Quand l’art rime avec polar !

- temps de lecture approximatif de 18 minutes 18 min - Modifié le 15/03/2023 par Elodie G.

"Ceux pour qui nous éprouvons le plus d'affection sont souvent les pires criminels" Virginia Woolf, Les essais choisis (2015)

La 19e édition du festival lyonnais Quais du Polar débute dans quelques jours, à la grande joie des aficionados du roman policier !

Cette année, les auteurs sont invités à participer à des rencontres dans les bibliothèques, librairies, cinémas et théâtres lyonnais mais également à des projets artistiques dans les musées.

Et pour cause, le thème criminel a de tout temps inspiré les créateurs et investi les arts visuels. C’est donc l’occasion ici de plonger dans les tréfonds obscurs de l’art ! Etes-vous prêts ?

Quand l’art met en scène crimes et châtiments

Le crime et la justice dans l’art

Le livre de Christos Markogiannakis (Scènes de crime au Louvre : une enquête criminartistique, 2017) nous invite à parcourir, tel un enquêteur sur une scène de crime, une trentaine d’œuvres d’art d’époques et de styles différents qui ont une chose en commun : représenter des meurtres mythologiques, historiques, réels ou fictifs, factuels, symboliques ou métaphoriques.

Ces œuvres présentes au Louvre peuvent se regrouper en différents topos : les crimes mythologiques, bibliques ou polico-religieux, les crimes d’honneur, les régicides, les infanticides, etc. Découvrons en quelques-uns !

L’archétype de l’intrigue policière

C. Markogiannakis présente la figure d’Œdipe comme l’archétype de l’intrigue policière. Ce protagoniste de la tragédie de Sophocle est représenté notamment en 1808 par Ingres dans sa peinture Œdipe explique l’énigme du Sphinx.
Sur ce tableau, nous voyons Œdipe debout en face du Sphinx, venant de fuir le royaume de Corinthe pour échapper à une horrible prophétie. L’intelligence d’Œdipe en lui permettant de traverser l’épreuve du Sphinx va sceller son destin comme on le sait… Se dessine déjà l’épilogue qui fera la pleine lumière sur les crimes (parricide, régicide, inceste) sous la forme d’un retournement tragique.

L’archétype du tueur en série

La figure de Thésée, quant à elle, représente pour C. Markogiannakis, l’archétype du tueur en série. Le sculpteur Antoine-Louis Barye la représente à travers deux bronzes : Thésée combattant le Minotaure (entre 1855 et 1874) et Thésée combattant le centaure Biénor (1877).
Nous y voyons Thésée tuer deux victimes différentes, respectivement le Minotaure et le Centaure. La mythologie grecque raconte également que lors de son premier voyage à Athènes, Thésée tua en chemin une demi-douzaine de personnes…

Thésée combattant le Minotaure, de Antoine-Louis Barye, vers 1843. Libre de droit (CCO),  Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Thésée combattant le Minotaure, de Antoine-Louis Barye, vers 1843. Libre de droit (CCO). Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Les crimes de la Bible

Les crimes de la Bible sont également un motif très représenté dans l’histoire de l’art.
Le crime de Caïn, acte fondateur de tous les meurtres, a été mis en scène par de nombreux artistes : Falguière dans Etude pour la figure de Caïn (1876), Gustave Moreau dans La Vie de l’Humanité : l’Age de fer, Caïn, ou George Grosz dans Caïn ou Hitler en enfer (1944).
Nous pouvons aussi citer la figure de Salomé qui a été à travers les siècles une source d’inspiration pour les artistes. Dans le tableau Salomé reçoit la tête de Saint-Jean Baptiste (début XVIème siècle) de Bernardino Luini, la main du bourreau surgit de l’ombre pour tendre à Salomé la tête fraîchement décapitée de Jean-Baptiste dans un plat d’argent. Salomé semble s’apprêter à offrir cette tête à sa mère, l’auteure morale du crime.

Dans ce tableau, “Elle restera dans la mémoire collective comme celle qui a sur les mains le sang d’un innocent”.

