Les très riches, un objet sociologique

- temps de lecture approximatif de 14 minutes 14 min - par Gadji

Amour, gloire et beauté, diamants sur canapé, chasse à courre et petits fours… Les ultra riches suscitent une forme de fascination, dégagent une étrangeté extraordinaire, presque une forme d'exotisme. Classement des cent familles les plus fortunées au explorations du bottin mondain, reportages sur Courchevel, Neuilly-sur-Seine ou le XVIe arrondissement de Paris, tous les médias, quelle que soit leur ligne éditoriale, s’emparent régulièrement du sujet. Que l’on se moque, que l’on dénonce ou que l’on fasse rêver, c’est toujours vendeur et garanti en audimat. Mais qu’est ce qui se cache derrière les illusions et les apparences du jeu social ? Tous les riches se ressemblent-ils ? Qu’est-ce qui distingue un aristocrate, d’un bourgeois de père en fils ou d’un nouveau riche ? Voici quelques pistes de lectures pour mieux comprendre les mécanismes sociaux qui régulent ce milieu.

Etudier les riches

Les classes populaires ont été étudiées à maintes reprises et sous toutes les coutures. La classe dominante est un objet plus tardivement étudié par les sciences humaines et notamment par la sociologie. « Les voyages en grande-bourgeoisie des sociologues et des journalistes offrent souvent des prises de vue impeccables. De Saint-Barth à Neuilly-sur-Seine ils [les sociologues] décrivent un Gotha invariablement mobilisé lorsqu’il s’agit de défendre son ghetto. Cette image séduit le monde de l’édition. Le monde académique n’est pas en reste qui se soucie des mieux dotés pour dénoncer leur activisme et leur emprise territorial et plus rarement pour me suggérer certaines limites. » (Kevin Geay, Enquête sur les bourgeois – Aux marges des beaux quartiers, Fayard 2019). Le célèbre et médiatique couple de sociologues « Pinçon-Charlot » a largement contribué au dévoilement auprès du grand public des subjectivités diverses produites par la spécificité de l’existence des dominants et des mécanismes de leur domination. D’autres, appartenant plus souvent à une tradition de critique sociale, complètent ces travaux et renouvellent cette approche. Pour le chercheur, plus souvent issu de classes sociales « inférieures », « l’expérience du décentrement est alors fondatrice: elle lui permet de comprendre à quel point sa propre expérience du monde social est particulière et contingente du milieu dans lequel il évolue ou a évolué »  explique Nicolas Jounin dans son ouvrage Voyage de classes. L’ouvrage Notre vie chez les riches : mémoires d’un couple de sociologues rend particulièrement compte de cette expérience pour Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, tous deux issus d’un milieu populaire et qui ont consacré leur vie de chercheur aux dominants.

Riche. Pourquoi pas toi / Marion Montaigne, Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot – Monique et Pinçon Charlot ont dédié toute leur vie dédiée au décryptage des mécanismes de dominations sociales. Cette bande dessinée résulte d’échanges entre l’auteur et les sociologues sur les travaux de recherche de ces derniers qui portent sur les plus riches, la grande bourgeoisie… Elle pourrait être un manuel pour des étudiants découvrant la sociologie et les concepts bourdieusiens.

C’est quoi être riche ?

La France aime les riches : 2,8 millions de millionnaires sont des citoyens français. C’est le 3eme pays au monde après les USA et la Chine. Pas mal comme score pour un pays qui à la réputation de ne penser qu’à l’ISF ou la guillotine …

Les définitions de la richesse ne manquent pas mais l’administration fiscale n’en a pas livré d’officielle. On compte scrupuleusement les pauvres qui coutent cher à la société mais moins les riches. Seraient-ils statistiquement et institutionnellement invisibilités ? Le débat sur les inégalités est en France plus focalisé sur les salaires que sur le patrimoine. Or, quand on parle des riches, il faut aussi considérer la fameuse classe des 10 % de ceux qui sont les plus aisés : ils détiennent 50 % du patrimoine des Français et sont tout aussi dominants par leur capital financier. Comme l’a montré l’économiste Thomas Piketty, c’est avant tout le patrimoine, l’héritage, qui fait la richesse. Cette part de la rente ne cesse d’augmenter aujourd’hui : l’héritage représente les 2/3 des fortunes françaises contre 1/3 obtenu par le travail. 60% des milliardaires ont hérités, 75% des 40 premiers sont des héritiers et les 9 plus grandes fortunes sont toutes familiales.

