Hard-boiled, un polar noir made in USA

- temps de lecture approximatif de 9 minutes 9 min - Modifié le 08/12/2022 par Yôzô-san

« O.K., Marlowe, dis-je entre mes dents, tu es un coriace. [...] Tu t'es fait sonner deux fois, étrangler une, écrabouiller la gueule à coups de crosse de revolver... enfin, de quoi faire tourner n'importe qui en bourrique. [...] Et après ? En voilà une histoire ! C'est les petits ennuis du métier, du tout-venant. » Raymond Chandler

N° de la revue pulp Black Mask de Septembre 1929
N° de la revue pulp Black Mask de Septembre 1929

Décembre 1922, il y a tout juste cent ans, le magazine pulp Black Mask publiait une nouvelle de Carroll John Daly qui allait révolutionner le polar tel qu’on le connaissait alors, Le faux Burton Combs, première fiction avec l’archétype du détective privé façon roman noir. On y suit un privé — jamais nommé dans le texte — qui se fait embaucher par un certain Burton Combs. Sa mission est simple : partir à Nantucket où il devra se faire passer pour lui. Il faut dire que ce dernier craint d’être victime d’un complot visant à l’éliminer. Avec ce texte, Daly pose sans le savoir les bases d’un nouveau sous-genre policier qui allait faire fureur : le hard-boiled, et plus largement, le roman noir.

 

Une genèse liée à l’histoire américaine

Robert Mitchum, inoubliable dans son interprétation du détective privé poursuivi par son passé dans La griffe du passé de Jacques Tourneur (1947)

Un nouveau genre de détective…

Au moment où toute l’Europe se passionne pour les romans à énigme d’Arthur Conan Doyle, Agatha Christie et Gaston Leroux, aux USA un autre type de roman policier voit le jour, centré non pas sur la résolution d’un mystère ou d’un crime, mais sur le monde du crime en lui-même. Si les détectives du Vieux Continent sont des êtres policés, souvent dépeints comme des érudits qui vont démêler les intrigues les plus retorses grâce à leur intellect aiguisé, l’investigateur à l’œuvre dans le hard-boiled tient quant à lui plus de l’anti-héros. C’est généralement un détective privé, souvent alcoolique, pas forcément des plus brillants, et dont les façons de faire s’apparentent à celles des criminels. Ce qui va avant tout caractériser l’enquêteur dans l’univers sombre du hard-boiled, c’est sa capacité à encaisser les coups et sa ténacité, car jamais, même face à des adversaires plus coriaces ou plus puissants, il ne lâche l’affaire. D’où le nom hard-boiled qui signifie en anglais « dur à cuire ». Mais comment à la même époque, deux genres policiers aussi opposés ont pu voir le jour ?

Fiche anthropométrique d’Alphonse Bertillon lui-même

On associe généralement le développement du roman à énigme et de la figure du détective intellectuel au fait que cette période historique soit marquée par l’avènement des sciences. De fait, c’est à ce moment-là que va émerger l’idée d’appliquer méthodes et processus scientifiques aux investigations policières, notamment avec les travaux d’Alphonse Bertillon qui va travailler au développement de la photographie des scènes de crimes avec Rodolphe Archibald Reiss (outil déterminant pour pouvoir reconstituer le déroulement des faits) et du signalement anthropométrique qui permet une identification des criminels basée sur des observations médicales, des photos de face et de profil, et ses empreintes digitales.

… né de la corruption

Parallèlement à cela, les USA, sous l’influence des ligues de tempérance et d’une vague de puritanisme religieux, vont instaurer la Prohibition. Une mesure qui va avoir un effet pour le moins inattendu : l’essor du crime organisé. La vente d’alcool devenue illégale, le milieu criminel va répondre à la demande de la population. De fait, en approvisionnant night-clubs et speakeasies, les criminels sortent de l’ombre et deviennent pour beaucoup des figures familières. Devenant eux-mêmes hors-la-loi en cherchant à se procurer whisky, bière ou vin, pour des millions d’Américains le mur que la morale dressait entre eux et le monde du crime s’effrite.

