Sélection
Être ou ne pas être soi
Une question philosophique
Publié le 17/06/2024 à 18:32 - 13 min - Modifié le 15/06/2024 par Log
« Être soi-même », « cultiver son moi » : le développement personnel fait son mantra de ces expressions. Mais qu’est-ce que le « moi » ou même, qui est le « moi » ? Cette sélection d’ouvrages philosophiques vous propose, non pas de répondre à cette vertigineuse question, mais de présenter quelques-unes des nombreuses réponses possibles.
Petite définition :
Alors le Moi, substance pensante ou flux de sensations ? Est-il transcendant, illusoire, inconnaissable ? Nous voici lancés dans une drôle de quête de définition. Y aurait-il autant de moi que de philosophes ? Voire que de civilisations ? Car le moi qui nous occupe ici est, on peut le constater aux références évoquées, clairement occidental !
« Saisi empiriquement à travers les expériences de la vie, pour Montaigne qui s’épie, se « goûte » et se « love » en lui-même, chez Descartes, le « je » acquiert avec la découverte du cogito une dimension métaphysique – le Moi étant alors identifié à la substance pensante. Le débat philosophique qui en découle porte sur la réalité du Moi et sa connaissance possible : source de l’identité pour Locke, introuvable pour Hume, pure illusion grammaticale pour Nietzsche, il constitue au contraire pour l’idéalisme subjectif de Kant, la condition de possibilité de toute connaissance (le « Je transcendantal »), bien que lui-même inconnaissable. Fichte, héritier de Kant, fait du Moi et du Non-Moi connu seulement par l’agir, les bases de son système. L’anarchiste Marx Stirner exalte le Moi comme valeur absolue et affirme : « Au-dessus de moi, il n’y a que moi ». »
Article moi Lexique Philosophie magazine
Quand Monsieur Phi se penche sur le problème de l’identité personnelle, ni Locke ni Spock ne lui permettent vraiment d’être sûr que l’on peut bien rester soi-même.
Naissance du moi :
Très subjectivement, deux titres ici, choisis pour leurs approches différentes. Le premier, s’attache à lier la naissance du moi à des questions politiques et morales, le second penche plutôt du côté de l’intime et de la vérité intérieure. On y trouve évidemment des références communes des penseurs de l’antiquité à Saint-Augustin, Rousseau, Descartes, Pascal, Hume et Locke pour ne citer qu’eux. Tous deux montrent ainsi les racines profondes de ce que l’on tend souvent à considérer comme un individualisme très contemporain.
Les sources du moi : la formation de l’identité moderne, Charles Taylor
« Les Sources du moi est une contribution importante à la compréhension de l’individu contemporain. Il montre en effet que l’individualisme de notre temps n’est pas, ou pas seulement, une conséquence du libéralisme politique et économique dominant. La « quête d’authenticité » qui semble marquer notre époque possède selon lui une véritable force morale : elle est source d’exigence éthique et de nouvelles valeurs pour la société, car chacun attend désormais une reconnaissance sociale de son identité. Ainsi, « le moi et la moralité s’avèrent être des thèmes qui s’entremêlent de manière inextricable ». »
Xavier Molénat, Sciences Humaines N° 211 – Janvier 2010
Etre soi-même, Claude Romano
Pour Claude Romano, « la philosophie contemporaine a continué de se focaliser presque exclusivement sur les paradoxes de l’identité personnelle (de l’identité numérique à travers le temps), [ …] et elle a abouti ainsi à la plus parfaite stérilité. » Il ambitionne donc de se pencher non sur le problème de l’identité à soi, mais sur celui d’une forme de fidélité à soi-même et à sa vérité intérieure. Ce qui donne de très belles pages sur l’authenticité.
Lire aussi Claude Romano, être soi-même n’est pas une question d’identité mais d’adéquation à soi, Libération 26/04/2019.
Citons tout de même deux autres penseurs importants, Charles Larmore pour Les pratiques du moi (Recension en ligne de Raphaël Villien) et Vincent Descombes avec notamment Le parler de soi (Soi-même est-il toujours un autre ?, podcast France culture avec Vincent Descombes et Claude Romano).
Avec ou sans Moi :
Et si le “moi” n’existait pas ? C’est ce que se demande Monsieur Phi. Il nous parle de Locke pour qui c’est la mémoire qui constitue le moi comme unité de conscience qui dure à travers le temps. Puis évoque Hume pour qui le moi est un flux de données d’expérience. Il élargit finalement au bouddhisme pour lequel le moi n’est qu’une illusion dont il faut apprendre à se détacher pour atteindre le nirvana.
Alors le moi, juste une fiction utile ? Plusieurs philosophes ont récemment essayé de se débarrasser du moi.
Pierre Guenancia dans L’Homme sans moi propose de remplacer le Moi par le « Je » pour enfin rencontrer le « Tu ».
« Pour envisager une société de paix, ou au moins de respect, faut-il appeler à déserter les autels où est célébré le «culte du moi», au nom de la «fonction civilisatrice du Je» ? C’est l’option que privilégie Pierre Guenancia dans l’important essai qu’il vient de publier. […] Comment «remettre le moi à sa place» ? Comment faire pour que cette place ne soit plus «celle d’une chose précieuse à connaître et à rechercher», mais «celle d’un individu capable par la pensée de se détacher suffisamment de lui-même pour apercevoir et reconnaître ce qu’il y a de commun à lui et aux autres» ?[…] «La glorification du moi», elle, est toujours partenaire de l’«exaltation de la nation et du chez soi», et nourrit les «idéologies nationalistes qui ont dévasté le monde ces deux derniers siècles». Alors que dans l’humanisme repensé par Pierre Guenancia, ce «lien interhumain» entre Je est le seul […] à pouvoir contrer «la résurgence toujours possible, toujours menaçante de la sauvagerie ou de la barbarie».»