C. Markogiannakis, Scènes de crime au Louvre : une enquête criminartistique
Judith coupant la tête d'Holopherne d'après Rubens, Cornelis de Galle, Cornelis (dit Galle le Vieux), Graveur 17ème siècle, Libre de droit (CCO),  Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Judith coupant la tête d’Holopherne d’après Rubens. Cornelis de Galle, Graveur 17ème siècle. Libre de droit (CCO). Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Les massacres politiques et religieux

Les massacres politiques et religieux sont également un topos récurrent dans l’art, que nous retrouvons dans le tableau Les Massacres du triumvirat (1566) de Antoine Caron.
Selon C. Markogiannakis, ce tableau permet deux lectures. La première lecture factuelle se réfère au massacre politique du triumvirat suite à l’assassinat de César en 42 av J.-C. : on voit les trois chefs Marc-Antoine, Lépide et Octave réunis sous une tente à l’intérieur du Colisée, observant la bonne exécution de leurs ordres. La seconde lecture métaphorique se réfère à des événements contemporains de l’époque du peintre : le triumvirat catholique de 1561 avec François de Guise, Anne de Montmorency et Jacques Albon de Saint-André. 

“Exécutée en 1566 la peinture d’Antoine Caron pourrait se référer au massacre de Vassy : le 1er mars 1562 une centaine de protestants ont été tués par les hommes du duc François de Guise”.
“Cette mise en scène  vaut finalement comme métaphore de tout massacre, quels qu’en soient les motifs –politiques, religieux, ou autres-, qu’il prenne place dans l’Antiquité ou au XXIe siècle”.

C. Markogiannakis, Scènes de crime au Louvre : une enquête criminartistique

La représentation de la Justice

Les représentations du crime sont aussi liées aux représentations de la justice, comme on le voit dans le tableau de Pierre-Paul Prud’hon : La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime (1808).
A l’époque de la gloire du peintre, le tableau était accroché dans la salle du tribunal criminel du Palais de justice de Paris. Au centre nous voyons le corps sans vie d’un jeune homme. A gauche, le meurtrier qui tient encore l’arme du crime, est poursuivi par deux figures ailées, Thémis tenant une balance et une épée (la Justice) et Némésis tenant une torche (la Vengeance divine).

La figure de ce meurtrier “semble trait pour trait au portrait physique que Cesare Lombroso le père de la criminologie dressera dans la seconde moitié du XIXème siècle du criminel. Il s’agit dans ce tableau pas seulement de l’archétype du criminel mais aussi du Crime personnifié. Cette scène apparaît comme une allégorie de la Justice”.

C. Markogiannakis, Scènes de crime au Louvre : une enquête criminartistique
Assassinat de Jean-Paul Marat par Charlotte Corday le 13 juillet 1793. Révolution française. Pellegrini, Domenico , Auteur du modèle, 18ème siècle. Libre de droit (CCO),  Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Etude pour La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime, Pierre-Paul Prud’hon, Auteur du modèle, 1805. Libre de droit (CCO),  Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Crimes et châtiments à travers une exposition

L’exposition 2010 du musée d’Orsay Crime et Châtiment dont le titre est emprunté au célèbre roman de Dostoïevski, rassemblait 475 œuvres d’arts explorant la représentation des crimes et des châtiments, plus particulièrement la peine de mort, dans les arts visuels au cours des XIXème et XXème siècle.

La figure du criminel dans l’art du XIXème siècle

Au XIXème, le fait criminel revêt une audience considérable avec l’émergence des journaux illustrés à grand tirage.
Le crime s’installe alors dans l’inspiration néoclassique et romantique sous les formes du sujet pittoresque (Les brigands et leurs forfaits vus par Goya dans Bandidos fusilando a sus prisioneros), littéraire (Füssli interprétant des scènes de l’épopée des Nibelungen) ou encore fantasmatique (la sorcière des Caprices de Goya).
La période de la Révolution traversée d’assassinats politiques nourrit aussi beaucoup l’inspiration des artistes, notamment l’assassinat de Marat par Charlotte Corday. Dans le tableau de Paul Baudry (1860) la mort de Marat est revisitée par une approche psychologique du crime, alors que dans La Femme au stylet (1931), Picasso explore la dimension sexuelle du sujet.