C’est quoi être riche ? : entretien avec Emile / Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon – Ce petit ouvrage en forme de dialogue permet des saisir la diversité des situations et de comprendre les ressorts essentiels de ce monde en familiarisant avec les concepts sociologiques propres à la tradition bourdieusienne  (distinction, reproduction, habitus…). En vidéo : QUI SONT LES RICHES ET QUE VEULENT-ILS ? – Monique Pinçon-Charlot

Etre bien né

Princes et princesses peuplent encore les fictions enfantines et les médias enregistrent des records d’audience à chaque mariage dans une famille royale. Les séries sur les aristocrates connaissent également un grand succès. “La perte de toute incarnation institutionnelle n’a pas enlevé à la noblesse son importance sociologique ni sa place dans l’inconscient et l’imaginaire collectif » écrit Eric Mension-Rigau, professeur à la Sorbonne, spécialiste de l’histoire des élites aristocratiques dans la France contemporaine.

Dans son  Enquête sur la noblesse : la permanence aristocratique, il démontre qu’au-delà delà référence lignagère qui unit la noblesse en son clan (“classe de mémoire”), celle-ci présente une grande diversité et n’est pas figée dans un passé glacé : les nobles s’adaptent aux changements structurels, politiques, économiques et engendrent de nouvelles formes de stratifications sociales. Mais ce faisant ils courent aussi le risque de perdre leur spécificité et de se diluer dans l’anonymat des classes supérieures.

La richesse ne se limite pas à l’argent et aux particules. Elle est la condition nécessaire mais elle n’est pas suffisante. « Il existe une grande amplitude dans les fortunes mais tous participent du même milieu car ils possèdent tous ces différentes formes de richesse dont la culture et les relations sociales qui leur donnent à cette position dominante dans la société » (M. Pinçon Charlot).

Capture d'écran du site ARTE

Les bonnes conditions, documentaire de Julie Gavras – Les huit adolescents de ce documentaire sont tous « fils ou filles de… » , nés avec « une cuillère d’argent dans la bouche », ainsi que l’exprime une des protagonistes. Ils ont grandi dans le très chic 7e arrondissement de Paris. De « bonnes conditions » donc pour entrer aisément dans la vie professionnelle et suivre un chemin tout tracé vers la réussite que Julie Gavras a suivi pendant treize ans. Un très beau documentaire questionnant le déterminisme social.

Cultiver ses réseaux et préserver l’entre soi

La richesse des grandes familles fortunées est multidimensionnelle : elle associe argent, culture, relations sociales, territoires.

Grandes fortunes : dynasties familiales et formes de richesse en France, Dans les beaux quartiers, ces promenades ethnologiques en mode Pinçon-Charlot dans le monde des grandes familles permettent de comprendre leurs stratégies de territoires, d’alliances et de réseaux. Si ces études datent un peu, l’analyse reste toujours d’actualité.

Entre-soi : le séparatisme des riches / Monique Pinçon-Charlot et Gwenn Dubourthoumieu – Fasciné par le milieu social très codifié de la haute société parisienne, le photographe s’est associé à la sociologue afin de transmettre la complexité de la violence des rapports de classe. (Commenté dans Fisheye Magazine)

Les nouveaux seigneurs : comment les ultra-riches ont colonisé la Sologne et dénaturé la chasse /Jean-Baptiste Forray, 2024 (prochainement dans les collections de la bibliothèque) – Cette enquête sur la Sologne, territoire où la chasse est pratiquée depuis l’Ancien régime, et devenue un havre pour milliardaires qui ont fait exploser les prix du foncier. Ses habitants, paysans, randonneurs et écologistes constatent, impuissants, les dérives que ces grandes fortunes font subir à la région, entre engrillagement des terres et chasses excessives.

