Une fabrique de l'innovation : ça remue les ménages !
Publié le 05/12/2013 à 00:00 - 31 min - Modifié le 30/09/2022 par Admin linflux
La Bibliothèque municipale de Lyon programme du 5 novembre 2013 au 1er mars 2014 une série d’évènements qui racontent les révolutions industrielles en Rhône-Alpes à travers les domaines des pôles de compétitivité : le textile (Techtera), la chimie (Axelera), la plasturgie (Plastipolis), l’automobile et les transports (Lyon Urban Trucks and Bus), les biotechnologies (Lyonbiopôle), et l’image-cinéma (Imaginove). Expositions et rencontres sont regroupées sous le label Une Fabrique de l’innovation.
Jusqu’au 14 décembre 2014, le Musée Urbain Tony Garnier propose l’exposition « Vive le confort moderne ». Des objets emblématiques des années 1920 à 1940, symboles des commodités si nouvelles et encore si rares à l’époque sont présentés dans leur contexte.
A voir dans ce cadre : “ La vie des objets “, conférence de François Portet, le 23 janvier 2014, à la Médiathèque du Bachut.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la position de la femme a changé. Sortie du foyer en temps de guerre pour travailler, elle continue parfois cette nouvelle vie. Il faut gagner du temps au quotidien et certains industriels avant-gardistes l’ont compris. La seconde révolution industrielle entre au foyer et le système des objets se met en marche. Gestes quotidiens, positions et rapports familiaux vont changer…
A l’heure où le vintage fait recette, revenons au temps où le Bouillon-Kub et les potages Maggi représentent la modernité. Faites vrombir les suce-poussière et dégainez les douches à air… Goûtons aux chroniques ménagères de Suzanne Monin dans La Vie Lyonnaise… Et partons à la rencontre de ces appareils à tout faire quand ils ont frappé à la porte hier…
1 – Les Arts ménagers, ou le luxe sauce domestique* 1917 : le fer qui choisit la résistance
* 1920 : les ondes nouvelles sont arrivées
* 1930 : Adieu bois, charbon, poussière, fumée
* 1940 : Garons-nous, v’là l’Aspiron
* A la pointe du progrès2 – Qui tire les fils ?
L’électroménager entre les lignes…3 – Mille milliards de moules à gaufres !
* Le progrès est un plat qui se mange frais
* Les vestiges du lavoir
* A Lyon, y’a l’éléctrophon qui son
21 – [*Les Arts ménagers, ou le luxe sauce domestique*]2L’entre-deux-guerres et l’industrie “légère”
Pendant la première moitié du 20ème siècle, bien que la société industrielle soit en place, elle n’affecte encore que rarement la vie intime du foyer. En temps de crise du logement, le confort domestique, c’est avant tout un toit assez grand pour vivre et des « lieux d’aisance » privatifs. Pendant l’entre-deux-guerres, il est d’abord associé à l’arrivée de l’électricité et de l’eau courante. En ville, la petite plaque « Eau et gaz à tous les étages » se répand sur les façades. L’électricité, encore rare dans la sphère privée, est synonyme de luxe. Le premier salon des « Arts Ménagers » se tient à Paris en 1923, mais il est si loin du commun des foyers…
Pourtant, un terreau d’innovateurs, tournés vers la vie quotidienne de leurs contemporains, pousse à l’amélioration du confort domestique et à susciter une nouvelle demande. Avant les grandes concentrations industrielles, une myriade d’entreprises -dont le nom nous est quelquefois resté familier-, s’engouffre dans la diffusion des innovations ménagères.
Quels sont donc les entrepreneurs et fabricants de Rhône-Alpes qui s’intéressent aux applications les plus triviales du moteur et du transformateur ? Qui furent les ouvriers et les penseurs de cette révolution du quotidien en Rhône-Alpes ? Redessinons quelques facettes du paysage de l’industrie « légère » régionale au long du 20ème siècle.