Assassinat de Jean-Paul Marat par Charlotte Corday le 13 juillet 1793. Révolution française. Pellegrini, Domenico , Auteur du modèle, 18ème siècle. Libre de droit (CCO),  Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Assassinat de Jean-Paul Marat par Charlotte Corday le 13 juillet 1793. Pellegrini, Domenico, 18ème siècle. Libre de droit (CCO). Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

La question de la peine capitale dans l’art du XIXème et du XXème siècle

Cette exposition explore plus particulièrement le thème du châtiment, notamment de la peine capitale, sur une période de deux siècles durant laquelle la légitimité de la peine de mort, finalement abolie en 1981, a nourri des débats passionnés.
Cette question hante l’imaginaire des artistes du XIXème avec la représentation des têtes coupées : de Géricault à Redon en passant par les fragments anatomiques de Rodin. L’exécution capitale dénoncée dans les dessins de Victor Hugo questionne aussi des artistes comme Carel Willink dans The Execution. Andy Wahrol en résume toute l’horreur en montrant une chaise électrique vide en 1967 dans Big Electric Chair.

L’essor des sciences de la criminologie moderne à travers l’art

A la fin du XIXème, la criminologie devient une science nommée « anthropologie criminelle » qui développe une approche scientifique du tempérament délinquant. On cherche à démontrer que les constantes du criminel s’inscriraient dans sa physiologie même. De telles théories ont une influence considérable sur la peinture, la sculpture ou la photographie.
Ainsi, la photographie (anthropométries de Bertillon) fournit un matériau à l’anthropologie criminelle théorisée par Cesare Lombroso (1876) et Max Nordau (1894).

On le voit, la double thématique crime et justice est une source d’inspiration inépuisable pour les artistes. Au point qu’elle s’immisce également dans le monde même des acteurs de l’art en défrayant la chronique régulièrement !

Quand l’art défraie la chronique

Les faux et les vols

Dans La vie étrange des objets : histoire de la curiosité la vie étrange des objets, Maurice Rheims témoigne des nombreuses vicissitudes que suppose l’histoire des tableaux et des sculptures célèbres.
On citera notamment les tribulations du retable l’agneau mystique des frères Van Eyck, achevé en 1432. Le matin du 11 avril 1934, la ville de Gand s’éveille dans la stupeur : deux panneaux du retable (les Juges intègres et Saint Jean Baptiste) ont été dérobés de la Cathédrale Saint-Bavon ! Le panneau Saint Jean Baptiste sera restitué de manière anonyme. Celui des Juges intègres, en revanche, demeure encore aujourd’hui introuvable…

Pour le faux, on pense à l’affaire Greenhalgh, cette famille anglaise ayant dupé de nombreux musées et ayant sévi aussi bien dans la période pharaonique que celle du XXème siècle.
Ils travaillaient en famille : le fils Shaun copiait et les parents retraités, George et Olive, vendaient. Autodidacte, Shaun aurait réalisé environ 120 faux depuis 1989. Ce trafic durerait sans doute encore si Shaun n’avait fait une faute d’orthographe. En octobre 2005, un retraité propose au British Museum trois reliefs assyriens. Le musée envisage d’en acheter un mais constatant une faute dans l’écriture cunéiforme, alerte alors Scotland Yard :

“C’est le début d’une histoire incroyable. Dans la petite maison de brique rouge, les policiers trouvent des piles de livres d’art, des pierres à demi sculptées, ou encore, juché sur le frigo, un four destiné à fondre des métaux précieux”.

Le Monde

Après avoir arrêté la famille, les policiers se mettent en quête de leurs œuvres dispersées de par le monde. Pour l’instant, ils n’en ont repéré qu’une demi-douzaine !

Autres escroqueries en tous genres

On citera en France les méandres judiciaires de la famille Wildenstein : le procès de Guy Wildenstein, richissime héritier de 70 ans de cette lignée de marchands d’art. La valeur du trésor familial, composé d’œuvres signées Bonnard, Manet, Caravage, Berthe Morisot ou Picasso, n’a cessé de croître au fil des générations. Mais, en ayant recours à des bataillons de conseillers, les héritiers ont organisé une évasion fiscale de grande ampleur, qui leur est aujourd’hui reprochée… En octobre 2010, le parquet de Paris ouvrait une enquête pour corruption et trafic d’influence !

Enfin, citons l’affaire rocambolesque « Anthony Blunt », célèbre historien de l’art, expert de Nicolas Poussin et conservateur des collections de la reine Elizabeth. En 1979, l’Angleterre découvre avec stupeur que cet éminent historien d’art anobli par la reine a été pendant près de vingt ans un espion soviétique !

