontille, La Découverte.

Du soin de notre environnement matériel, il est largement question dans ce brillant essai écrit par deux sociologues. Le livre oscille entre un questionnement philosophique sur ce qu’est l’attention aux choses, à leur fragilité, à ce qui nous unit aux objets et une enquête de terrain à la rencontre de ces “mainteneurs”, souvent négligés par la société. Ce qui est souvent considéré comme du « sale boulot » consiste à faire durer les choses, contre l’obsolescence programmée et les phénomènes de surconsommation. La maintenance est ici conçue comme un acte résolument politique et écologique, précieux pour les temps à venir.

Jérôme Pontille et Jérôme Denis ont été invités à la bibliothèque de Lyon en mai dernier. Vous pouvez gratuitement réécouter ou revoir leur conférence.

Schizophrénie numérique. La crise de l’esprit à l’ère des nouvelles technologies, Allia.

L’excellente maison d’édition Allia publie ce court mais très stimulant texte d’Anne Alombert, philosophe des enjeux liés à la technique, dans la lignée des travaux de Bernard Stiegler ou Gilbert Simondon. Selon elle, il faut moins craindre l’avènement d’une super-intelligence artificielle que s’interroger sur la façon dont les technologies numériques, telles qu’elles sont conçues principalement par les GAFAM, abiment nos esprits, nos capacités cognitives et sociales. Loin d’être un pamphlet technophobe, Schizophrénie numérique est une invitation à penser des technologies propices au développement de notre vie en commun, de notre créativité  et au déploiement d’une intelligence bien humaine.

Et pour celles et ceux que le sujet intéressent, Anne Alombert nous fera le plaisir de sa venue à la Bibliothèque de Lyon le 27 mars 2024, dans le cadre du Printemps du numérique.

Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme, de Daniel Andler, Gallimard.

Le très ambitieux livre du mathématicien et philosophe des sciences Daniel Andler s’attelle à résoudre deux énigmes intrinsèquement liées. La première, celle de l’intelligence humaine dont la définition ne cesse de nous échapper. Elle échappe d’ailleurs à ceux qui conçoivent les I.A. capables certes de produire de puissants « effets d’intelligence » mais pas de simuler complètement nos facultés humaines. La seconde énigme, c’est celle d’une I.A. qui progresse à grande vitesse sans pour autant se rapprocher de notre intelligence. C’est que cette dernière ne se limite pas à résoudre des problèmes. A ce petit jeu, les « machines pensantes » sont redoutables et ont de quoi inquiéter. Cependant, notre intelligence se situe ailleurs, dans ce qu’Andler appelle notre capacité à « agir de façon appropriée » dans une situation vécue, humainement expérimentée.

Loin des cris d’épouvante des uns ou des délires enthousiastes des autres, le philosophe instruit avec précision cette double énigme, en s’appuyant notamment sur l’histoire des sciences cognitives et de l’informatique.

La post-vérité ou Le dégoût du vrai, de Claudine Tiercelin, éditions Intervalles.

Qui mieux qu’une métaphysicienne, spécialiste de la philosophie de la connaissance pour réinterroger ce vieux concept de vérité ? Vieux tant il semble aujourd’hui mis à mal par les attaques virulentes contre le discours scientifique, par le bullshitisme et autres fake news… Et pourtant, avec une rigueur matinée de philosophie analytique, Claudine Tiercelin réhabilite l’argumentation rationnelle pour accéder à une vérité qui, loin d’être aliénante, permet une mise à distance des affects et la création d’un véritable espace de controverse démocratique. Comme elle l’explique dans une interview à Télérama, la métaphysique « rend possible un découpage de la réalité et fournit des critères opérants pour distinguer le vrai du faux, le réel de la fiction ». Salutaire donc.

Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, de Philippe Colin et Lissell Quiroz, Zones.

Le « décolonial » n’a pas bonne presse. Dans les médias mainstream, il est souvent mis dans le même sac que le « wokisme » et « l’islamo-gauchisme », comme autant de courants (largement fantasmés !) qui viseraient la culpabilisation et la chute de l’Occident, des Blancs, des hommes… Bref, une grande pagaille règne dans la vie des idées, dans laquelle cette introduction aux pensées décoloniales contribue à remettre un peu d’ordre. Car avant d’être un stigmate, le « décolonial » constitue un ensemble théorique, né spécifiquement en Amérique Latine en raison de son histoire particulière, qui interroge les suites des décolonisations jugées inachevées. Derrière la libération formelle des peuples anciennement colonisés persistent des structures de pouvoirs largement marquées par la « colonialité ».

La critique décoloniale s’appuie notamment sur les expériences et les savoirs élaborés par les minorités et les subalternes dont le livre rend compte. Cet important travail de synthèse présente également des auteurs et leurs concepts dont nous n’avons que très peu entendu parler en France (Mignolo, Escobar, Quijano…).

Bonus : nos autres sélections philo de l’année

Tout au long de l’année, les bibliothécaires mettent en avant des titres qui les ont marqués, émus, intrigués, enthousiasmés… Il s’agit souvent d’ouvrages qui ont fait l’objet d’une moins grande attention médiatique. Ils n’ont pas intégré le top… mais c’est parfaitement arbitraire ! Car ils n’en sont pas moins passionnants. Vous reprendrez bien un peu de philo ?

 

 

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