[actu]* 1917 : le fer qui choisit la résistance[actu]
« Vous repasserez votre linge, Madame, avec économie… »
Rangé aujourd’hui au rang des antiquités, le fer à repasser en fonte devait être posé sur la cuisinière à bois ou à charbon pour le maintenir au chaud. Il faut juger de sa température en l’approchant de sa joue. Au temps de la lessiveuse, la fréquence des lessives est de toute façon réduite : deux grandes (printemps et automne) et de plus petites entre-temps.
Le fer à repasser électrique est le premier ustensile à changer les habitudes. Ce petit objet, qui, comparé à d’autres, n’est pas un investissement très important, est pourtant un symbole fort de progrès domestique. Il change également le travail des blanchisseurs, mais il est conditionné à l’équipement en électricité.
C’est en août 1913 que deux lyonnais, François Bagneux et Gaston Duveau déposent le brevet pour un nouveau fer à repasser, « Calor », avec une résistance électrique intégrée. Leur société reprend ce même nom en 1917, pour fabriquer ces fers. Le troisième associé s’adjoint en 1918 : Léonce Trouilhet, il devient l’unique dirigeant en 1932. « Léo », ingénieur des Arts et Métiers, a travaillé dans une entreprise de lampes électriques.
Dès le premier mois de production, 775 appareils (fers et fourneaux électriques) sont produits. Quinze personnes travaillent alors à Monplaisir, rue des Alouettes.
Les appareils de chauffage (premiers radiateurs paraboliques en 1919) deviennent vite la locomotive de la société. Juste un peu plus tard arrivent les premières bouilloires et chauffe-fer à friser (1923).
Les idées modernes du marketing sont appliquées dans cette société prolifique. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’éternellement jeune Suzy se retrouvera comme identité de la marque. Suzy est une petite fille… il est donc facile et inoffensif de se servir des appareils électriques. Suzy est habillée en domestique… les appareils Calor remplacent donc toute la main d’œuvre.
Calor est à nouveau précurseur bien plus tard, avec le premier fer à repasser à vapeur : le Vapomatic (1972).
« Les charmes de Suzy », Gryphe N°22, juin 1999
« Calor et Montplaisir », in Rive gauche N° 158, sept. 2001, p. 15-18
Chroniques du bien-vivre : les 150 ans du groupe SEB
L’usine Calor de Lyon en 1967, vidéo INA
[actu]* 1920 : les ondes nouvelles sont arrivées[actu]
« Les petites Visseaux font les grandes lumières »
Dans de nombreuses familles, le poste de TSF est acheté avant la cuisinière. Alors que l’écoute de la TSF peut concerner tout le cercle familial, la cuisinière n’aide que la ménagère…
Paradoxe apparent en ce début de siècle : sans électricité, point de Télégraphie Sans Fil (TSF). Les ondes radio une fois découvertes, encore faut-il les capter… et les amplifier ! Les premiers écouteurs privilégiés de la TSF sont appelés les « sanfilistes ». Et pourtant, que de fils pour écouter la TSF ! La première des radios est ainsi profondément liée aux progrès de l’électricité. L’entrée de l’éclairage électrique dans les foyers se fait timidement à partir de 1910, dans les couches sociales aisées.
L’invention de la lampe triode révolutionne la réception des ondes radio : elle permet d’amplifier les sons, contrairement à la galène. Les ampoules sont d’abord visibles sur les postes (familièrement appelés les [*« postes à lampes »*]), puis intégrées dans l’appareil. La TSF se démocratise à partir des années 1930 : moins coûteuse, plus facile à utiliser. Longtemps fabriqués avec de belles marqueteries, les postes de TSF voient ensuite l’utilisation de l’un des premiers plastiques : la bakélite. La firme Grillet d’Annecy se fait un nom dans le domaine.
Ecouter la radio dans les années vingt est-il comparable à se connecter à Internet en 1995 ? Nul doute que cette ouverture au monde fût une surprise saisissante. Dans les années 20, elle offrait aux familles fortunées la chance d’entendre des concerts et des pièces de théâtre. Au cours des années 1930, la TSF (émissions de la Radiodiffusion, Radiola) devient un élément plus familier. La Vie Lyonnaise, « organe de Radio-Lyon », se fait l’écho des émissions par ses chroniques.
