Jim Thompson, le démon dans la peau

- temps de lecture approximatif de 8 minutes 8 min - Modifié le 31/05/2024 par tibogonin

Dans la réédition de son roman A hell of a woman datant de 2014, Markus Rottmann nous livre une biographie de seize pages sur Jim Thompson intitulée : « A hell of a life. L’histoire la plus dure de Jim Thompson est celle sur Jim Thompson. » Ce grand écrivain de romans noirs américain a en effet vécu une existence qui aurait pu tenir dans une ou plusieurs de ses œuvres. Et dans un sens, ce fut le cas.

Jeune Jim, laissé-pour-compte

Jim Thompson naît en 1906 dans l’État de l’Oklahoma dans le sud des Etats-Unis. Sa jeunesse marque le début d’une vie ponctuée par de nombreux troubles, dont l’alcoolisme. En effet, dès l’enfance, le grand père de Jim met un peu de whisky dans le lait de son petit déjeuner. Malheureusement pour lui, on ne peut pas choisir son grand-père pas plus qu’on ne peut choisir son père.

James Thompson a en effet relégué Jim au rang de fils indigne. Tandis que sa sœur est encouragée à faire de la musique, il est contraint de décrocher toutes sortes de jobs compliqués.

James est d’abord un shérif dans l’Oklahoma où il profite de sa position pour faire des magouilles mais ses fraudes le font quitter son poste.

Il se lance ensuite dans l’industrie du pétrole, ce qui l’amène à arnaquer Indiens et petits agriculteurs pour s’accaparer de nouvelles terres. Devenus millionnaires grâce à ce business lucrative et aux magouilles de James, les Thompson résident dans des villas imposantes ; mais c’est sans compter l’appât du gain de l’ancien shérif qui fait tout perdre à la famille.

C’est pourquoi Jim se retrouve propulsé dans le monde du travail pour subvenir aux besoins de la famille. Il est engagé à 16 ans comme groom dans un hôtel où il découvre un monde bien connu de son père, celui des petits et des grands trafics. Il devient en quelque sorte « le coursier de la pègre » et découvre ainsi un milieu qui, par la suite, prendra une grande place dans ses œuvres noires.

Malgré son jeune âge, Jim est alcoolique et enchaîne les dépressions nerveuses. En sortant d’un long séjour à l’hôpital, il découvre que son père a vidé son compte. Il décide alors de travailler sur les champs pétrolifères. Les conditions de travail sont déplorables, il ne se fait pas beaucoup d’argent. Cette vie rude le fait écrire alors qu’il se tue à la tâche, comme le mentionne Markus Rottmann :

« La nuit, il écrit et remplit de gros cahiers de notes avec des histoires d’une Amérique rêvée. Le jour, il voit mûrir les raisins de la colère »

Et c’est dans cette période de grande précarité que Jim découvre les écrits de Karl Marx :

« Lire Karl Marx sur les champs de pétrole a été le tournant de ma vie. Ma première formation véritable. Il m’a donné des mots pour comprendre ma vie »

Ainsi, Jim Thompson commence d’abord à écrire des nouvelles où il décrit avec réalisme l’exploitation et le travail dangereux des moins fortunés. Il s’insère dans le courant des Hobos stories.

Il espère trouver de la stabilité en publiant des nouvelles, mais elles ne sont pas vendeuses. Son œuvre est trop proche de ses aspirations politiques. Néanmoins, Jim Thompson prend par la suite un virage qui fait décoller sa carrière.

Un maître du hard-boiled

Avec la Grande Dépression, la société américaine veut fuir la réalité et les éditeurs publient un grand nombre de polars contaminés par la violence. Et jusqu’ici, la nouvelle la plus connue de Thompson est une histoire de détective. Il rencontre son public quand, dans les années trente, à partir de faits recueillis et de témoignages, il rédige de nombreux livres à suspense qu’on nomme les Murders for Millions.

Seulement, il faut attendre encore plusieurs années avant qu’il ne s’abandonne au genre littéraire pour lequel il est connu.

Afin qu’il puisse enfin percer, les Thompson déménagent à Los Angeles mais Jim ne s’en sort toujours pas. Il se convainc que sa vie est un échec, il arrive souvent qu’il se soule dans le caniveau. Pendant plusieurs années, à cause de dépressions nerveuses, de saignements à l’estomac et d’intoxications alcooliques, il passe beaucoup de temps à l’hôpital.