L’homme sans moi de Pierre Guenancia, le grand Je et le petit Moi, recension de Pierre Maggiori sur Libération, 15/11/2023
Dorian Astor quant à lui revisite la célèbre phrase de Nietzsche dans Deviens ce que tu es : pour une vie philosophique.
« Avec finesse, Dorian Astor nous suggère que devenir ce que l’on est, c’est surtout une manière de ne pas trop se poser la question “qui suis-je ?” ; c’est surtout une manière de traverser l’ensemble de ses devenirs, c’est-à-dire “expérimenter”. »
Philosophie : que cache la formule « Deviens ce que tu es » ?, par Jean-Marie Durand, Les Inrocks, Publié le 16 octobre 2016 à 9h26
A écouter aussi : le podcast de France Culture.
Quant à Laurent de Sutter, il va jusqu’à nous livrer ses conseils Pour en finir avec soi-même.
« « Ah ! Être quelqu’un ! » Sincèrement, je ne vois pas ce qu’on a à gagner à « être quelqu’un ». En revanche, « devenir n’importe qui », parce qu’il s’agit à la fois d’une trajectoire sans fin et que cette trajectoire forme notre condition partagée avec n’importe qui d’autre, me paraît la condition fondamentale pour parvenir enfin à élaborer non seulement des modes de pensée, mais aussi des procédés d’action politique, esthétique, écologiques, qui nous sortent littéralement de nous-mêmes et aident à redonner leurs lettres de noblesse à l’invention. Mais alors une invention pratique, concrète, pragmatique, quotidienne – à mille lieues de la mystique de la « possibilité » avec laquelle certains tentent de préserver quelque chose comme une ouverture de l’être, comme s’il n’avait jamais été autre chose qu’une passoire ou un courant d’air. »
Laurent de Sutter : « Les concepts de soi ou d’être travaillent à rendre impossible tout un régime possible d’action ou de pensée pour en finir avec soi-même », Diacritik, entretien avec Johan Faerber, 11 mai 2021
L’autre moi :
Quelle place pour l’autre dans cet exercice d’égologie ?
“Être soi-même, c’est être plusieurs” nous dit David Berliner :
« La plupart d’entre nous pensons avoir un moi unitaire et stable. Et si, à l’inverse, le soi était multiple et versatile ? C’est la thèse avancée, il y a déjà un siècle, par le psychologue William James. Dans son Précis de psychologie, il soulignait combien le moi est morcelé « en différents soi qui peuvent se réfuter les uns les autres ». En effet, du matin au soir, le soi ne cesse de déployer une gymnastique complexe, oscillant entre une pluralité de facettes, de rôles, de pensées, de valeurs, d’émotions, parfois contradictoires. »
Sciences Humaines, mars 2023
Il développe son propos dans Devenir autre : hétérogénéité et plasticité du soi.
Dans Troublante identité, Paul Audi se débat avec une identité qu’il récuse.
« Paul Audi construit sa véritable identité d’écrivain pénétré du sentiment que l’on ne sera jamais autant soi-même que lorsque l’on n’aura plus rien de commun avec soi. Sa troublante identité renferme la trace frémissante de la bonne distance qu’il a trouvée entre lui et lui-même. Il est redevenu celui qu’il n’a jamais été. »
Troublante identité, Jean-Marie Durand, Philosophie magazine en ligne.
Enfin, Nassim El Kabli, dans Soi-même par un autre : figures d’exemplarité, figures d’exemple « défend la thèse que notre identité se construit grâce aux autres qui nous servent de modèles : « Il n’y a de soi que par l’autre ». » (Recension : Prendre modèle, par Juliette Chemillier , La Vie des idées).
Au bout de cette enquête, laissons le dernier mot à cet autre grand penseur de l’intériorité, Michel Eyquem de Montaigne :
« Je n’ai vu monstre et miracle au monde plus exprès que moi-même. On s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps ; mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moi.»
“Essais” (1580-1590), Livre III, Chapitre 11
Autour du moi …
A écouter :
Podcast France Culture sur Soi-même comme un autre, avec Paul Ricoeur
Moi je, philosophie de l’égotisme, podcast France culture avec Vincent Descombes
Qui suis-je ? France Culture, La suite dans les idées ? à propos de L’identité dictionnaire encyclopédique
A lire en ligne :
L’invention du moi, Cours de philosophie sur Dilectio
Pourquoi moi ?, recension en ligne de Le parler de soi
Charles Larmore, Les pratiques du moi [compte-rendu], Xavier Dandoy, Revue Philosophique de Louvain Année 2007 105-4 pp. 788-793
Dernières nouvelles du Moi , Vincent Descombes, Charles Larmore (recension dans Les études philosophiques, 2009)
« Soyez-vous même ! » : le retour de l’idéal d’authenticité, par Hicham-Stéphane Afaisa sur Nonfiction
Partager cet article