- Les établissements Visseaux
- Nadine Halitim-Dubois ©
Région Rhône-Alpes,
Inventaire général du patrimoine culturel
/
Ville de Lyon, 2005 – ADAGP
Un industriel innovant, Jacques Visseaux, veut vendre de la « lumière ». Il se situe à la charnière du gaz et de l’électricité et son entreprise le mêle aussi bien à l’éclairage qu’à l’aventure de la radio.
Jacques Visseaux sort de l’Ecole de Commerce de Lyon en 1900. Il se lance rapidement dans la fabrication et la vente de becs et manchons de gaz. L’usine qui emploie alors 30 ouvrières est située quai de Saône. Suite à un incendie, elle est déplacée rue Berjon, à Vaise vers 1906. Les becs et manchons de gaz Visseaux servent à l’éclairage public et s’exportent dans toute l’Europe. Visseaux emploie alors 2 000 ouvrières. En 1919, il se lance dans l’électricité. A partir de 1927, la fabrication d’ampoules à radio pour TSF (lampes de radio multibroches à enfichage) est plus importante que celle des ampoules à éclairage.
Comme Léo Trouilhet, Jacques Visseaux ressent que la communication et les slogans sont une clef de la vente. Il met en scène ses trois filles sur une affiche « Les petites Visseaux font les grandes lumières » (1920).
En septembre 1930, La Vie Lyonnaise donne à lire la « deuxième exposition internationale de T.S.F., machines parlantes et cinéma », au Palais de la Foire de Lyon (10 au 14 septembre 1930). Deux radios émettent à l’époque à Lyon : la radio des P.T.T. de Lyon et Radio-Lyon. Le même numéro relate le « Miracle de la TSF ! », lorsque les auditeurs ont pu entendre l’atterrissage du « Point d’interrogation », l’avion de Costes et Bellonte, deux français réalisant la première traversée dans le sens Paris – New-York.
« Commodément installés dans leur fauteuil, les auditeurs à l’écoute ont vécu seconde par seconde, au moment où elle se déroulait à des milliers de kilomètres d’eux, la dernière scène du grand drame [= événement exceptionnel] qui venait de se jouer au-dessus de l’Atlantique. Quelle ne fut pas leur émotion lorsqu’ils entendirent les clameurs de la foule, la Marseillaise qui salua nos deux héros à leur arrivée sur le sol américain, puis Costes et Bellonte dire eux-mêmes leur joie d’avoir triomphé ».
Plus tard, d’autres entreprises lyonnaises fabriquent des lampes radio, tubes cathodiques et ampoules électriques : la Cifte, qui deviendra Vidéocolor. Mais nous sommes alors à l’époque du transistor. Dans les années1970, elle emploie 1 000 salariés.
La Vie Lyonnaise, 30 septembre 1930
Rive gauche, N°173, juin 2005, p. 21-22
La radio
La TSF
[actu]* 1930 : Adieu bois, charbon, poussière, fumée[actu]
« Cuisiner sans thermostat, c’est naviguer sans boussole »
L’innovation domestique qui change la vie quotidienne (des femmes !) est la cuisinière moderne : cuisinière à gaz, voire électrique pour les foyers les plus fortunés. Ceux qui ont le plus de chance d’avoir des domestiques peuvent s’offrir une cuisinière « dernier cri ». Il faut se souvenir de la corvée que représentaient les combustibles solides, bois ou charbon, pour l’entretien des feux. Autour de l’objet cuisinière, la lutte entre les deux énergies modernes que sont le gaz et l’électricité est intense. Le gaz, qui semble plus maîtrisable, bénéficie de l’ancienneté de sa distribution tandis que l’invisible électricité fait plutôt peur.
