La France face à son passé colonial
Une histoire inachevée
Publié le 20/02/2018 à 13:48 - 7 min - par Benoît S.
Rappelez-vous, il y a peu, les anciennes colonies de l’Empire français célébraient, en grande pompe, le cinquantenaire de leurs indépendances. Et pourtant, l’héritage colonial reste largement impensé dans la société française. Car, « si l’Empire a colonisé la colonie, on oublie trop souvent que la colonie a colonisé en retour la métropole » pointe l’historien Nicolas Bancel.
Les représentations du modèle colonial se sont ainsi diffusées dans les rapports sociaux, culturels, économiques jusqu’à menacer les valeurs de la République et le sacro-saint vivre-ensemble.
Une situation que l’on pourrait synthétiser par cette formule du politologue camerounais et théoricien du post-colonialisme, Achille Mbembe : « La France a décolonisé sans s’auto-décoloniser ».
Un retour du refoulé
Ce n’est d’ailleurs sûrement pas un hasard si la France a longtemps passé sous silence son passé colonial. En effet, c’est seulement à partir du début des années 2000 que cette question s’invite dans le débat public en se cristallisant sur le souvenir de la Guerre d’Algérie.
La parole se libère soudainement. Mais chaque communauté – les immigrés, les harkis, les pieds noirs, les anciens combattants – revendique sa propre mémoire, souvent antagoniste l’une par rapport aux autres. Ce qui a pour effet de déclencher une véritable guerre des mémoires attisée opportunément par la classe politique comme ce fut le cas avec la promulgation de la loi du 23 février 2005, qui reconnaissait – avant d’être modifiée- le rôle positif de la colonisation.
Depuis, la société française semble fracturée sur cette question et dans des proportions sans équivalent avec ses voisins européens.
L’impossible intégration
L’enjeu est pourtant bien de parvenir à intégrer ces mémoires privées dans une histoire commune et acceptée par tous. Sinon, « faute de donner une place à ces nouveaux Français dans notre récit national, la situation ne peut que perdurer et alimenter violences urbaines et tensions communautaires » analyse l’universitaire Séverine Labat. [lire l’article de Télérama]
Faut-il rappeler que l’on enjoint encore en 2018 des jeunes de troisième ou de quatrième génération à s’intégrer ? « C’est comme si on continuait à leur demander un droit d’entrée », fait observerl’historien Benjamin Stora. A ce sujet, ce dernier remarque que si l’on n’exige pas cette intégration de la part des autres immigrations : italienne, polonaise, espagnole ou portugaise, c’est parce que « ce terme a été inventé pour l’immigration algérienne dans un contexte colonial. » [lire l’article de Télérama]
« La France a décolonisé sans s’auto-décoloniser »
« La colonisation fut au fond une forme primitive de la domination de race. Après la décolonisation, la France a gardé presque intacts les dispositifs mentaux qui légitimaient cette domination et lui permettaient de brutaliser les « sauvages » en toute bonne conscience. Ces structures racistes de la pensée, de la perception et du comportement refont d’ailleurs surface aujourd’hui – même si c’est sous des formes différentes – dans le contexte des controverses sur l’Islam, le port du voile ou de la burqa, la question des banlieues, de l’immigration ou de l’identité. Le racisme ayant été l’un des ingrédients majeurs de la colonisation, décoloniser signifie automatiquement déracialiser » explique Achille Mbembe. [lire l’article de Télérama]
La colonisation n’est pas qu’une domination physique, elle est également une domination culturelle. Deux livres fondateurs dans le champ des études postcoloniales nous permettent de comprendre cette pensée.
« L’Orientalisme » d’Edward Saïd
Selon Edward Saïd, intellectuel palestino-américain, cette fascination pour l’Orient qui irrigue non seulement la science mais aussi les Arts et les Lettres depuis le 19ème siècle va venir légitimer la supériorité d’une race sur une autre.
Car, le discours orientaliste essentialise l’« Oriental », en le catégorisant selon les caractéristiques suivantes : « sa sensualité, sa tendance au despotisme, sa mentalité aberrante, ses habitudes d’inexactitudes, son retard …».
Un discours que l’impérialisme n’aura aucun mal à faire sien pour justifier de nouvelles conquêtes de territoire et plus précisément l’entreprise coloniale. « Puisque l’Oriental était membre d’une race sujette, il devait être un sujet ». Désormais désigner quelque chose comme oriental suffit à induire un jugement de valeur.
