Histoire

Fallait-il rééditer Mein Kampf ?

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 21/10/2021 par Guillaume

En juillet 1925 paraît le premier tome de Mon Combat, d’Adolph Hitler. Raciste, antisémite et mensonger, ce livre monstrueux connaît une première traduction française complète en 1934. En 2021, les éditions Fayard proposent une édition critique inédite dans l’hexagone de ce texte perçu par certains comme la « bible du Mal ». Il n’est dès lors pas étonnant que ce travail ait suscité la controverse, notamment au sein de la communauté des historien-nes. Etait-il opportun de remettre sur le devant de la scène un tel ouvrage ?

Extrait de la couverture de : Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf

Participants du putsch de la Brasserie détenus à la prison de Landsberg en 1924: Hitler, Maurice, Kriebel, Hess, Weber. Domaine public.

Début 1924, Adolph Hitler est un homme déchu, incarcéré dans les geôles de Landsberg. En novembre 1923, il a échoué dans sa tentative de putsch pour prendre le pouvoir en Bavière. Les autorités seront pourtant clémentes avec lui. Condamné à 5 ans de prison, il ne restera que 9 mois à Landsberg et dans des conditions d’incarcération plutôt confortables.

C’est à cette occasion qu’il entame l’écriture de Mein Kampf. L’enjeu pour lui est de rester sur le devant de la scène politique et singulièrement au sein du NSAPD qui apprécie peu les perdants. Il rédige alors le premier tome de cet essai qui mêle roman d’apprentissage, état des lieux de la situation allemande et programme politique. La première partie paraît en 1925, la seconde en 1926, après de nombreuses difficultés liées au processus de publication.

Un texte monstrueux largement diffusé

Pour beaucoup, ce livre est non seulement monstrueux sur le plan de son contenu, mais également dans sa forme. La syntaxe est boursouflée, les raisonnements pénibles à suivre. Ce qui pourrait en partie expliquer les ventes limitées jusqu’en 1930. Selon l’historien Claude Quétel, « Les chiffres de ventes des premières années […] peuvent être estimés à 23 000 exemplaires du tome 1 et 13 000  du tome 2 […]. C’est relativement peu si l’on considère que la vente est militante et que les membres du parti nazi se doivent d’acheter le livre de leur Führer ».

Cette image d’un livre quasi illisible est cependant remise en question. Le professeur de littérature allemande Helmut Kiesel l’a lu attentivement du point de vue de son efficacité rhétorique. Il estime que Mein Kampf constitue une « vraie performance d’écrivain ». Si le livre suinte « la haine et la méchanceté », Kiesel ne nie pas pour autant que « le caractère suggestif de sa logorrhée et l’accumulation de fantasmes ont un effet puissant ».

A partir de 1933 et de la prise de pouvoir des Nazis, les ventes décollent. Elles atteignent 12 500 000 exemplaires à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le travail de propagande a fait son œuvre : des soirées de lecture sont organisées autour de cette « Bible du peuple allemand » (d’après L’Observateur populaire), le livre est distribué aux agents des chemins de fer nationaux retraités, offert en cadeau aux jeunes mariés…

En France, la première traduction intégrale date de 1934. Elle est l’œuvre des Nouvelles Editions Latines (NEL). Etonnamment, Hitler était opposé à cette publication française. Mon combat contient en effet des remarques bien peu amènes envers la France. Or, dans les années 1930, il s’agit de maintenir des relations pacifiées à l’international. Les NEL continuent aujourd’hui de proposer Mein Kampf à l’achat, qui n’est pas interdit en France. Il est cependant assorti depuis 1979 d’un avertissement réglementaire de 8 pages. Selon David Gallo et Nicolas Patin, qui ont dirigé une journée d’étude en 2018 sur la trajectoire de Mein Kampf en France, la traduction des NEL se serait encore vendue à 65 000  exemplaires entre 2003 et 2018.