Un fabricant lyonnais de cuisinières se fait un nom de qualité en France : Brachet-Richard. En 1913, apparaît la société Brachet, Privaz, Richard et Cie « fabricant d’appareils de chauffage à gaz ». La société est au 38-42 de la rue Saint Maurice. La même année, les associés Brachet, Richard et Sauzet agrandissent « l’Emaillerie de Saint Alban », impasse Valensaut. La société est renommée jusqu’aux années 1950. Les cuisinières sont fabriquées en trois étapes : les morceaux sont moulés et usinés à Villieu (Ain) ; les robinets et injecteurs sont fabriqués à Villeurbanne. L’établissement de la rue saint Maurice (180 personnes), siège social, réalise la conception, l’emboutissage, l’émaillage, l’assemblage, la vente, etc…
Les cuisinières modèles de
Brachet-Richard
Plusieurs types de fabrications ont permis à Brachet-Richard de cibler des clientèles variées. Si le modèle « Cosmos » est véritablement réservé à la clientèle bourgeoise, les petites gazinières composées d’un four et de trois feux étaient plus abordables. Ce modèle pouvait être posé sur un meuble ou bien comporter quatre pieds, dans une version plus onéreuse. De simples réchauds étaient également fabriqués, ainsi que des poêles de chauffage à charbon ou des radiateurs à gaz. En 1954, la fabrication, qui était située au 135 rue de Gerland, est cédée à la société Brandt.
[actu]* 1940 : Garons-nous, v’là l’Aspiron[actu]
« Il aspire à vous servir »
Une société montre à quel point l’innovation domestique tire ses sources de l’innovation industrielle : Paris-Rhône. Cette entreprise est même née des besoins de la défense nationale.
En novembre 1914, plusieurs associés, Emile Girardeau, Bethenod et Lignon créent la Compagnie Industrielle de Paris et du Rhône (CIPR) à Villeurbanne (rue Racine). Elle s’installe dans les locaux loués d’une ancienne usine de constructions électriques. Les crédits de la société, dont la plupart des actionnaires sont parisiens, sont déposés au Crédit du Rhône et du Sud-Est. Le conflit venant de s’ouvrir, les capitaux sont jugés plus sûrs à Lyon. En 1915, elle est refondée en Société de Paris et du Rhône. Celle-ci est déplacée en 1916, chemin de Saint-Priest, qui deviendra l’avenue Général Frère.
Les premières fabrications consistent exclusivement en matériels radioélectriques pour l’armée : postes portatifs de campagne, amplificateurs à lampes pour la SFR (Société Française de Radioélectricité). A la fin de la guerre, l’entreprise compte 800 ouvriers payés au rendement, parmi lesquels beaucoup de femmes et d’immigrés.
L’entreprise adapte par la suite son équipement aux véhicules civils (dynamos, démarreurs) et développe l’électroménager pour faire face au marché saisonnier de l’automobile.
En 1925, l’Aspiron (« Aspiron-Bijou », « Aspiron-Diamant ») est lancé, avec une publicité qui reste dans les mémoires, celle du groom noir qui aspire une peluche d’ours blanc. Viennent également les cireuses-lustreuses (Baby).
La firme fait sa promotion dans la rubrique « Etrennes utiles » de La Vie Lyonnaise, 10 décembre 1938 : « Aucune maîtresse de maison ne sera insensible à un tel cadeau, surtout s’il est choisi parmi les fabrications de la firme lyonnaise Paris-Rhône ».
A la même époque, le fabricant Véga (Lyon) produit également des aspirateurs. En 1938, 16 000 aspirateurs sortent des usines Paris-Rhône. A partir de 1952, des moulins à café électriques sont fabriqués. En 1967, Paris-Rhône, avec ses quelques 3 000 salariés, est la plus grosse entreprise de Lyon. L’aspirateur est alors toujours fabriqué et vendu, la preuve par les fameux Crok’mok en 1974 (Institut National de l’Audiovisuel).
En 1968, l’usine « La Soupape » (10 000 m2), située au 37-39 rue Maryse Bastié, est achetée. Les Appareils Ménagers y sont transférés. Un an plus tard, Paris-Rhône absorbe la société FAR (Fonderies et Ateliers du Rhône, Villeurbanne) qui produit du matériel de cuisson : cuisinières à gaz et électriques, et des radiateurs de chauffage à gaz. Dans les années 1980, les lignes de fabrication des aspirateurs sont vendues à Electrolux et la marque FAR est reprise par Conforama. La branche la plus importante de Paris-Rhône, l’équipement automobile, prend le nom de Valéo et est aujourd’hui présente dans le monde entier.