Al Capone en couverture du Time Magazine de Novembre 1930

Avec ce trafic, de grandes figures criminelles vont émerger, parmi lesquelles celle d’Al Capone qui va devenir la coqueluche des médias qui se pressent devant sa porte pour l’interviewer, pour le plus grand bonheur du public qui en redemande toujours plus. En outre, comme l’explique Annick Foucrier dans La réalité et la fiction : les gangsters et leurs (non-) représentations « les sommes considérables que les gangsters retirent de la contrebande d’alcool leur donnent les moyens d’acheter policiers, politiciens et hommes de loi ». Dans ce contexte de corruption massive où le citoyen lambda hésite à deux fois avant de s’adresser à la police, ne sachant quel flic est honnête (problème qui s’aggravera avec la Dépression de 1929), les agences de détectives privés vont faire recette. Et si c’est bien en France qu’est née la toute première agence (tenue par Vidocq lui-même), c’est aux USA que le privé va s’imposer comme un organe légitime de la justice. De fait dans l’Amérique des années 20, le privé est « l’ homme de la situation ».

 

Petite recette pour hard-boiled réussi

La ville

Photo de Dashiell Hammett utilisée sur la jaquette américaine de L’Introuvable

Qu’il s’agisse de Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Chester Himes, Paul Caine ou Mickey Spillane, tous reprendront à leur compte les codes inaugurés par Carroll John Daly dans Le faux Burton Combs. Outre cette figure du détective privé qu’ils partagent, les romans de l’école hard-boiled se caractérisent par leur contexte urbain. Véritable entité, la ville et plus particulièrement ses bas -fonds sont au cœur de cette veine romanesque. Deux auteurs en particulier excelleront dans cet exercice : Dashiell Hammett et Chester Himes. Chez eux, la ville est un personnage à part entière et donne l’impression d’être une force vive qui broie les hommes et contre laquelle la lutte semble perdue d’avance. Souvent grise, mise en scène de nuit et bien évidemment dangereuse, elle porte les stigmates de la corruption morale de ses habitants. Elle représente pour ainsi dire l’envers du rêve américain.

« J’ai d’abord entendu Personville prononcé ” Poisonville ” au bar du Big Ship à Butte. C’était par un rouquin nommé Hickey Dewey, ouvrier chargeur à la mine. Il disait aussi ” T-shoit ” au lieu de ” T-shirt “. Je n’ai rien pensé alors de ce qu’il avait fait subir au nom de la ville. (…) Quelques années plus tard, je suis allé à Personville et j’ai compris. »  Dashiell Hammett, La moisson rouge

La femme

Parmi les dangers omniprésents qui guettent notre détective privé, le plus célèbre est certainement la femme fatale.

La femme fatale, une femme qui n’a pas besoin qu’on la défende… Black Mask n°2, Février 1942

Digne héritière de Mme de Merteuil et de Mata-Hari, elle se caractérise elle aussi par une beauté et un pouvoir d’attraction dont elle joue pour parvenir à ses fins. Ce personnage archétypal, auquel on peut reprocher de donner une image peu reluisante de la femme en la réduisant au rôle de tentatrice-manipulatrice, est bien plus complexe qu’il n’y parait. Avant cela dans la littérature policière, à l’exception près du personnage de Miss Marple qui est créé par une femme (Agatha Christie), la femme est le plus souvent la victime et n’apparaît dans le récit que sur un mode passif. Elle est celle que le héros doit protéger ou venger, voire le trophée avec lequel il repart sous le bras une fois l’affaire résolue. Dans le hard-boiled (et plus tard dans le roman noir) la femme fatale est l’égale du détective en matière d’intellect. Elle est à la fois un rival qui parvient à le mystifier et possède une réelle agentivité sur l’histoire. De fait, ce sous-genre policier émancipe la femme en lui  conférant les mêmes compétences et mêmes aspirations que ses homologues masculins, à savoir l’argent, le pouvoir et la liberté ainsi que l’explique l’universitaire Veronika Pituková dans Clash of desires : detective vs. femme fatale.