Une réédition controversée

Cette disponibilité du texte est d’ailleurs un des arguments des éditions Fayard et du groupe de scientifiques qui a œuvré à cette publication. Qu’on le veuille ou non, Mein Kampf est là, accessibles à tous, aux NEL, auprès de l’éditeur d’extrême droite Kontre Kulture, ou encore en quelques clics sur Internet. Sans compter qu’au 1er janvier 2016, le texte est tombé dans le domaine public.

Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf constitue donc la seule version critique de ce brûlot en France. Pour l’historien Jean-Yves Mollier, « à partir du moment où Mein Kampf tombe dans le domaine public, on peut être sûr que de petits éditeurs antisémites ou d’extrême droite vont s’en emparer. Cela me paraît un danger supérieur à celui d’en donner une édition scientifique et commentée ».

L’argument peine à faire l’unanimité. Dès l’annonce de ce projet d’édition, les voix s’élèvent contre cette publication. L’historienne Annette Wieviorka estime en 2015, dans les pages de Sciences Humaines, qu’il s’agit d’un « retour en arrière par rapport aux avancées de l’historiographie ». Mais les débats débordent largement le milieu académique. La même année Jean-Luc Mélenchon se fend d’un article sur son blog enjoignant Fayard, par ailleurs son éditeur, à ne pas poursuivre ce travail. Les médias grand public font la part belle à cette controverse. L’émission Touche pas à mon poste propose même en juin 2021 un débat sur la pertinence d’une telle réédition.

C’est que le livre d’Hitler sent le soufre. Dans l’imaginaire collectif, sa lecture serait dangereuse, comme s’il contenait en lui une puissance d’envoutement pour qui se risquerait à le lire. Et c’est en partie contre cette idée que les directeurs de publication d’Historiciser le mal proposent cette nouvelle traduction. Selon eux, la nocivité actuelle de ce livre est à relativiser : le texte est dur à lire, les références sont datées. Même Helmut Kiesel en convient : « Les arguments qu’il [Hitler] utilise pour justifier son antisémitisme et déprécier le marxisme restent rudimentaires et ne sauraient convaincre qu’un lecteur prenant tout ce que raconte Hitler pour argent comptant et voyant en lui un prophète inspiré ».

Portraits des deux directeurs de publication de Historiciser le mal

Florent Brayard et Andreas Wirsching, les deux directeurs de publication de Historiciser le mal

Outre cet argument, les éditeurs considèrent également que « Mein Kampf constitue l’une des sources les plus fondamentales de l’histoire du XXe siècle ». Une édition abondamment annotée semblait donc indispensable. Rassemblées autour de Florent Brayard et Andreas Wirsching, les chercheurs qui ont réalisé cette édition ont mené un travail doublement critique. Critique au sens de l’analyse fine des sources, critique également dans un sens presque moral : il s’agit de démonter les affabulations et les contre-vérités qui émaillent le livre d’Adolph Hitler.

Un imposant travail éditorial

Le résultat est impressionnant. 900 pages et un dispositif critique plus que conséquent. Outre les très nombreuses notes, qui sont une adaptation de l’édition scientifique allemande de 2016, chaque chapitre est introduit avec précision. La traduction d’Olivier Mannoni s’est efforcée de rendre la « pénibilité » suscitée par le style du dictateur nazi. Dans Historiciser le mal, le travail des historiens submerge quantitativement le texte d’Hitler.

Extrait de Historiciser le mal

Tout se passe comme si les éditeurs avaient voulu contenir, enserrer Mein Kampf dans les rets de cet appareil critique très dense. Cet effort est visible à l’œil nu. Les notes forment presque « comme une rambarde » face aux élucubrations du dirigeant nazi, pour reprendre les termes de Sophie de Closets, PDG des éditions Fayard.