Cinquantenaire Paris-Rhône, 1915-1965
La saga Valeo : 90 ans d’innovations automobiles
« Entreprendre en temps de guerre » : Paris-Rhône, 1915-1920
[actu]* A la pointe du progrès[actu]
« A vous l’idée, Omnia fait le reste » (Manufrance)
On ne peut parler « machine à coudre » en Rhône-Alpes, sans penser à Barthélémy Thimonnier. Constatant que les ateliers de couture sont très lents dans le travail, il réfléchit à une machine pour améliorer les rendements du tissage. Installé vers Saint-Etienne, il dépose le brevet d’une couseuse en 1830. Un premier atelier de confection s’ouvre la même année. Mais quelques mois après, une centaine de tailleurs le saccagent et cassent de nombreuses machines. Il n’est pas plus chanceux par la suite : en 1851, un important financeur décède et son invention arrive trop tard à l’Exposition Universelle de Londres…après l’examen du jury. La machine Howe-Singer prit ainsi une avance commerciale qui ne se dément plus. Il décède au milieu du 19ème siècle (1857), sans bénéficier des fruits de son invention.
La couseuse de Thimonnier
BmL – Fonds Sylvestre
Rechercher le brevet numérisé de la couseuse de Thimonnier (1830) sur la base numérique Brevets du XIXème siècle de l’Institut National de la Propriété Industrielle.
Comme de nombreuses innovations, la machine à coudre est donc d’abord inventée pour l’industrie. Par la suite, elle est transférée au niveau domestique. La machine à coudre à pédales est un objet domestique ancien qui est déjà rentré dans les maisons fortunées. La fabrique de machines à coudre Oméga est un nom de bonne maison en ce début de siècle à Lyon. La famille Lecomte fabrique des machines à coudre, mais aussi des vélos, afin de ne pas être tributaire de la saisonnalité des ventes.
A Saint-Etienne, la Manufacture Française d’Armes, dite Manufrance, se lance dans la fabrication de vélos, pour ne pas dépendre uniquement de la vente d’armes. Elle vend la machine à coudre Omnia, qui est un modèle d’abord fabriqué en Allemagne. Il est par la suite fabriqué dans les ateliers de Manufrance et démocratise l’appareil. Avec son slogan « Bien faire et le faire savoir », Manufrance s’inscrit dans les premières innovations de marketing. Le magazine « Le Chasseur français », pensé par Manufrance, sert de premier « fichier » pour l’envoi de vente par correspondance. Le « Tarif-Album » fait la promotion de nombreux articles, dont la machine Omnia.
Manufrance : un siècle de vente par correspondance
Des applications pour revoir l’exposition du Musée d’Art et d’Industrie « C’était Manufrance »
Manufrance : les regards de la mémoire / conception…
C’était Manufrance, un siècle d’innovations 1885-1985
22 – Qui tire les fils ? L’électroménager entre les lignes…2
Une employée de maison
et sa cireuse
BmL – Fonds Sylvestre
Au début du 20ème siècle, la structure de la société française est en pleine mutation ; l’exode rural, qui n’en est que l’un des symptômes, concentre de plus en plus la main d’œuvre en ville. Le secteur secondaire devient le premier pourvoyeur d’emploi : les usines lyonnaises attirent les travailleurs. Si les couches sociales les moins favorisées trouvent l’embauche en usine, elles délaissent la « domesticité ». Ainsi la bourgeoisie citadine peine à trouver les « petites mains ». Si l’offre d’emplois est supérieure à la demande, les candidats sont davantage regardants. Du coup, les nouvelles machines, si rares et coûteuses, sont vantées comme plus obéissantes… ou la machine comme substitut des petites gens.
La Vie Lyonnaise du samedi 27 septembre 1930 voit même dans les énergies nouvelles des remplaçants de valeur. Dans la rubrique « Du confort pour tous », on peut lire : « Le gaz et l’électricité sont en effet des serviteurs modèles, et le souci des constructeurs en un temps où la question domestique est devenue le grand souci des maîtresses de maison, a été de concevoir et réaliser, grâce à des énergies constamment disponibles, des appareils capables de suppléer à la main d’œuvre défaillante ».
