Charles Mangin et le recrutement des Africains pour la Grande Guerre
Publié le 18/11/2022 à 21:16 - 7 min - Modifié le 22/11/2022 par ABC
« L’Afrique nous a coûté des monceaux d’or, des milliers de soldats et des flots de sang ; l’or, nous ne songeons pas à le lui réclamer. Mais les hommes et le sang, elle doit nous le rendre avec usure. » Adolphe Messimy, "Le Matin", 3 septembre 1910
Bien avant la Grande Guerre, le potentiel humain de l’Empire colonial français faisait l’objet de convoitise de nombreuses personnalités politiques et de responsables militaires. Ainsi, dès 1907, le député Adolphe Messimy propose la formation d’une « armée numide » en Afrique du Nord, constituée de musulmans d’Algérie. A la même période, le général Théophile Pennequin (1849-1914) réfléchissait à la création d’une « armée jaune » pour défendre l’Indochine.
Dans un contexte de dénatalité, la question qui s’imposait était celle-ci : comment 40 millions de Français pourraient faire face à 64 millions d’Allemands, d’autant plus que la loi de 1905 réduisait le service obligatoire militaire à seulement deux ans ? Face à cette interrogation, les autorités recherchaient des solutions pratiques.
En 1910, le lieutenant-colonel Charles Mangin (1866-1925), Saint-Cyrien placé à la tête des tirailleurs au Soudan français, ayant participé à la mission Congo-Nil et à la conquête du Maroc, a un nouveau projet en tête. Il aspire à être l’homme d’une grande idée et publie un livre, “La Force noire”, où il développe un projet, partant d’une argumentation nataliste, classique dans le milieu de la bourgeoisie catholique. Il avance une solution à long terme, c.a.d. une aide pour les familles encourageant la natalité, et une autre à appliquer en cas de besoin immédiat – faire appel aux réservoirs d’hommes que constitue l’Empire français, et surtout à l’Afrique du Nord et à l’Afrique-Occidentale française (A.-O.F.). Le colonel considérait que les soldats africains avaient une vocation naturelle pour le métier des armes et estimait qu’il était possible de recruter 40 000 soldats en 4 ans pour l’Afrique. Néanmoins, avant tout, son but était de créer une réserve prête à être envoyée en métropole, contre l’Allemagne. C’était en cela que résidait l’originalité de ce projet, l’idée d’employer les troupes noires dans les colonies étant, quant à elle, envisagée dès 1899.
La montée des tensions avec l’Allemagne, palpable depuis 1905, met la conception de « réserve coloniale » dans une nouvelle lumière. Le réseau d’hommes politiques et militaires influents, auquel appartient Mangin, comme Gabriel Hanotaux ou Maurice Bertheaux, la soutiennent également. Face à l’opposition ferme des colons, la circonscription généralisée des musulmans d’Algérie avait été abandonnée, ce qui conforte d’avantage les idées du lieutenant-colonel. Pour une partie des politiques de droite, elles deviennent de véritables solutions de remplacement.
En pratique, les réactions de la société française sont moins enthousiastes que ce qu’espérait l’auteur de “La Force noire”. Cette nouvelle obligation était synonyme, d’une part, d’une diminution de la main d’œuvre pour la production des produits d’exportation, redoutée par les maisons de commerce, et d’autre part, de crainte ressentie par les colons que la circonscription entraîne l’égalité des droits. De leur côté, les instances publiques redoutaient des difficultés supplémentaires à lever l’impôt et faire respecter l’ordre ou encore défendre les territoires des colonies. Quant aux socialistes, ils jugeaient ce nouveau projet aussi scandaleux moralement que dangereux pour la démocratie.
Dans son essai de sociologie militaire intitulé “L’armée nouvelle” (1911), Jean Jaurès conteste le recrutement de « prétoriens noirs » qui révèle, selon lui, la faille de la mission civilisatrice et recommande d’autres solutions pour résoudre les problèmes de la défense nationale. Bien que sa voix n’ait pas été la plus écoutée, les opinions critiques qui se sont imposées suffirent pour que l’idée du lieutenant-colonel Mangin reste théorique jusqu’à la Grande Guerre.
La situation évolue lors de la conquête du Maroc, pour laquelle la France, réticente à envoyer des soldats de la métropole, délègue deux bataillons de Sénégalais, et ce dès 1908. L’un d’eux participe aux opérations dans le Nord du Maroc, dans la région de la Chaouïa, en 1911. Six nouveaux bataillons noirs sont expédiés lorsque la France établit le protectorat sur le Maroc en 1912, puis cinq autres en 1913. En comptant les remplacements depuis 1908, plus de 17 000 hommes noirs ont été envoyés au Maroc, ce qui fait du Royaume Chérifien un véritable laboratoire d’essais dans une situation où des populations colonisées sont assujetties par d’autres colonisés.