Toutefois ce dispositif est quelque peu ambigu dans ses effets. Une page d’Historiciser le mal fait aisément penser aux gloses, aux commentaires encadrant les Bibles du Moyen Age. La rabbin et essayiste Delphine Horvilleur va même plus loin dans l’émission C à vous. Selon elle, « c’est une revanche presque cynique de dire que Hitler est édité aujourd’hui sous la forme d’une page de Talmud ! ». Mais alors, n’est-ce pas involontairement conférer à ce livre monstrueux un caractère de quasi sacralité ? En tout cas, remettre au centre de l’historiographie ce texte qui ne le mérite pas ?

Débats chez les historien-nes

C’est du moins l’argument central de Johann Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne et spécialiste de l’Allemagne nazie. Ce dernier a multiplié les interviews pour expliquer son opposition à cette réédition ; une opposition moins morale que scientifique.

En effet, selon Chapoutot, les avancées dans la recherche sur cette période permettent de relativiser largement l’influence de Mein Kampf et de Hitler dans la trajectoire des Nazis. Dans un entretien accordé à Akadem TV, l’historien affirme que « Hitler n’avait certainement pas cette centralité idéologique qu’on lui prête a posteriori». Republier Mon combat, ce serait paradoxalement et sans le vouloir, refaire le jeu de la propagande nazie de la construction du Führer en figure de guide presque mystique de son peuple.

S’il reconnaît le très grand sérieux du travail mené, il juge au fond qu’il s’agit d’une perte de temps. Pour comprendre comment le nazisme s’est mis en branle, il est bien plus profitable selon lui d’étudier le « continent » de la littérature nazie produite par les acteurs et thuriféraires du régime (anthropologues, médecins, juristes, réalisateurs…). La vision historique centrée sur la seule figure de Hitler est dépassée et là-dessus, un consensus historique semble établi. Annette Wieviorka ne dit pas autre chose. Christian Ingrao, proche de Johann Chapoutot et spécialiste du nazisme, fait également ce constat… pour en arriver à des conclusions opposées quant à la publication ! Il l’explique dans une interview au magazine L’histoire, de février 2016 :

« Cette pensée révèle une éducation reçue dans les années 1960 et 1970, lorsqu’on considérait encore que Hitler expliquait tout le nazisme et que l’on pensait que, pour comprendre cette idéologie, il suffisait d’analyser Mein Kampf. L’ hitléro-centrisme, et en son sein même la sacralisation de l’écrit du dictateur, nécessite à mes yeux un travail de re-rationalisation qui passe désormais par une traduction de Mein Kampf en français, additionnée d’un appareil critique qui permettra de refroidir le texte et d’appréhender son contenu documentaire ».

***

Aujourd’hui, la polémique a largement désenflé. Fayard a donné tous les gages de sérieux avec Historiciser le mal et s’est prémuni des critiques qui ne voyaient en cette réédition qu’un coup marketing. Le livre n’est pas disponible directement sur les étals des libraires (il faut le commander) et l’intégralité des bénéfices des ventes est reversée à la fondation Auschwitz Birkenau.

Reste qu’il est délicat de savoir à ce jour l’usage qui est fait d’Historiciser le mal. Le livre s’est très bien vendu. Frédéric Martel rappelait dans son émission Soft Power que malgré son prix dissuasif (100 €) L’ouvrage se situait à la 7ème place des meilleures ventes de livres en juin 2021.

 


Pour aller plus loin :

  • Le magazine Books a consacré en 2016 un dossier complet autour de la republication du livre d’Adolph Hitler.
  • Le journaliste Antoine Vitkine a mené l’enquête sur cet ouvrage, sa création, sa réception, sa postérité, dans son Mein Kampf, histoire d’un livre.
  • Enfin, le Mémorial de la Shoah a organisé au printemps dernier une journée d’étude complète consacrée à Historiciser le mal, avec plusieurs des chercheuses et des chercheurs qui ont travaillé à cette édition critique. L’intégralité est disponible en revisionnage.

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