L’enquête au cœur même du travail artistique

Certains artistes sont eux-mêmes des détectives, comme la photographe Sophie Calle qui a commencé en prenant des inconnus en filature… En effet, Suite Vénitienne (1980-1994) constitue une des œuvres-clé des débuts de l’artiste française Sophie Calle. Il s’agit de la discrète poursuite, à Venise, d’un homme qu’elle connaît à peine.
La combinaison des images floues semblant prises à la dérobée, de cartes indiquant les itinéraires de l’enquête et de textes, écrits à la manière de notes d’un détective où se mêlent des pensées personnelles, contribue au suspense narratif et pastiche le roman policier.
D’emblée, elle associe l’image au texte dans un jeu constant entre fiction et autobiographie, qui devient sa marque de fabrique.

Le catalogue d’exposition Sophie Calle : M’as-tu vue ? (2003-2004) présente son œuvre photographique autour de cinq thèmes dont les filatures, enquêtes et disparitions. Dans Disparitions (2000) Sophie Calle a photographié les espaces laissés vides du musée de Boston suite au vol de six tableaux de Rembrandt, Manet, Flinck et Vermeer, de cinq dessins de Degas, d’un vase et d’un aigle napoléonien.

On ne s’étonnera donc pas que l’art si romanesque en son sein soit une source d’inspiration pour les écrivains !

Quand l’art devient source d’inspiration pour les écrivains

Les polars emblématiques sur l’art

Depuis les aventures extraordinaires d’Arsène Lupin de Maurice Leblanc, les romans tournant autour du sujet de l’art ne manquent pas sur les rayons des bibliothèques ! En voici quelques-uns à retrouver à la BML !

Parmi les romans les plus emblématiques on peut citer Le tableau du Maître flamand (1990) signé du maître du polar espagnol : Arturo Pérez-Reverte. D’ailleurs, pour sa nouvelle édition 2023, Quais du Polar partira à la découverte du polar espagnol qui, à l’image du polar français, connaît un nouvel essor depuis le milieu des années 2000. A cette occasion l’Influx publie Viva el Polar !

On pense également à L’art du meurtre (2020) de Chrystel Duchamp, Le mystère Caravage (2021) de Peter Dempf, Artifices (2021) de Claire Berest, La femme au manteau bleu (2021) de Deon Meyer, ou encore La nymphe endormie (2019) de Ilaria Tuti.

Citons enfin les romans policiers de l’historien d’art Adrien Goetz, comme Intrigue en Egypte : une enquête de Pénélope (2020).

Les polars de la rentrée littéraire sur l’art

Parmi les romans de la rentrée littéraire nous vous invitons à lire La main sur le cœur (2022) de Yves Harté
Ce récit nous emporte, tel un road trip, vers l’Espagne du XVIème siècle sur les traces d’un chevalier peint par Le Greco dans son tableau iconique de 1580 Le chevalier à la main sur la poitrine.
En 2014, l’auteur se rend à une exposition à Tolède pour le 400ème anniversaire de la mort du peintre et découvre que le modèle ne serait pas ce gentilhomme que l’histoire de l’art a reconnu mais que le tableau serait le portrait d’un autre homme à la vie romanesque : Juan de Silva y Silveria, aventurier et courtisan de Philippe II….

Nous vous invitons aussi à vous plonger dans le dernier livre de Marie Lebey La valeur des rêves pensé comme une enquête autour d’une question centrale : comment Moustipic, chef-d’œuvre fictif d’Alexander Calder, a-t-il pu atterrir dans un club de vacances, où il servait d’étendoir pour maillots de bain ?

Conclusion

Nous l’avons vu, les liens entre art et polar sont inépuisables, tant l’art est propice aux énigmes et aux investigations !

René Magritte illustre parfaitement cette influence réciproque entre art et polar. Son œuvre influencée fortement par la figure de Fantômas, que l’on pense à son tableau Retour de Flamme (1943) ou à L’assassin menacé (1926), inspirera elle-même Nadine Monfils, romancière contemporaine de la série policière Les Folles enquêtes de Magritte et Georgette.

Les scènes de crimes et de châtiments sont des sujets artistiques à part entière mais le monde de l’art n’est pas exempt lui-même de romanesque : le marché prend parfois l’apparence d’une mafia, les faussaires sont des criminels et certains artistes eux-mêmes prennent l’allure de détectives, telle la photographe Sophie Calle prenant des inconnus en filature…

Nous vous invitons donc à apprécier les liens si envoûtants entre art et polar lors du festival lyonnais Quai du Polar à la Bibliothèque de Lyon mais également à travers des musées, comme le MAC qui propose un parcours dans les expositions avec l’autrice Johana Gustawsson.

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