Se distinguer

L’art de la distinction bourgeoise est de se différencier l’air de rien, par opposition à l’ostentation et à la vulgarité du nouveau riche. Les goûts sont l’affirmation pratique de leur différence, une manifestation de leur capital culturel qui pourra être accumulé et converti en d’autres types de capital économique, social et symbolique afin d’acquérir la reconnaissance et le pouvoir.

La distinction / Tiphaine Rivière – Cette BD est adaptée de l’essai éponyme de Bourdieu. La théorie du sociologue incarnée par des adolescents de classes sociales distinctes permet de comprendre le concept et de voir comment il opère au sein de la classe dominante.

Sa thèse repose sur le concept d'”habitus” soit les goûts, incorporés dès le plus jeune âge, fruit d’un conditionnement social, constituant notre capital culturel reflet de notre milieu d’origine. Le deuxième concept est celui de “légitimité culturelle” une sorte de lutte des classes symbolique que les dominants remportent renforçant ainsi leur hégémonie :  « les systèmes de goûts et les pratiques culturelles participent fondamentalement à la reproduction des rapports de domination par l’imposition d’un arbitraire culturel qui correspond à la culture des classes dominantes ».

Manger les riches. La lutte des classes passe par l’assiette / Nora Bouazzouni – Tirant le fil de « la distinction » et du bon goût – cette “capacité socialement reconnue de procéder à des choix conformes à une norme implicite elle-même socialement définie” selon Claude Fischler- l’autrice l’applique au domaine de l’alimentation et du corps en montrant comment les possédants dictent les normes même quand ils s’emparent des codes culinaires populaires.

Accumuler, préserver, transmettre

La richesse ce n’est pas seulement avoir ou dépenser beaucoup. C’est aussi une manière de se rapporter à son argent et son capital, et de faire travailler celui-ci. Quels sont les moyens de contrôle de transmission de ce capital ? Cet exercice est-il tendu par un désir d’accumulation ? Voici quelques documents pour le comprendre.

La transmission de la richesse selon le sociologue Michel Pinçon – Dans cette interview datant de 1996, le sociologue détaille les formes de richesse et leur transmission à l’occasion de la parution de son ouvrage sur les «Grandes fortunes».

Rester noble dans les affaires. De l’utilité des anciennes élites d’Eric Mension-Rigau est consacré au lien séculaire de l’aristocratie avec l’entreprise et le monde des affaires. Le 1er chapitre du précédent ouvrage de cet auteur décrit également la nécessité voire l’urgence que représente la transmission du patrimoine dans les familles nobles.

Rester riche. Enquête sur les gestionnaires de fortune et leurs clients – Camille Herlin-Giret s’attache dans cet ouvrage à décrire la façon dont les plus fortunés font fructifier leur argent, avec le souci « du contrôle, de la mesure et du secret ». Au fil des témoignages apparaît la volonté constante de justifier sa bonne fortune par l’effort et le travail. Même chez les plus fortunés, l’idée s’impose que « l’entrepreneur mériterait son patrimoine et pas le rentier ».

Le millionnaire de la Villa Montmorency, quartier fermé de Paris pour les ultra riches, illustre cette idée. Ce podcast vous livre le témoignage d’un homme devenu très riche en travaillant dans la finance. Il investit une part de ses bénéfices dans des PME et considère ainsi contribuer généreusement à l’économie française, balayant ainsi d’un revers de la main les reproches que l’on voudrait adresser aux trop riches.

La vie compliquée de Katy multimillionnaire – Issue d’une grande famille d’industriels flamands, Katy passe son temps entre la Suisse, la Belgique et la France. A 60 ans, elle vient de prendre sa retraite et consacre son temps à la gestion de son patrimoine, objet de toutes les convoitises, pour maintenir son niveau de vie.