Il part ensuite à New York pour écrire en cinq semaines son premier roman, intitulé Ici et maintenant. C’est avec cette œuvre publiée en 1942 qu’il adopte définitivement un nouveau style et règles ses comptes avec le communisme :

« Plus jamais cette merde ésotérique rouge. A partir de maintenant, j’écris sur la vie, telle qu’elle est vraiment »

Jim Thompson s’inscrit dans un sous-genre littéraire du roman policier, proche du roman noir, nommé le hard-boiled qui connait son âge d’or aux Etats-Unis des années 20 jusqu’aux années 50. Les personnages y sont souvent des anti-héros comme ceux de Jim Thompson. Il les connait parfaitement car il s’inspire de son vécu pour délivrer des œuvres plus noires que noir. A travers des personnages qui lui ressemblent, il raconte ses misères : l’alcoolisme, la précarité, la dépression… Il écrit sur lui-même mais aussi sur les autres : sur la pègre, sur son père et sur tous les magouilleurs qu’il a pu rencontrer.

Son style est aussi reconnaissable par ses récits à la première personne. C’est comme s’il invitait son lectorat à entrer dans la tête du meurtrier et à opérer une sorte d’identification forcée qui met profondément mal à l’aise.

Jim Thompson a publié beaucoup de livres dans ce genre. Dans les années 50, il a en effet rédigé douze romans en dix-huit mois, dont un bon nombre de classiques, comme L’assassin qui est en moi, Nothing man ou encore A hell of a woman.

Le cinéma, pour la postérité

Jim Thompson a laissé une trace indélébile dans la littérature policière mais aussi au cinéma. Il se fait approcher par Stanley Kubrick, qui est un grand fan du romancier.

Les deux deviennent vite amis et travaillent ensemble sur le script de L’ultime razzia, adaptation du roman Clean Break de Lionel White, qui a ce quelque chose de « thompsonnien » dans son ambiance et ses dialogues. Ce film est la première grosse production hollywoodienne du réalisateur. Et le résultat est à la hauteur des moyens investis.

Constatant leur réussite, les deux compères s’associent de nouveau pour écrire une des plus grandes réussites de Kubrick, Les sentiers de la gloire, adapté du roman éponyme de Humphrey Cobb.

L’histoire de Thompson avec le cinéma s’écrit encore après sa mort en 1977, puisqu’un bon nombre de ses romans ont été adaptés sur grand écran, notamment en France.

D’abord en 1979, Alain Corneau adapte A hell of a woman avec Série noire. Patrick Dewaere incarne le personnage principal d’une grandiose manière et le génie de Thompson y est très bien transcrit.

L’autre adaptation cinématographique notable est le très grand Coup de torchon de Bertrand Tavernier, sorti en 1981. En proposant sa version du mythique Pottsville, 1280 habitants, le cinéaste nous livre une œuvre cynique de très haut vol.

Néanmoins, les Américains ne sont pas en reste. Un bon nombre de films outre-Atlantique se sont inspirés des œuvres de Thompson, dont deux Guet-Apens, d’abord en 1972 avec Steve McQueen puis en 1994, cette fois avec Alec Baldwin.

Après la sortie de Pottsville, 1280 habitants en 1964, les déceptions s’enchaînent et sa situation lui rappelle à quel point sa vie d’écrivain a été compliquée, pendant les périodes fastes comme non fastes. Ceci est justement illustré par un épisode qui s’est produit lors de l’une de ses brèves apparitions en tant que professeur. Quand ses élèves lui demandent ce qu’il conseillerait aux jeunes écrivains, il répond : « Devenez plombier ».

Pour aller plus loin

“La prouesse littéraire des livres de Thompson réside dans son obsession à cliniquement passer au crible les esprits déviants, prêts à exploser”

Stephen King

Il est conseillé de lire les livres réédités en Rivages/Noir qui sont des traductions récentes et qui sont bien plus pertinentes que les précédentes, des passages ayant été complètement supprimés dans les premières versions françaises. A hell of a woman est une exception avec sa magnifique version des éditions La Baconnière qui comprend de belles images d’illustration et la biographie de Jim Thompson, A hell of a life, signée Markus Rottmann. 

Bibliographie sélective de Jim Thompson :

Filmographie sélective :

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