Et si la structure de la société française est mouvante, la position de la femme évolue inévitablement. La machine va-t-elle l’aider, la remplacer ? Libération ou aliénation… Une chose est sûre : il faut penser les nouveaux besoins. Dans les années 1930, un peu après les années folles, les femmes commencent à travailler « pour de bon » et non plus seulement pour remplacer les hommes. Il faut donc s’organiser, soit par manque de temps, soit par manque de main d’œuvre domestique. La ligue d’organisation ménagère dispense la bonne parole à Paris, Suzanne Monin se fait un devoir de la relayer aux lecteurs aisés de La Vie Lyonnaise.
Le samedi 27 septembre 1930, on trouve sa chronique « Organisation ménagère : qu’est-ce-que l’organisation ? »
« Des outils, passons à l’ouvrier, c’est-à-dire la ménagère elle-même. La ménagère, c’est bien connu, tous les maris vous le diront, c’est une femme qui, chez elle, « tournicote ». Hélas ! c’est parfois bien vrai, nous tournicotons, c’est-à-dire que nous faisons dix pas pour un, et que nous pourrions éliminer vingt gestes inutiles pour ne garder que celui qui sert vraiment. Là encore que nous apprend l’organisation du travail ?
Ceci, de même que les mouvements de la machine sont étudiés pour fournir l’action efficace, nous avons aussi à considérer notre corps en tant que machine matérielle, et, pour mieux libérer notre esprit, rechercher la solution qui nous fera accomplir le maximum de travail avec le minimum de temps et surtout de fatigue.
« […] l’ordre profond, vital, et pour ainsi dire métaphysique, qui fait de l’organisation ménagère une discipline par-dessus tout intellectuelle, bien faite pour séduire la femme moderne et la ramener, sans la faire déchoir de ses plus légitimes ambitions d’être pensant, vers la place qui est naturellement la sienne : la famille et le foyer ».
En somme, ces nouvelles machines vont-elles aider les femmes à continuer leur nouvelle vie ou bien illuminer leur vie au foyer ?
André Lejay dresse un tableau de l’équipement en appareils électriques de plusieurs pays en 1932, pour 10 000 personnes.
Etats-Unis | Suisse | France | |
Fers à repasser | 1580 | 1750 | 850 |
Percolateurs et bouilloires | 490 | 520 | 200 |
Calorifères et radiateurs | 280 | 340 | 85 |
Fours | 180 | 460 | 8 |
Chauffe-eau | – | 360 | 7 |
Aspirateurs | 740 | – | 12 |
A la veille de la guerre, la France est en retard sur ses voisins. Mais pour consommer des biens électroménagers, encore faut-il simplement avoir un accès ou bien assez d’électricité… Cette lenteur est la conséquence du déploiement des lignes électriques en France.
En 1928, 28% des communes de France n’ont pas accès à l’électricité. En 1937, 4% des communes ne sont pas électrifiées. Bien plus que le « raccordement », le problème est celui de la puissance à l’arrivée. Encore une fois, la comparaison avec Internet est « éclairante »…
1928 | 27kw/heure |
1938 | 53kw/heure |
1954 | 99,2kw/heure |
1962 | 195kw/heure |
1987 | 1681kw/heure |
Evolution de la consommation
moyenne des foyers français
Avant la seconde Guerre Mondiale une multitude de compagnies privées se disputent le marché, ce qui entrave un déploiement rationnel des lignes et l’égalité des accès. Electricité de France, société nationalisée de production et de distribution, est créée en 1952.
Selon David Saul Landes, même après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des habitations des villes françaises ne présentent un équipement que de 2 à 3 ampères. A Paris, c’est au mieux 10 ampères dans les appartements les plus bourgeois.