Successions : l’argent, le sang et les larmes / Raphaëlle Bacqué, Vanessa Schneider – Un père, des enfants, une entreprise à transmettre. Balzac en a fait le terreau de nombreux romans, les Américains des séries à succès, mais la réalité dépasse la fiction. Cette enquête riche en révélations plonge dans les coulisses et les secrets de famille du capitalisme français. Au fil d’un récit haletant, ces deux journalistes réputées dévoilent la nature du pouvoir en France.

Moi, M. Martin, je vous raconte ma vie de super riche – Un anthropologue et un sociologue vous invite à rentrer dans la peau d’un riche et découvrir ce que l’on vous offre pour vous permettre d’être encore plus riche !

Le Monde merveilleux des ultra-riches – Ce numéro de Cash investigation sur France 2 vous plonge dans les coulisses des grandes fortunes, entre clichés et révélations sur les procédés de défiscalisation pour échapper à l’impôt sur les successions !

Vrai faux riches ?

Les millionnaires de la chance : rêve et réalité / Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot – Après s’être intéressés durant de longues années aux beaux quartiers de la grande bourgeoisie, nos auteurs, désormais familiers, brossent ici le portrait de “grands gagnants” au Loto. Ils doivent subitement “apprivoiser” une richesse inattendue mais aussi, et ce n’est pas le plus facile, une “façon d’être riche » car ils ne possèdent cette fameuse «richesse» culturelle, sociale et symbolique des classes favorisées. Ils vont alors subir une forme intimidation sociale, appelée par Bourdieu « violence symbolique » et il leur faudra un long apprentissage pour que leur rapport à leur richesse devienne «naturel» ! (Voir la critique ENS)

On ne naît pas riche, on le devient – dans la même veine, en format documentaire sonore, les témoignages sensibles de gagnants à l’EuroMillions sur la difficulté, parfois, à devenir riche du jour au lendemain.

America America nous fait découvrir sur le ton de la série culte Striptease, la vie de Chantal, transfuge de classe originaire du Nord de la France devenue la femme d’un médecin américain richissime et de Georges, ancien restaurateur lyonnais, qui a fait fortune aux Etats Unis.

La richesse conduit certains à mettre en scène leurs dépenses outrancières. Le concept d’ostentation au cœur de la réflexion d’Ashley Mears. Cette sociologue américaine a pénétré le milieu fermé des boîtes de nuit très chics qui sont le théâtre de commerces économique et sociaux complexes, impliquant toujours le corps des femmes et l’argent des hommes. Ce sont les “working richs” de la finance, des technos, de l’immobilier qui, travaillant beaucoup, ont peu de temps pour s’amuser. Ils dépensent alors sans compter dans des clubs. Ici, on valorise la flambe pour faire reconnaitre sa situation sociale (en savoir plus sur Very important people vu par Contretemps et Usbek et Rica).

L’art de la servitude

La richesse va de pair avec le fait d’avoir du personnel à son service, si possible ultra disponible, dévoué voire corvéable. Quels sont donc les rapports qu’entretiennent les riches avec ceux qui les servent ? La revue des Actes de la recherche en sciences sociales y a consacré son numéro 230 au sommaire duquel on retrouve Ashley Mears et ses recruteurs de “filles” pour les soirées VIP et Alizée Delpierre qui s’est invitée pendant 4 années chez les plus fortunés pour mener à bien son enquête sociologique Servir les riches  : les domestiques chez les grandes fortunes.

Elle décrit un monde hors normes à tout point de vue : par l’argent qui y achète jusqu’à la sympathie, le rapport de domination extrême qui s’y noue et le mélange inextricable d’adhésion et de contrainte qui se joue. Ses portraits tissés d’anecdotes expriment la « violence d’un ordre social que les grandes fortunes s’évertuent quotidiennement à préserver ». La subir est une « condition, implicite ou explicite, des avantages qu’offre la domesticité ». Ecoutez son compte rendu par l’auteur.

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