« J’ai su alors ce que j’avais fait. J’avais tué un homme. J’avais tué un homme pour obtenir une femme. Je m’étais mis en son pouvoir, de sorte qu’il y avait une personne au monde qui, si elle me pointait du doigt, causerait ma mort. J’avais fait tout ça pour elle, et je ne voulais plus jamais la revoir aussi longtemps que je vivrais. »  James M. Cain, Assurance sur la mort

Cependant, parce qu’elle ne reste pas à la place que la société patriarcale lui a attribuée, ses tentatives sont forcément vouées à l’échec et elle finit toujours par être punie. De la même façon que la ville roule sur le détective, dans cette littérature foncièrement pessimiste, l’ordre social établi écrase la femme qui tente de briser ses chaînes à l’instar de Phyllis dans Assurance sur la mort qui finit tuée par l’homme qu’elle aime et qu’elle a manipulé, ou de Kathie qui meurt sous les balles de la police avec son amant dans Pendez-moi haut et court (aussi connu sous le titre La griffe du passé) de Geoffrey Homes.

Le style

Du point de vue de la construction, le hard-boiled est également très codifié. Jamais l’histoire n’est aussi simple qu’on essaye de le faire croire au détective au moment de son embauche, et toujours on a affaire à des intrigues à tiroirs car tout ici n’est que faux-semblants.

Couverture de la 1e édition du Le faucon maltais

Un des meilleurs exemples de ce type d’intrigue reste Le faucon maltais de Dashiell Hammett dans lequel personne n’est ce qu’il prétend être, pas même le fameux faucon. Du point de vue du style, il s’agit d’ouvrages écrits à la première personne, dont le narrateur est, on s’en doute, le détective privé. Au cinéma, cela se traduira par l’utilisation de la voix off pour nous plonger dans son intériorité, ou même du 1er film entièrement tourné en caméra subjective, avec La dame du lac adapté du roman éponyme de Chandler. Mettant en scène les bas-fonds avec un réalisme sans fard  ̶   jeu dangereux à une période où la censure est encore bien active, comme le découvriront Hammett, Spillane, Latimer ou M. Cain   ̶   le hard-boiled utilise l’argot de la rue, ainsi que des tournures pour le moins colorées qui confinent à la phrase culte.

« La chambre était aussi sombre que les perspectives d’avenir d’un politicien honnête. »  Dashiell Hammett, Le grand braquage.

 

Genre férocement ancré dans son époque, le hard-boiled a quasiment disparu aujourd’hui des présentoirs à nouveautés des libraires. Après avoir donné naissance à l’âge d’or du cinéma américain,  le détective privé a laissé la place au flic, au journaliste ou au truand dans la littérature comme à l’écran, tout en conservant une bonne partie des codes que l’on peut retrouver dans des films comme Blade Runner ou même Qui veut la peau de Roger Rabbit ?.

Si de nombreux auteurs ont succombé à la tentation du hard-boiled jusqu’à la fin des années 60, rares sont ceux qui s’y essaient encore, à quelques exceptions près. On peut ainsi citer le déjanté Artères souterraines de Warren Ellis (2010), l’hilarant Frank Sinatra dans un mixeur de Matthew Mc Bride (2015), ou l’exceptionnel Stoneburner de William Gay (2019). En revanche, le genre s’exporte beaucoup dans la BD avec d’excellentes œuvres parues ces dernières années comme Caboche de Fialkov, Le privé d’Hollywood de Bocquet, Rivière et Berthet, Blacksad de Canales et Guardino dont le sixième opus est sorti en 2021, ou encore Trouble is my business de Taniguchi. Une approche différente et ô combien réjouissante du hard-boiled.

Ancienne carte de visite de la Pinkerton – United State of America’s Library of Congress

Pour aller plus loin :

Cinq hard-boiled à découvrir…

… et quelques essais :

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One thought on “Hard-boiled, un polar noir made in USA”

  1. Ida Veil dit :

    Merci beaucoup pour ce bel article et hommage à ce genre de littérature !

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