Les critiques demeurent nombreuses et traduisent une forte hostilité, à la fois de la part de de l’opinion publique que de l’armée métropolitaine et de l’Armée d’Afrique, à l’égard des soldats coloniaux. “L’armée coloniale”, même après la loi du 7 juillet 1900, demeure un corps assez réduit et seuls ses cadres en souhaitent l’accroissement. Parmi les sous-officiers et les sans-grades blancs, trop d’éléments douteux auraient été admis dans ses rangs. Elle se heurte à la condescendance à cause de son utilité jugée restreinte, limitée à la garde des colonies.
Les hécatombes des premiers mois de la guerre entrainent l’appel massif à l’Afrique. Au printemps 1915, la nécessité de recruter apparaît évidente. Après les échecs en Artois, en Champagne et aux Dardanelles, elle s’avère urgente. On compte alors avant tout sur les autorités locales, pour qui on met en place un crédit spécial, le « dédommagement aux collectivités indigènes ». A Paris, le Comité interministériel des Affaires musulmanes organise même un pèlerinage à la Mecque pour les notables musulmans de l’Afrique du Nord et de l’Afrique-Occidentale française.
Toutefois, ces efforts de séduction n’apportent pas systématiquement les résultats escomptés. Malgré des exigences revues à la baisse pour tout recrutement, les taux d’inaptitude restent élevés. Parallèlement, un nouveau phénomène apparait : les désertions dans les camps de regroupement. Les fuites vers l’étranger sont fréquentes, elles se produisent vers les territoires qui ne pratiquent pas la circonscription, comme la Guinée portugaise ou les colonies britanniques. Les autorités françaises s’adressent alors à leurs homologues portugais ou anglais pour faire renvoyer les déserteurs.
Par ailleurs, des mouvements de résistance contre le recrutement dans l’armée coloniale française prennent de plus en plus d’ampleur. Les évènements les plus importants ont eu lieu en Algérie – où le refus du recrutement a déclenché en 1916 une insurrection du Sud-Constantinois, matée avec la participation de tirailleurs sénégalais et des zouaves – et surtout en Afrique-Occidentale française. Le premier soulèvement se produisit au printemps 1915, dans le pays bambara, au Nord de Bamako, dans les territoires du Haut-Sénégal et Niger. Si l’objectif de recruter 50 000 hommes en A.O.-F. fut atteint, il provoqua la plus grande révolte de toute l’Afrique Noire française. En 1917, lorsque le gouvernement français paraissait renoncer momentanément aux enrôlements forcés et mit Mangin à l’écart, le gouverneur général de l’Afrique Occidentale française, Just Van Vellehoven précisait : « Si j’ai voulu fermer la colonie en tant que réservoir à soldats, c’est pour l’ouvrir plus grande en tant que réservoir à produits indispensables à la vie économique de la nation ». A partir de novembre 1917, avec le nouveau président du Conseil, Georges Clémenceau, les recrutements reprennent. L’unique député africain, Blaise Diagne, élu de Dakar, qui revendiquait la nationalité française en échange de « l’impôt du sang », sut convaincre les chefs locaux et les jeunes, ouvrant les perspectives de promotions sociales voire même politiques. Georges Clémenceau l’avait doté de nombreux décrets qui créent des conditions favorables pour les futurs soldats et leurs familles. En résultat, le recrutement de 1918 s’avéra très fructueux, permettant d’enrôler 63 000 hommes en Afrique-Occidentale française et 14 000 en Afrique-Equatoriale française.
« …La Force Noire n’avait guère de réalité pratique en 1914. Ce sont les circonstances qui donnèrent une véritable consistance au mythe ; c’est le ralliement des gouvernants et les consentements de l’opinion qui expliquent le recours massif et croissant à l’Afrique », précise Marc Michel dans son livre “Les Africains et la Grande Guerre”. Selon l’historien, le réseau d’influence, même puissant, rassemblé autour de Charles Mangin n’aurait pas suffi. Ce qui a prévalu, c’est la vision impériale de la défense du pays. De plus, la bonne conscience de la métropole reposait sur l’idée de la France messagère de la civilisation. L’Allemagne, par contraste, jugeait impensable que des soldats noirs combattent des soldats blancs.
Pour l’Etat français, puiser dans le vivier africain afin de renforcer son armée signifiait s’affirmer en tant qu’Etat colonial, tout en engendrant cependant le début d’une contestation et les bases d’une mémoire.
Pour aller plus loin :
“Les tirailleurs sénégalais. De l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours” d’Anthony Guyon, éd. Perrin, Ministère des Armées, 2022 ;
“La longue marche des tirailleurs sénégalais : de la Grande Guerre aux indépendances” de Pierre Bouvier, éd. Belin, 2018 ;
“Combattants de l’Empire. Les troupes coloniales dans la Grande Guerre”, sous la dir. de Philippe Buton et Marc Michel, éd. Vendémiaire, 2018 ;
“Les colonies et les coloniaux dans la Grande Guerre. L’Illustration ou L’histoire en images” de Robert Galic, L’Harmattan, 2013 ;
“Les colonies dans la Grande Guerre : combats et épreuves des peuples d’outre-mer” de Jacques Frémaux, Saint-Cloud, 2006
ainsi qu’un article de l’Influx : “Tirailleurs, spahis, cipayes, Gurkhas…”
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