BmL – Fonds Sylvestre
Histoire de la machine à laver
La fée et la servante
Anthropologie de l’électricité : les objets électriques dans la vie quotidienne en France
Histoire de la machine à laver
David Saul Landes, L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré, Gallimard – NRF, 1975
[actu]3 – Mille milliards de moules à gaufres ![actu]
L’après-guerre : la machine à consommer s’emballe
Il faut dix ans à la France pour se remettre des plaies de la Seconde Guerre mondiale. Les trente glorieuses démarrent et l’intensification du réseau électrique devient générale. La demande en appareils électroménagers suit rapidement. Mais en 1954, seulement 7,5% des foyers ont un réfrigérateur, 10% une machine à laver, 18 % un aspirateur. L’industrie lourde qui était auparavant prépondérante est rattrapée par l’industrie légère. On classe les appareils en différents secteurs : le « brun », télévision, poste de TSF et transistors naissants ; le « blanc », nettoyage, cuisine… Moulinex veut « libérer la femme »… L’« électrodomestique » est alors vécu comme un facteur d’égalité. Mais dès 1958, « Mon oncle » de Tati moque cette société de consommation naissante.
[actu]* Le progrès est un plat qui se mange frais[actu]
« Mieux vivre…plus confortablement, plus sainement »
« Au début de ce siècle [20ème], la ménagère n’avait pas besoin de réfrigérateur car elle sortait chaque jour acheter des produits frais ».
Les premiers réfrigérateurs apparaissent en France autour de 1929, mais ils sont pour la plupart importés. Le coût de ces appareils peut représenter jusqu’au quart de la valeur de l’habitation.
Pendant deux décennies, les moteurs à absorption et les moteurs à compression rivalisent. Les deuxièmes fournissent finalement le meilleur rendement ; ils seront gagnants.
A Villefranche-sur-Saône, l’entreprise Bonnet est pionnière en la matière. L’entreprise se spécialise dans le froid dès les années 1920 et emploie 400 salariés en 1922. Les professionnels sont d’abord visés (turbine à glace avec cuve bois, armoires frigorifiques pâtissières), machines à glaces et sorbets. Des études sont lancées entre 1930 et 1935 pour les réfrigérateurs ménagers. Ils seront fabriqués jusqu’en 1961.
Métallos caladois : Bonnet, Calor, Titan
[actu]* Les vestiges du lavoir[actu]
« Une révolution dans le blanchissage »
L’une des corvées les plus lourdes qui attend les ménagères depuis des générations est celle du nettoyage du linge. Dès 1928, Calor propose une machine à laver automatique. Elle est alors présentée par la petite Suzy, qui explique en de nombreuses pages comment s’en servir.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’entreprise abandonne le gros électroménager pour se spécialiser dans le petit équipement. Suzy disparaît en même temps des publicités. De jeunes femmes plus réalistes, plus séduisantes aussi, icônes d’une nouvelle modernité, deviennent l’argument publicitaire.
La société « Le Confort rationnel par l’électricité » s’installe à Gerland en 1945. En 1948, elle est refondée en Société Générale d’Appareillage électrique. En 1969, elle devient Compagnie d’Appareils Electroménagers (CIAPEM). Spécialisée dans les machines à laver, elle fabrique pour les marques Brandt, Thomson, Vedette. En 1970, la production en milliers d’appareils est de 330, en 1980 de 548. La Ciapem occupe alors plus de 35% du marché français. Après être passée de Brandt à Fagor, la CIAPEM devient la Société d’Innovation Technologique de Lyon (S.I.T.L.). Cette société évolue aujourd’hui vers le véhicule électrique industriel.
Une révolution dans le blanchissage
Gerland que j’aime : la vie du quartier : 1803-1983
Inventaire du Patrimoine Culturel de la Région Rhône-Alpes : Notice historique CIAPEM
[actu]* A Lyon, y’a l’éléctrophon qui son[actu]
« J’apporte la joie »
L’électrophone Teppaz, ou l’électrodomestique nomade et populaire… l’objet culte de la culture jeune des années 1960 pour les surprises-parties.
Marcel Teppaz fait ses armes dans une entreprise d’électricité lyonnaise : Ariane. Il est alors vendeur de postes de radio ; il est surnommé le « Lion de Lyon ». Autodidacte, il fonde sa première société rue Jarente (Lyon 2[^ème^]). Il sait rassembler les ingrédients qui feront de Teppaz un exportateur mondial d’électrophones. Il a les intuitions commerciales, techniques et pragmatiques.