L’Orientalisme ne prend-il pas sa source dans la conquête napoléonienne de l’Egypte en 1798 ? Dans le sillage de ses armées, Bonaparte convoque de nombreux savants et intellectuels dont la mission est d’étudier l’Egypte dans tous ses domaines. Ainsi, dès le début, la conquête culturelle et la conquête militaire se retrouvent étroitement liées.
« Peau noire, masques blancs » de Frantz Fanon
Frantz Fanon, médecin psychiatre antillais, va développer une pensée originale en travaillant sur la dimension psychiatrique de cette domination.
Dans cet essai sur le rapport Noir-Blanc, qui se veut aussi une étude clinique, il pointe l’aliénation de l’individu colonisé. En effet, en stigmatisant le colonisé, la rhétorique coloniale conduit ce dernier à intégrer et à intérioriser cette violence. Il ne désire dès lors rien d’autre que ressembler au colon.
Le regard du Blanc détermine le comportement du Noir. Ainsi, par mimétisme, l’homme noir va adopter une attitude différente en présence de l’homme blanc. Son désir de blancheur le pousse à se différencier de ses semblables de couleur pour lesquels il n’éprouve plus que du mépris.
Conséquence de cette aliénation, Fanon relève de nombreux cas de troubles psychiatriques chez le colonisé. On peut retrouver certains de ces cas cliniques dans Les damnés de la Terre.
Survivance des représentations coloniales dans la France d’aujourd’hui
Selon Achille Mbembe, la survivance de ces représentations dans la société française trouve certainement son illustration la plus claire avec les controverses autour de l’Islam.
Il est difficile de nier que l’Islam est devenu un problème politique majeur en France : loi de 2004 qui interdit le port des signes d’appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées, loi de 2010, interdisant la burqa dans l’espace public, ou l’affaire Baby Loup, qui a vu une employée portant le voile dans une crèche privée être condamnée et licenciée.
Pourtant, l’Histoire nous enseigne la prudence avec cet accessoire vestimentaire. Ainsi, dans l’Algérie se dévoile, premier chapitre de l’An V de la révolution algérienne, Frantz Fanon vient opportunément nous rappeler que l’administration coloniale avait déjà fait du voile un enjeu majeur.
La bataille du voile
La puissance coloniale voulait ainsi déstructurer la société algérienne et détruire toute velléité nationale. Les études des sociologues et des ethnologues, ayant alors relevé l’importance centrale de la femme dans l’articulation de la société algérienne, pointaient l’existence d’un matriarcat de base derrière le patriarcat visible.
« L’administration coloniale peut alors définir une doctrine politique précise : «Si nous voulons frapper la société́ algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache. »
L’administration coloniale mobilise donc l’opinion publique autour du sort réservé à la femme algérienne, humiliée, déshumanisée par l’homme algérien.
« Des sociétés d’entraide et de solidarité avec les femmes algériennes se multiplient. On veut faire honte à l’Algérien du sort qu’il réserve à sa femme. C’est la période d’effervescence et de mise en application de toute une technique d’infiltration au cours de laquelle des meutes d’assistantes sociales et d’animatrices d’œuvres de bienfaisance se ruent sur les quartiers arabes. C’est d’abord le siège des femmes indigentes et affamées qui est entrepris. A chaque kilo de semoule distribué correspond une dose d’indignation contre le voile et la claustration. »
Repenser le colonial
Si la question coloniale et son prolongement postcolonial relèvent toujours autant d’un impensé dans la société française, c’est sûrement parce que l’équation proposée reste délicate à résoudre.
En effet, la République et l’Empire sont restés longtemps dissociés. Résultat, ce sont deux récits antagonistes qui se font face. D’un côté, la France de la Déclaration des Droits de l’Homme et de l’autre, la France coloniale.
Comment accepter que les massacres coloniaux perpétrés au Cameroun ou encore à Madagascar soient le fait de la patrie des Droits de l’Homme ? Comment concilier le principe d’égalité inaliénable à la République et le statut d’infériorité octroyé aux populations des colonies ?
Devant ce passé colonial, les valeurs de la République vacillent et la France s’interroge sur son identité profonde.
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