C’est ainsi qu’il adjoint un moteur à la platine du phonographe. Alors que le disque microsillon vinyle apparaît en 1948, il se saisit en précurseur de l’utilisation industrielle du plastique en granulé. L’idée géniale est de miniaturiser l’électronique et de mettre le tout dans une valise, objet haut en couleurs.
La suite se joue sur le boulevard de la Croix-Rousse et à Craponne. La chaîne de production est entièrement maîtrisée : jamais de problème d’approvisionnement en pièces et fiabilité irréprochable. Ce sont alors quasiment 1 000 personnes qui travaillent chez Teppaz. L’entreprise qui se bat contre des géants comme Philipps, perd brutalement son capitaine en 1964. Mai 68 donne un rude coup à l’entreprise fragilisée. Enfin, les nouvelles technologies magnétiques (puis numériques) ont raison de son nom. Mais il reste les souvenirs des diplômes réussis et fêtés au son des valises Teppaz et les tubes « yéyé » écoutés un peu partout.
Alors, après ces histoires de cuisine, prenons donc un morceau de Vian en analogique :
« La complainte du progrès » – Chansons possibles et impossibles
« …Et si la belle se montre encore rebelle
On la fiche dehors, pour confier son sort
Au frigidaire
A l’efface-poussière
A la cuisinière
Au lit qu’est toujours fait
Au chauffe-savates
Au canon à patates
A l’éventre-tomates
A l’écorche-poulet »…
Quand Teppaz faisait tourner le monde : biographie de Marcel Teppaz
Conférence « Quand Marcel Teppaz faisait tourner le Monde » (Michel Loude)
De grandes entreprises, innovant dans la sphère domestique, ont marqué le territoire de la région Rhône-Alpes. Elles ont su capter, traduire, les nouveaux besoins de la société. A partir des années 1970 et 1980, les concentrations et les délocalisations transforment radicalement le paysage industriel local. Calor devient l’une des marques du groupe S.E.B. (Société d’Emboutissage de Bourgogne) en 1972. En 1975, celle-ci s’installe à Ecully et le groupe est aujourd’hui l’un des leaders mondiaux de l’électroménager.
Une autre entreprise de Rhône-Alpes s’est bâtie une renommée considérable et travaille pour partie sur le champ de la domotique. Focal conçoit et met en œuvre des enceintes haute fidélité pour l’habitation (en plus de l’embarqué). Jacques Mahul, journaliste Hi-Fi, fonde JMLab (Jacques Mahul Laboratoires, puis Focal) en 1979 à Saint-Etienne. La première enceinte (DB13) est vite reconnue pour la richesse des graves. Toujours entièrement fabriqué en France et principalement à Saint-Etienne, Focal continue l’innovation électroacoustique : la société introduit ainsi des fibres d’aramide (kevlar) et poursuit aujourd’hui vers la membrane sandwich Flax (fibres de lin et feuilles de verre).
[actu]Pour en savoir plus…[actu]
Etudes généralistes régionales :
Lyon 8e arrondissement : histoire et métamorphoses, Catherine Chambon, 2009
Vive le confort moderne !, Musée urbain Tony Garnier, 2013
Calor : une usine en perspective, Martine Arnaud-Goddet, 2006
Lyon, les années 70, Gérard Chauvy, 2007
Lyon, les années 60, Gérard Chauvy, 2005
Service de l’Inventaire du Patrimoine Culturel de la Région Rhône-Alpes : Présentation du patrimoine industriel de Lyon
Pour aller plus loin :
L’invention du confort, Olivier Le Goff, 1994
Technologies du quotidien : la complainte du progrès, Alain Gras et Catheline Morricot, 1992
60 ans d’arts ménagers, Jacques Rouaud, 1989-1993
Sociologie des techniques de la vie quotidienne, Alain Gras, 1992
Rouler plus vite, laver plus blanc : modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 60, Kristin Ross, 2006
Les arts ménagers, Josette Demory, 2007
Culture technique N°3 spécial, septembre 1980
Du luxe au confort , Bernard Barraqué, 1988
Le système des objets, Jean Baudrillard, 1968
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